Les concepts

 L’Etat de Droit (1979)

 

 

 

 

Qu'est-ce que l'Etat de droit? A cette question, de nombreux juristes répondent volontiers : `« Tout Etat où il y a du droit, de la loi, des constitutions. » Cette définition ample, flottante presque, nous l'avons rajustée pour désigner exclusivement le nouveau type d'Etat qui a émerge, en Europe extrême-occidentale entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, notamment en France, en Angleterre et en Hollande et que l'historiographie appelle "volontiers l'Etat-nation. L'Etat de droit est l'Etat où la puissance est soumise au droit et assujettie à la loi Lorsque la Révolution française déclara en 1791 : « Il n'y a pas en France d'autorité, supérieure à la loi », elle n'inaugurait pas l'Etat de droit, mais résumait l'aboutissement d'un processus pluri-séculaire. Tôt commencée, la gestation de l'Etat de droit remonte à la fin du Moyen-âge. A mesure que l'Etat grandit, prend forme et force, croît, se complique et se précise avec la réception ou la relégation du droit romain, la rédaction des coutumiers, la collation et là reformation des codes, un long et lent processus par lequel le droit imprègne la société et investit l’Etat. Mais avant d’entreprendre une histoire de l’Etat de droit, il faudrait en dire les difficultés.

 

L’histoire politique a, depuis une cinquantaine d’années, subi un véritable effondrement. Alors que l’histoire économique et celle des luttes sociales connaissaient un essor remarquable, celle des faits politiques tombait dans l’oubli. Aux difficultés propres à l’histoire politique s’ajoutent les difficultés particulières à l’histoire de l’Etat. Disons en bref, la sous-estimation du droit et des institutions. L’histoire de l’Etat doit en effet affronter des préjugés qui lui sont défavorables : les présupposés de la sociologie politique moderne. L’éclat des œuvres de Montesquieu et Tocqueville semble avoir éclipsé aux yeux lassés des historiens eux-mêmes, les grands travaux d’histoire du droit et des institutions que nous devons au labeur des Dareste, Cheruel, Glasson, Chenon Olivier-Martin, les successeurs de Guizot, Taine et Boutmy. Le désavantage tient à l’opacification de la terminologie classique par un lexique trop récent. Montesquieu et Tocqueville ont des obsessions modernes, trop modernes, celles qui par eux et après eux sont devenues les nôtres : la société contre l’Etat, le despotisme, la démocratie… Tous deux manquent l’Etat de droit par ce qu’ils négligent l’Etat en tant que tel et rapportent toutes les différences des régimes politiques à des modifications de la société dans les termes inconnus aux classiques.

 

Or, sans prise en considération du droit et des institutions qui constituent les différences spécifiques dû genre étatique, il n'y a pas d'histoire de l'Etat, il n'y a, comme le souhaitait Marx, qu'une histoire des sociétés.

 

Il faut avouer notre dette à l'égard des historiens du droit politique dont les intérêts, les réflexions, la- langue elle-même nous ont guide vers les légistes de l'Etat de droit. A étudier en série les écrits des légistes et des philosophes jusnaturalistes, on voit en effet se développer, sous forme d’un consensus au moins négatif, une nouvelle théorie politique qui s'articule en trois points : une doctrine du pouvoir, une doctrine des droits individuels, une morale politique de la loi. C'est cette théorie qui constitue en quelque sorte un « idéal-type » de l'Etat de droit que l'on voudrait commencer par restituer.

 

Il n’y a pas un Etat mais des Etats, rien n'empêchera le partage entre les Etats de droit et les Etats despotes. Les Etats de droit dont la liste se trouve actuellement réduite à l'Europe de l'Ouest et à l'Amérique du Nord ont tôt dégagé leurs principes, avant les" révolutions du capitalisme dans un mouvement antiseigneurial et anti-esclavagiste. A la question « Qu'est-ce qu'un esclave ? », légistes et doctrinaires classiques répondaient : « C'est un homme privé du droit parce que dépossédé du droit de s'approprier les choses et d'abord sa propre vie. » A la question inverse : « Qu'est-ce qu'un homme libre? », ils rétorquaient : « C'est un homme qui a des droits parce qu'il n'est` pas soumis à l'imperium ni assujetti au dominium, ni maîtrisé ni subjugué parce qu'il est un sujet, un citoyen, une personne. » Les Etats de droit n'ont pas seulement juridifié la société seigneuriale ou civilisé une communauté guerrière; ni seulement substitué l'horizon de la paix civile à celui des guerres privées; ni seulement encore échangé le droit contre la force... Ils ont fait plus, ils ont juridifié la politique et constitutionnalisé le pouvoir…

 

C'est à tort qu'on impute la responsabilité de ce mouvement à l'extension d'un droit romain retrouvé. Mais pour sortir de la société esclavagiste qui a produit le droit romain, pour rompre enfin avec l’'antiquite politique que prolonge dans le servage la féodalité, il fallait un autre exemple et un autre modèle. Le droit romain ne flèche pas la sortie, du mode de production esclavagiste et de la, philosophie politique esclavagiste. Le défilé jugulaire, le passage obligé parce que le seul frayé à l'émancipation de l'esclavage est religieux; sa cartographie est consignée dans les Ecritures. Le livre de" la libération de l'esclavage, c'est la Bible et c'est à la Bible que les Etats de droit sont retournés lorsqu'ils ont choisi l'émancipation par la loi…

 

Blandine Kriegel, L'Etat et les esclaves, Paris, Calmann-Lévy, 1979, p. 230-231, pp. 22-26.

 

 

 

          La souveraineté (1984)

 

 

 

 

Qu'est-ce que la souveraineté ? L'émergence du concept date de la proclamation de Jean Bodin, aux premières lignes de son œuvre majeure : « République est un droit gouvernement de plusieurs mesnages et de ce qui leur est commun avec la puissance souveraine. » La souveraineté, c'est l'affirmation du droit de l'Etat, c'est l’énoncé de la puissance de l’Etat républicain moderne, un Etat qui n'est pas impérial, un Etat qui n’est pas seigneurial. Pour y parvenir, Bodin a médité, repris et corrigé, et finalement transformé, la notion la plus classique du droit romain de Justinien : l'imperium.

 

L'affirmation bodinienne est que le pouvoir souverain n'est pas impérial parce qu'il n'est pas fondé sur la force. L'arme du souverain n'est pas la lance mais la loi. Entendez, le pouvoir a comme attribut fondamental, non la direction de l'armée, mais la législation à l'intérieur de la civilité romaine. La vie militaire était considérée comme la forme la plus haute de la vie civile, et le pouvoir était, selon la jolie formule d'un puriste contemporain de Jean Bodin, Duplessis-Mornay, «au bout dé l'épée, du bouclier et de l'étendard ». A l'opposé, la dimension la plus haute de la République bodinienne n'est pas militaire mais législative.

 

Bodin oppose le pouvoir souverain au pouvoir impérial, la monarchie royale aux monarchies seigneuriales et dénonce les régimes politiques des empires de l'Antiquité égyptienne, assyrien, perse, comme ceux des Temps modernes, turc, moscovite, ou encore l'empire de Charles Quint au Pérou. La prééminence de la politique intérieure sur la politique extérieure, la suprématie de la dimension civile sur la dimension militaire, fraient la voie au refus du modèle seigneurial et à la critique du  dominium. Bodin dit de la seigneurie qu’ « elle gouverne ses sujets comme le père de famille ses esclaves ». Il estime que « la monarchie seigneuriale est celle où le Prince est fait seigneur des biens et des personnes par le droit des armes et de bonne guerre ». Le pouvoir souverain n’est pas un dominium, n’est pas seigneurial. La seigneurie, c’est « la puissance en propriété ». Le seigneur confond les relations publiques avec les rapports individuels, il exerce le pouvoir comme on use du droit de propriété. Le dominium est l’asservissement, l’appropriation par le maître d’un corps humain comme sa chose. Comme le dira bientôt Pufendorf : « Les hommes ne sont pas des choses, ils ne se possèdent que par institution ». La puissance n’est pas une propriété. De là, une nouvelle définition no patrimoniale de la puissance. La puissance, disent les doctrinaires de la souveraineté, est un « office », une « fonction publique » Elle n’appartient ni aux seigneurs ni aux princes, ni à l’Etat. Elle est l’Etat. Le prince n’a pas la propriété du pouvoir parce que le pouvoir est un bien commun, et, par conséquent, il n’est pas une propriété privée.

 

Le droit public n'est pas une émanation du droit privé; que le rapport politique ne dérive mas d'un rapport de propriété. Il s'ensuit que l'homme n'est pas un esclave ni une chose, ni une propriété, mais un sujet, un individu, une liberté. Contre point de la seigneurie servitude, l’Etat souverain est exalté comme-une, politique de l'affranchissement.

 

Elle est aussi la doctrine d'un pouvoir limité, parce que le souverain est inscrit dans une loi naturelle préexistante et renouvelée qui est son véritable substrat : « Car si nous disons que celui qui a puissance absolue n’est point sujet aux lois, il ne se trouvera prince au monde souverain vu que tous les princes de la terre sont sujets aux lois de Dieu et de nature et à plusieurs lois communes à tous les peuples. »

Cette limite de la souveraineté par les lois divines, naturelles et fondamentales, institue la puissance politique de l'Etat républicain comme une puissance radicalement différente des régimes que sont la seigneurie et l'empire. Bodin écrit : «La monarchie royale ou légitime est celle ou ses sujets obéissent aux lois du monarque et le monarque aux lois de nature... »

 

De Bodin à Locke, même combat, pour proclamer que le pouvoir législatif sera désormais le premier pouvoir. Donc avantage à la souveraineté, avantage d'un Etat qui n’est pas impérial, avantage d'une relation civile qui n'est pas dominiale, avantage d'un pouvoir, qui s'inscrit dans la définition républicaine de la puissance Si tout avait si bien commencé, comment comprendre que tout ait si mal tourné ? Comment expliquer les dérives de la souveraineté, la remontée impériale de la monarchie, les remontées monarchique et aristocratique dans la démocratie ?

 

Une fois prise pour argent comptant la doctrine de la souveraineté dans sa réelle volonté émancipatrice, on rencontre la réalité de ce qu'a été historiquement le pouvoir souverain. Que constate-t-on alors ? On discerne une réalité ambivalente et instable dont on peut se demander si l'examen de la doctrine ne pourrait pas en établir la cause profonde. La monarchie, dit Bodin, n'est pas de type impérial. Pourtant, le pouvoir souverain de cette monarchie royale trouve son équivalent latin dans la vieille notion d'imperium. Mais il y a une difficulté intrinsèque à garantir les libertés fondamentales et à revendiquer l’imperium. Car l’imperium  subsiste, comme reste, comme trace, mais il demeure. En politique étrangère, par la tentation récessive et résiduelle, mais jamais déracinée, des souverains de se porter candidats à l'empire. En politique intérieure, par la doctrine du summum imperium. En raison de la présence del'imperium, la souveraineté demeure une puissance, une puissance publique certes, mais une puissance quand même. Qu'est-ce qui en soutient la force ? Tout simplement la décision de la volonté. Le mécanisme en est élaboré par Bodin lorsqu'il refuse de donner comme modèle au fonctionnement du pouvoir souverain l’organisation jurisprudentielle de la justice avec ses délibérations et ses parties, en continuant d'utiliser le terme d'imperium (puissance) et en soulignant que c'est finalement une décision et non une délibération qui fonde la loi, Bodin a été conduit au contexte de la guerre civile à dévaloriser nettement la procédure judiciaire au profit de l'autorité administrative. Nous l’union originaire de la doctrine de la souveraineté avec la formation de l’Etat administratif.

 

La doctrine a eu de la difficulté à hiérarchiser ses deux fondements. Le fondement de la norme (l'attribut principal de la souveraineté est la loi) et le fondement de la décision (cette loi est prise par une décision du souverain). Il y a une ambivalence de la souveraineté, elle oscille entre la norme et la décision. La norme : son principal attribut est la loi ; la décision : la loi elle-même dépend d'un acte de volonté du souverain.

 

En France, la souveraineté ne sera pas judiciaire, l'épée de, justice cédera à l'autorité de la décision législative, obtenue au nom du bien commun par une promulgation de la volonté souveraine. La formation de l'Etat administratif est l'aboutissement d'une histoire qui se dessine précocement et aboutit à travers la montée des corporations elle besoin d’incarnation, récurrents dans l'histoire de l'Etat français, à une remontée impériale sous la monarchie républicaine, à une résurgence corporatiste ou seigneuriale sous la république démocratique. Leur premier symptôme est la défaite de la justice.

 

L'Etat administratif qui a déchu la justice de son rôle politique est aussi responsable de la division et du retard du droit. Alors que la fabrication judiciaire et jurisprudentielle du droit assure son unité, la solution sursaturée de l'Etat administratif l'a cristallisé en plusieurs blocs distincts : le droit public, le droit civil, le droit pénal, que leur inspiration et leurs principes ont réciproquement écartés les uns des autres. Les degrés d'avancement des différentes parties du droit ont été très inégaux. Si le droit de l'Etat s'est bientôt constitué à travers les lois fondamentales du royaume, en revanche, les droits de l'homme ont été énoncés plus tardivement, de même que la codification du code civil pour laquelle il a fallu attendre le code Napoléon; le retard d'un droit pénal modernisé a été plus grand encore: codifiées par l'Ordonnance criminelle d'août 1670, les lois pénales de l'Ancien Régime ont eu une portée considérable par les limites qu'elles ont fixées à l'Etat de droit proprement dit, et la mise en cause qu'elles ont de fait exercée sur les libertés individuelles les plus élémentaires.

 

                        Blandine Kriegel, Les chemins de l’Etat, Paris, Calmann-Lévy, 1986.

 

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