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L’Etat de Droit (1979)
Qu'est-ce que l'Etat de droit? A cette question, de nombreux juristes répondent volontiers : `« Tout Etat où il y a du droit, de la loi, des constitutions. » Cette définition ample, flottante presque, nous l'avons rajustée pour désigner exclusivement le nouveau type d'Etat qui a émerge, en Europe extrême-occidentale entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, notamment en France, en Angleterre et en Hollande et que l'historiographie appelle "volontiers l'Etat-nation. L'Etat de droit est l'Etat où la puissance est soumise au droit et assujettie à la loi Lorsque la Révolution française déclara en 1791 : « Il n'y a pas en France d'autorité, supérieure à la loi », elle n'inaugurait pas l'Etat de droit, mais résumait l'aboutissement d'un processus pluri-séculaire. Tôt commencée, la gestation de l'Etat de droit remonte à la fin du Moyen-âge. A mesure que l'Etat grandit, prend forme et force, croît, se complique et se précise avec la réception ou la relégation du droit romain, la rédaction des coutumiers, la collation et là reformation des codes, un long et lent processus par lequel le droit imprègne la société et investit l’Etat. Mais avant d’entreprendre une histoire de l’Etat de droit, il faudrait en dire les difficultés.
L’histoire politique a, depuis une cinquantaine d’années, subi un véritable effondrement. Alors que l’histoire économique et celle des luttes sociales connaissaient un essor remarquable, celle des faits politiques tombait dans l’oubli. Aux difficultés propres à l’histoire politique s’ajoutent les difficultés particulières à l’histoire de l’Etat. Disons en bref, la sous-estimation du droit et des institutions. L’histoire de l’Etat doit en effet affronter des préjugés qui lui sont défavorables : les présupposés de la sociologie politique moderne. L’éclat des œuvres de Montesquieu et Tocqueville semble avoir éclipsé aux yeux lassés des historiens eux-mêmes, les grands travaux d’histoire du droit et des institutions que nous devons au labeur des Dareste, Cheruel, Glasson, Chenon Olivier-Martin, les successeurs de Guizot, Taine et Boutmy. Le désavantage tient à l’opacification de la terminologie classique par un lexique trop récent. Montesquieu et Tocqueville ont des obsessions modernes, trop modernes, celles qui par eux et après eux sont devenues les nôtres : la société contre l’Etat, le despotisme, la démocratie… Tous deux manquent l’Etat de droit par ce qu’ils négligent l’Etat en tant que tel et rapportent toutes les différences des régimes politiques à des modifications de la société dans les termes inconnus aux classiques.
Or, sans prise en considération du droit et des institutions qui constituent les différences spécifiques dû genre étatique, il n'y a pas d'histoire de l'Etat, il n'y a, comme le souhaitait Marx, qu'une histoire des sociétés.
Il faut avouer notre dette à l'égard des historiens du droit politique dont les intérêts, les réflexions, la- langue elle-même nous ont guide vers les légistes de l'Etat de droit. A étudier en série les écrits des légistes et des philosophes jusnaturalistes, on voit en effet se développer, sous forme d’un consensus au moins négatif, une nouvelle théorie politique qui s'articule en trois points : une doctrine du pouvoir, une doctrine des droits individuels, une morale politique de la loi. C'est cette théorie qui constitue en quelque sorte un « idéal-type » de l'Etat de droit que l'on voudrait commencer par restituer.
Il n’y a pas un Etat mais des Etats, rien n'empêchera le partage entre les Etats de droit et les Etats despotes. Les Etats de droit dont la liste se trouve actuellement réduite à l'Europe de l'Ouest et à l'Amérique du Nord ont tôt dégagé leurs principes, avant les" révolutions du capitalisme dans un mouvement antiseigneurial et anti-esclavagiste. A la question « Qu'est-ce qu'un esclave ? », légistes et doctrinaires classiques répondaient : « C'est un homme privé du droit parce que dépossédé du droit de s'approprier les choses et d'abord sa propre vie. » A la question inverse : « Qu'est-ce qu'un homme libre? », ils rétorquaient : « C'est un homme qui a des droits parce qu'il n'est` pas soumis à l'imperium ni assujetti au dominium, ni maîtrisé ni subjugué parce qu'il est un sujet, un citoyen, une personne. » Les Etats de droit n'ont pas seulement juridifié la société seigneuriale ou civilisé une communauté guerrière; ni seulement substitué l'horizon de la paix civile à celui des guerres privées; ni seulement encore échangé le droit contre la force... Ils ont fait plus, ils ont juridifié la politique et constitutionnalisé le pouvoir…
C'est à tort qu'on impute la responsabilité de ce mouvement à l'extension d'un droit romain retrouvé. Mais pour sortir de la société esclavagiste qui a produit le droit romain, pour rompre enfin avec l’'antiquite politique que prolonge dans le servage la féodalité, il fallait un autre exemple et un autre modèle. Le droit romain ne flèche pas la sortie, du mode de production esclavagiste et de la, philosophie politique esclavagiste. Le défilé jugulaire, le passage obligé parce que le seul frayé à l'émancipation de l'esclavage est religieux; sa cartographie est consignée dans les Ecritures. Le livre de" la libération de l'esclavage, c'est la Bible et c'est à la Bible que les Etats de droit sont retournés lorsqu'ils ont choisi l'émancipation par la loi…
Blandine Kriegel, L'Etat et les esclaves, Paris, Calmann-Lévy, 1979, p. 230-231, pp. 22-26.
La souveraineté (1984)
Qu'est-ce que la souveraineté ? L'émergence du concept date de la proclamation de Jean Bodin, aux premières lignes de son œuvre majeure : « République est un droit gouvernement de plusieurs mesnages et de ce qui leur est commun avec la puissance souveraine. » La souveraineté, c'est l'affirmation du droit de l'Etat, c'est l’énoncé de la puissance de l’Etat républicain moderne, un Etat qui n'est pas impérial, un Etat qui n’est pas seigneurial. Pour y parvenir, Bodin a médité, repris et corrigé, et finalement transformé, la notion la plus classique du droit romain de Justinien : l'imperium.
L'affirmation bodinienne est que le pouvoir souverain n'est pas impérial parce qu'il n'est pas fondé sur la force. L'arme du souverain n'est pas la lance mais la loi. Entendez, le pouvoir a comme attribut fondamental, non la direction de l'armée, mais la législation à l'intérieur de la civilité romaine. La vie militaire était considérée comme la forme la plus haute de la vie civile, et le pouvoir était, selon la jolie formule d'un puriste contemporain de Jean Bodin, Duplessis-Mornay, «au bout dé l'épée, du bouclier et de l'étendard ». A l'opposé, la dimension la plus haute de la République bodinienne n'est pas militaire mais législative.
Bodin oppose le pouvoir souverain au pouvoir impérial, la monarchie royale aux monarchies seigneuriales et dénonce les régimes politiques des empires de l'Antiquité égyptienne, assyrien, perse, comme ceux des Temps modernes, turc, moscovite, ou encore l'empire de Charles Quint au Pérou. La prééminence de la politique intérieure sur la politique extérieure, la suprématie de la dimension civile sur la dimension militaire, fraient la voie au refus du modèle seigneurial et à la critique du dominium. Bodin dit de la seigneurie qu’ « elle gouverne ses sujets comme le père de famille ses esclaves ». Il estime que « la monarchie seigneuriale est celle où le Prince est fait seigneur des biens et des personnes par le droit des armes et de bonne guerre ». Le pouvoir souverain n’est pas un dominium, n’est pas seigneurial. La seigneurie, c’est « la puissance en propriété ». Le seigneur confond les relations publiques avec les rapports individuels, il exerce le pouvoir comme on use du droit de propriété. Le dominium est l’asservissement, l’appropriation par le maître d’un corps humain comme sa chose. Comme le dira bientôt Pufendorf : « Les hommes ne sont pas des choses, ils ne se possèdent que par institution ». La puissance n’est pas une propriété. De là, une nouvelle définition no patrimoniale de la puissance. La puissance, disent les doctrinaires de la souveraineté, est un « office », une « fonction publique » Elle n’appartient ni aux seigneurs ni aux princes, ni à l’Etat. Elle est l’Etat. Le prince n’a pas la propriété du pouvoir parce que le pouvoir est un bien commun, et, par conséquent, il n’est pas une propriété privée.
Le droit public n'est pas une émanation du droit privé; que le rapport politique ne dérive mas d'un rapport de propriété. Il s'ensuit que l'homme n'est pas un esclave ni une chose, ni une propriété, mais un sujet, un individu, une liberté. Contre point de la seigneurie servitude, l’Etat souverain est exalté comme-une, politique de l'affranchissement.
Elle est aussi la doctrine d'un pouvoir limité, parce que le souverain est inscrit dans une loi naturelle préexistante et renouvelée qui est son véritable substrat : « Car si nous disons que celui qui a puissance absolue n’est point sujet aux lois, il ne se trouvera prince au monde souverain vu que tous les princes de la terre sont sujets aux lois de Dieu et de nature et à plusieurs lois communes à tous les peuples. »
Cette limite de la souveraineté par les lois divines, naturelles et fondamentales, institue la puissance politique de l'Etat républicain comme une puissance radicalement différente des régimes que sont la seigneurie et l'empire. Bodin écrit : «La monarchie royale ou légitime est celle ou ses sujets obéissent aux lois du monarque et le monarque aux lois de nature... »
De Bodin à Locke, même combat, pour proclamer que le pouvoir législatif sera désormais le premier pouvoir. Donc avantage à la souveraineté, avantage d'un Etat qui n’est pas impérial, avantage d'une relation civile qui n'est pas dominiale, avantage d'un pouvoir, qui s'inscrit dans la définition républicaine de la puissance Si tout avait si bien commencé, comment comprendre que tout ait si mal tourné ? Comment expliquer les dérives de la souveraineté, la remontée impériale de la monarchie, les remontées monarchique et aristocratique dans la démocratie ?
Une fois prise pour argent comptant la doctrine de la souveraineté dans sa réelle volonté émancipatrice, on rencontre la réalité de ce qu'a été historiquement le pouvoir souverain. Que constate-t-on alors ? On discerne une réalité ambivalente et instable dont on peut se demander si l'examen de la doctrine ne pourrait pas en établir la cause profonde. La monarchie, dit Bodin, n'est pas de type impérial. Pourtant, le pouvoir souverain de cette monarchie royale trouve son équivalent latin dans la vieille notion d'imperium. Mais il y a une difficulté intrinsèque à garantir les libertés fondamentales et à revendiquer l’imperium. Car l’imperium subsiste, comme reste, comme trace, mais il demeure. En politique étrangère, par la tentation récessive et résiduelle, mais jamais déracinée, des souverains de se porter candidats à l'empire. En politique intérieure, par la doctrine du summum imperium. En raison de la présence del'imperium, la souveraineté demeure une puissance, une puissance publique certes, mais une puissance quand même. Qu'est-ce qui en soutient la force ? Tout simplement la décision de la volonté. Le mécanisme en est élaboré par Bodin lorsqu'il refuse de donner comme modèle au fonctionnement du pouvoir souverain l’organisation jurisprudentielle de la justice avec ses délibérations et ses parties, en continuant d'utiliser le terme d'imperium (puissance) et en soulignant que c'est finalement une décision et non une délibération qui fonde la loi, Bodin a été conduit au contexte de la guerre civile à dévaloriser nettement la procédure judiciaire au profit de l'autorité administrative. Nous l’union originaire de la doctrine de la souveraineté avec la formation de l’Etat administratif.
La doctrine a eu de la difficulté à hiérarchiser ses deux fondements. Le fondement de la norme (l'attribut principal de la souveraineté est la loi) et le fondement de la décision (cette loi est prise par une décision du souverain). Il y a une ambivalence de la souveraineté, elle oscille entre la norme et la décision. La norme : son principal attribut est la loi ; la décision : la loi elle-même dépend d'un acte de volonté du souverain.
En France, la souveraineté ne sera pas judiciaire, l'épée de, justice cédera à l'autorité de la décision législative, obtenue au nom du bien commun par une promulgation de la volonté souveraine. La formation de l'Etat administratif est l'aboutissement d'une histoire qui se dessine précocement et aboutit à travers la montée des corporations elle besoin d’incarnation, récurrents dans l'histoire de l'Etat français, à une remontée impériale sous la monarchie républicaine, à une résurgence corporatiste ou seigneuriale sous la république démocratique. Leur premier symptôme est la défaite de la justice.
L'Etat administratif qui a déchu la justice de son rôle politique est aussi responsable de la division et du retard du droit. Alors que la fabrication judiciaire et jurisprudentielle du droit assure son unité, la solution sursaturée de l'Etat administratif l'a cristallisé en plusieurs blocs distincts : le droit public, le droit civil, le droit pénal, que leur inspiration et leurs principes ont réciproquement écartés les uns des autres. Les degrés d'avancement des différentes parties du droit ont été très inégaux. Si le droit de l'Etat s'est bientôt constitué à travers les lois fondamentales du royaume, en revanche, les droits de l'homme ont été énoncés plus tardivement, de même que la codification du code civil pour laquelle il a fallu attendre le code Napoléon; le retard d'un droit pénal modernisé a été plus grand encore: codifiées par l'Ordonnance criminelle d'août 1670, les lois pénales de l'Ancien Régime ont eu une portée considérable par les limites qu'elles ont fixées à l'Etat de droit proprement dit, et la mise en cause qu'elles ont de fait exercée sur les libertés individuelles les plus élémentaires.
Blandine Kriegel, Les chemins de l’Etat, Paris, Calmann-Lévy, 1986.
Entretien entre Alexis Lacroix et Blandine Kriegel
Alexis Lacroix : Dans votre génération, Blandine Kriegel, il y a eu une redécouverte massive des Droits de l’homme, mais son corollaire a été la réadhésion d’une partie de votre génération au libéralisme politique. En quoi votre travail, finalement, s’est-il inscrit dans une certaine marginalité vis-à-vis de ce courant dominant de votre génération ?
Blandine Kriegel : Oui. Vous avez raison, à un détail près. Le parcours qui va de Marx à Tocqueville a d’abord été celui de la génération précédente (Aron, Furet) et ce n’est que plus tardivement qu’une partie de la génération 68 s’est ralliée au libéralisme de ses aînés. Mais reste néanmoins un courant républicain (B. Kriegel, P. Birnbaum, D. Lidenberg, Régis Debray) avec des nuances différentes appuyée sur des travaux tels ceux de Mona Ozouf, Elisabeth Badinter ou Dominique Schnapper. Mais il est vrai c’est que cet intérêt pour la République a été en quelque sorte « récessif ».
J’ajouterai que les droits de l’homme n’ont pas comme origine, le courant libéral, mais le courant républicain avec l’Ecole du droit de la nature et des gens (de Vitoria à Rousseau en passant par Hobbes, Spinoza, Locke) . Sans doute les libéraux qui défendaient les libertés individuelles s’y sont ralliées, ex post. Pourtant, pendant tout le XIXe siècle, malgré le poids des penseurs libéraux du XVIIIe siècle (de Constant à Guizot) ceux-ci n’ont pas inscrit les droits de l’homme dans le droit constitutionnel où ils ne figurent que depuis 1944 grâce aux républicains. De même, dans notre génération j’ai été l’une des premières à réétudier les droits de l’homme (je ne pensais pas qu’ « ils n’étaient pas une politique »). Beaucoup n’y sont toujours pas ralliés.
Je ne me suis pas inscrite dans ce qu’on appelle le libéralisme classique pour une raison simple, c’est que le libéralisme, en particulier sous sa forme française, mais c’est vrai également sur le plan international, comme d’ailleurs Quentin Skinner ou J.A.G. Pocock l’ont souligné à leur tour, est un courant qui, comme je l’ai dit, s’intéressait à la société, à l’économie et peu au politique. Or ce que d’emblée, je cherchais à comprendre parce que c’était le sujet de ma thèse sur l’histoire et le rôle que l’Etat y jouait, c’est le politique et donc je me suis pas tournée vers l’Etat et le politique et non vers la société. On peut aborder le politique en estimant, dans un paradigme assez commun au marxisme et au libéralisme, que le politique n’est jamais qu’une superstructure de l’économie et de la société. Je pense pour ma part qu’il existe une consistance et une indépendance du politique et qu’elle est double : .le politique repose, soit sur la force, soit sur le droit. Je me suis donc intéressée au droit politique et à une histoire qui est le socle de la philosophie politique de l’Etat de droit et de la démocratie.
A. L. : Il y a une question qui me taraude étant un spectateur engagé de notre époque. Pourquoi par exemple une revue tocquevillienne, en diable, qui a accueilli tous les néo-conservateurs américains, notamment la revue Commentaire, n’a-t-elle pas fait plus de place à la réception de votre travail ?
B. K. : Il faut le demander à la revue Commentaire… Mes réflexions ne relèvent pas du néo conservatisme mais de l’Ecole française d’histoire politique, juridique et philosophique trop longtemps ou trop souvent oubliée. Ceux qui ont accueilli mon travail, ce sont les philosophes, (Desanti, Canguilhem, Foucault) ,les historiens, après André Burguière, Fernand Braudel a salué mon premier livre l’Etat et les esclaves ; Claude Nicolet, Pierre Chaunu, François Crouzet ou Roger Chartier c’est-à-dire tous les historiens qui s’intéressaient à l’histoire politique. Mais aussi évidemment les juristes (M. Villey) et les politologues, en France comme à l’étranger . Mais le courant libéral naguère, en France, très lié à la lutte contre le communisme soviétique, avait autre chose à l’esprit. Il n'y avait pas d’hostilités entre lui et moi. Je suivais le séminaire d’Aron et de Furet, je connaissais beaucoup d’éminents penseurs dans ce groupe, dont certains avec lesquels j’entretenais des rapports d’amitié mais dans la mesure où ils ne s’intéressaient ni n’étudiaient le droit politique, ils ne voyaient guère à cette époque, l’intérêt de mon travail. Pourtant aujourd’hui, il existe des libéraux républicains telles Mona Ozouf et Dominique Schnapper.
A. L. : Dans les années 80 vous avez endossé le rôle d’intellectuelle engagée avec aussi des missions d’action publique. La Présidence de la République, sous la forme de deux Présidents, François Mitterrand et Jacques Chirac, a-t-elle été pour vous une instance d’appel pour ce désintérêt de certains de vos aînés ? A l’époque, quelle est la réception de votre travail naissant sur l’Etat de droit au sein de ce personnel politique que vous allez avoir l’occasion de croiser alors et ensuite dans les années 90 et 2000 ?
B. K. : Les missions de conseils dans l’action publique ne relèvent pas tout-à-fait de l’engagement intellectuel. Une instance d’appel, peut-être. Pour en faire un bilan schématique, en mettant de côté les politologues, les juristes, les historiens, ce qui fait déjà pas mal de monde qui s’intéressait à la généalogie de la politique moderne et m’a permis de faire une carrière universitaire honorable, mes recherches n’ont pas exercé dans la société française, l’influence intellectuelle que j’espérais. En revanche, à l’étranger, j’ai été invitée dans toutes les grandes universités du monde. Grâce d’abord à l’Institut International de Philosophie Politique, puis à la Société Française d’Histoire du Droit et plus tardivement à l’Association des Sciences Politiques et à l’Association des historiens des Idées politiques. Sans eux, je n’aurais pas fait le tour du monde. Quand je regarde les comptes-rendus universitaires de mes travaux, ils sont encore beaucoup plus nombreux à l’étranger qu’en France. D’une certaine façon je considère en effet que les résultats de mes recherches ont été mieux accueillis d’emblée par de grands responsables politiques inscrits dans la tradition républicaine, que dans les médias ralliés à la pensée libérale.
A. L. : Qu’est-ce qui, dans votre pensée, s’est transmis aux deux Présidents que vous avez conseillés, François Mitterrand et Jacques Chirac ? Les avez-vous influencés ?
B. K. : Je ne dirai pas que j’ai « influencé » ni François Mitterrand ni Jacques Chirac. Ils étaient tous les deux des hommes de vaste culture, centrés certes sur des intérêts différents et ma rencontre avec eux s’est faite précisément parce que mes propres convictions rejoignaient les leurs. C’est-à-dire la défense de l’Etat de droit et des libertés chez un homme comme Mitterrand, auquel j’ai rendu le rapport sur l’Etat, de la Mission qu’il m’avait confié, et plus longuement avec Jacques Chirac à la Présidence de la République. Ils avaient depuis longtemps leurs idées propres, tangentes à celles que j’ai développées plus tard. Tous les deux avaient connu la Seconde Guerre Mondiale, Jacques Chirac était plus jeune, mais l’un et l’autre avaient largement accepté, (même s’il y a eu des oppositions politiques entre François Mitterrand et le Général De Gaulle), l’Union nationale qui est née de la Résistance, contre le déclin vichyste. Malgré leur formation différente, ils étaient tous les deux des républicains démocrates, soucieux du peuple et de la place de la France dans le monde. J’ai eu la chance de les compter très vite comme lecteurs, et ce que j’avais pu écrire, résonnait avec leurs propres convictions. Il est vrai que je faisais retour à la République…. alors que ce n’était pas la mode.
A. L. : Au cœur de l’action publique, il y a les années que vous avez passées auprès de Jacques Chirac. Le lien personnel que vous aviez avec lui était assez étroit, de confiance et de respect mutuels, il vous a écouté sur de nombreux sujets, notamment sur les politiques de l’intégration. Il vous avait notamment confié la présidence du HCI comme le souhaitait François Fillon. Est-ce que vous avez le sentiment, dans l’action publique, d’avoir fait progresser les idées de cet humanisme civique qui vous est cher ?
B. K. : Je dirais oui sur tous les points où mes propres idées rencontraient les leurs. C’est-à-dire la défense de l’Etat de droit et la volonté de démocratie chez un homme comme François Mitterrand. Dans une durée prolongée tout au long de son Quinquennat avec Jacques Chirac qui avait une conception républicaine de l’intégration, opposé au communautarisme. Jacque Chirac était un homme extrêmement ouvert à la pluralité des cultures et il l’a montré dans l’admiration qu’il vouait aux peuples premiers. Mais il était aussi très conscient des particularités historiques de la France et du fait que l’on ne peut pas remonter le cours de l’histoire. Nos convictions personnelles s’accordaient et il m’a laissé de la latitude pour agir. En particulier au moment de la loi sur le voile, de la définition des grandes politiques d’intégration, des droits de l’homme ou d’autres questions sur l’Ecole et l’Ethique sur lesquelles j’ai pu être sollicitée. J’en suis très heureuse, parce que la politique de Jacques Chirac a été beaucoup plus subtile qu’on ne le reconnait généralement et qu’elle a épargné à la France des années de troubles que nous voyons surgir aujourd’hui depuis l’arrêt de cette politique.
A. L. : Vous évoquez l’arrêt de cette politique. Dès 2006-2007, nous avons eu l’occasion vous et moi d’en discuter à l’époque, on sent que la droite change progressivement sur le plan idéologique et il y a l’influence grandissante de représentants en son sein de la Révolution conservatrice. Est-ce que vous avez perçu la nouveauté du phénomène et est-ce que vous avez le sentiment, une quinzaine d’années après, qu’il y a une double menace qui pèse sur le républicanisme avec d’un côté, du côté gauche pour ainsi dire, les pensées de la révolution sociale qui sont très présentes pour le champ italien par exemple avec de brillants esprits comme Giorgio Agamben, et de l’autre côté, en France, des penseurs de plus en plus influents de la Révolution conservatrice qui ont poussé leurs pions progressivement au sein de la droite française ?
B. K. : Si vous me permettez, de confronter mon témoignage avec celui d’un témoin réfléchi comme vous, Alexis, je dirais ceci : pour moi, le point de départ de l’inflexion décrite a pour origine ce qui ne s’est pas passé dans la Gauche. La Gauche aurait dû revenir à un programme de démocratisation de la République. François Mitterrand a d’abord voulu renforcer la social-démocratie en appuyant les politiques de Jacques Delors et de Laurent Fabius comme en défendant la politique internationale occidentale et la construction de l’Europe et l’extension, en France, de l’Etat de droit. Mais l’équilibre des forces sur le plan national et international, la pression de certains de ses conseillers, la loi du nombre l’ont retenu d’aller plus loin. La gauche a donc conservé son logiciel marxiste. Un bénéfice en a été qu’un certain nombre d’anciens militants trotskistes, qui venaient de la jeunesse y sont entrés en masse. Mais l’inconvénient majeur a eu pour conséquence que tous ceux qui, dans ma génération étaient déjà résolus à préférer la démocratie à la Révolution, sans se rallier au « libéralisme » anti-démocratique de la génération précédente, ont été affaiblis. Le résultat du maintien de la philosophie de la Révolution a été la réapparition de l’extrême gauche et de l’extrême droite qui se rejoignaient sur nombre de points. Remarquez en effet, que le déploiement des thèmes de la Révolution conservatrice provient de Toni Negri, Giorgio Agamben, Alain Badiou qui sont tous des penseurs situés à l’extrême gauche. C’est eux qui ont ouvert les vannes où ont ruisselé à flot les idées de Carl Schmitt, (le dirigeant de juristes nazis), et d’autres thématiques identiques. Pour l’extrême droite qui ne faisait que passer clandestinement certaines de ces idées, quelle chance ! Même si heureusement, grâce à quelques grands juristes comme François Terré, Carl Schmitt est maintenant plus discuté.
A. L. : Justement, Carl Schmitt a été porté en majesté. Je me souviens d’un ami que j’aimais bien comme Daniel Bensaïd et c’est vrai qu’il faisait un usage apologétique de la pensée de Carl Schmitt justement pour subvertir le capitalisme mondialisé. Dans les années 2000, au Figaro, c’était le discours qu’ils portaient. Après, ce qui m’intéresse, c’est la perception que vous avez eue de ce qui fermentait aussi à droite, parce que au fond la droite gaulliste classique quand vous étiez en responsabilités a été doublée par une autre droite qui a progressivement réhabilitée les idées qui sont celles de la Révolution conservatrice. Est-ce que vous avez une perception en direct de cette mutation ?
B. K. : Ce qui m’a frappé c’est que le socle philosophique de la Révolution conservatrice qui repose sur la philosophie de Heidegger s’est maintenu dans la philosophie française. Heidegger, en dépit de toutes les preuves sur son engagement nazi qui se sont accumulées depuis plusieurs années a continué d’exercer une grande influence. Ce qui était pire encore, c’est le retour de Kantorowicz et de ses idées impériales dans les sciences humaines ainsi que d’un certain courant nationaliste. Pourquoi de telles idées sont-elles réapparues ? Tout simplement parce que la génération intellectuelle qui nous précède a justement critiqué le communisme et le totalitarisme et qu’elle nous en a convaincu. En revanche elle a laissé inentamé l’examen de la Révolution conservatrice qui se trouvait trop loin de son horizon, (à part quelques exceptions comme celle de J.P. Faye et Pierre Bourdieu par exemple, , mais hélas ceux-là ont été rapidement marginalisés). Aujourd’hui nous traînons le retard de cette critique des philosophies de la catastrophe.
A. L. : C’est absolument passionnant. Vous avez raison, au cœur d’une partie de la philosophie allemande anti-Cassirer ou anti-Weimar, il y a les philosophies de la catastrophe. Il y a une fascination pour une forme de katechon comme disait Carl Schmitt, d’ailleurs vous l’aviez rappelé dans une circonstance où nous étions ensemble : c’était le grand colloque international que Bernard Henri Lévy avait organisé en 2015 sur Heidegger et les Juifs. Justement, rétrospectivement, ce colloque a marqué un tournant dans les études heideggériennes incontestablement, quel est le bilan que vous tirez de ce colloque ?
B. K. : Il n’a pas été ce qu’il aurait dû être. La vérité est que la mise au pilori d’Heidegger, a été effectuée majoritairement par les allemands puisque c’est Peter Trawny qui a été l’éditeur des Cahiers noirs ; dans les courants de la philosophie française enracinée dans l’heideggerisme, malgré le caractère explosif du dernier Cahier noir où Heidegger persiste et signe pour exprimer en langue vernaculaire – en allemand courant dans le texte - son abject antisémitisme, on a préféré une fois de plus, malgré les travaux indiscutables d’Emmanuel Faye, ne rien écouter, ni rien entendre.
A. L. : Huit ans après vous diriez que le lacis de cette résistance est en train de fondre progressivement ?
B. K. : Je dirais qu’il est plus difficile de défendre Heidegger après la multitude de travaux convergents qui ont démontré la profondeur de son engagement nazi ainsi que les orientations populistes et antilibérales de la Révolution conservatrice. On a traduit les derniers Cahiers noirs en français sans faire beaucoup de bruit. On est obligé de trouver de nouveaux appuis en philosophie.
A. L. : Les nouveaux appuis viendraient de quelle philosophie ?
B. K. : La mienne, même si elle est encore inachevée. On a besoin d’une philosophie qui soit amie, non ennemie et cohérente avec la philosophie politique des démocraties modernes, autrement dit, des républiques démocratiques. Pour l’élaborer, il fallait revenir à sa généalogie véritable qui ne date pas seulement des Révolutions du XVIIIe siècle.
A. L. : De quoi s’agit-il ? Quelles recherches ?
B. K. : Comme je l’ai fait : prendre connaissance de la tradition des historiens et philosophes enseignants en Alsace (Droz, Brunschvicg, Ayrault). Ils ont dénoncé d’avance les conséquences du pangermanisme ; s’informer du détail de la mise en cause de la conception impériale germanique du développement politique, faite par l’Ecole juridique française de la Renaissance au XIXe siècle et de leurs arguments, relayés par Michel Villey, Claude Nicolet, Robert Derathé. On ne peut le demander à tous ceux qui préfèrent la répétition à la recherche. Mais au moins, on aurait pu s’aviser de comprendre ce que nous exposait maintenant, les sciences humaines anglo-saxonnes, à savoir qu’un mouvement républicain a coexisté avec le courant libéral et qu’il détermine la généalogie de nos démocraties. Comme l’ont mis en lumière Donald Kelley et les études accomplies par Pocock, par Skinner. En France, cette tradition rencontre encore une résistance parce qu’il est vrai qu’une majorité, en particulier sur le plan médiatique, s’est ralliée finalement au libéralisme des aînés. Je considère que l’incompréhension de mon travail, heureusement partielle, est un des symptômes nets de cette résistance. Et j’en profite pour dire que l’absence de traduction en français de l’œuvre fondamentale du grand Donald Kelley est dommageable pour nous tous.
A. L. : Qu’est-ce qui est demeuré incompris selon vous ?
B. K. : Que la démocratie moderne ne se résume pas au libéralisme. S’il s’agit de l’économie non entièrement dirigée ou des libertés individuelles garanties, nous sommes tous libéraux et j’en fait partie. Mais une démocratie moderne ne se réduit pas à l’économie et à la société, elle comprend nécessairement des institutions politiques : l’Etat et les assemblées régies par le droit et la loi que néglige pour l’essentiel, la doctrine libérale. On les a trop longtemps oubliés et c’est ce que j’ai étudié. Ce qui a encore été incompris c’est que la république démocratique ne s’oppose pas à l’Ancien Régime mais plus fondamentalement, à la forme politique impériale qui perdure avec la Révolution sociale ou impériale. Etat de droit ou empire. Voilà ce qui n’a pas été entendu.
A. L. : Sur les dernières années de sa vie, Aron écrit un texte nommé l’Aube d’une histoire universelle où il prédit ce que dira sous forme axiomatique Fukuyama, c’est-à-dire non pas la fin de l’histoire, ce serait absurde, mais en revanche une forme d’avènement progressif de la liberté dans les sociétés du monde, plus ou moins longue ou plus ou moins difficile. Comment aujourd’hui voyez-vous la situation mondiale et comment cela résonne-t-il avec ce concept qui vous a rendu célèbre, le concept d’Etat de droit ? Après tout, n’avons-nous pas une sorte d’universalisation progressive de l’application de l’exigence que représente cette norme éthique qu’est l’Etat de droit ?
B. K. : Oui Raymond Aron et c’est toute sa grandeur, en publiant ses derniers articles évoque l’idéal des Lumières. Comme Michel Foucault… Je ne suis peut-être pas aussi optimiste. Parce que n’étant pas géopolitologue mais philosophe, je lis le monde d’après ce que je connais en philosophie. Bien entendu la mondialisation est notre horizon présent ; elle a existé plusieurs fois auparavant. Regardez l’Empire romain, la première mondialisation qu’il a réalisé n’a pas débouché sur le développement de la civilisation romaine, mais sur son effondrement au contact d’autres sociétés, dépourvues des mêmes codes, ou d’une même identité. Donc il n’est pas certain que toutes les idéalités politiques et éthiques apparues dans le cadre de la civilisation européenne et américaine occidentale, se maintiendront dans la rencontre des autres cultures. Néanmoins, je pense que les idéalités – telle la liberté - qui relèvent de l’universel ne seront pas perdues. Et si elles sont perdues, elles seront redécouvertes. Il s’est produit plusieurs renaissances avant la Renaissance tout court en Europe. C’est la raison pour laquelle personnellement, je crois comme Kant et Raymond Aron, à l’histoire universelle de l’humanité et que je fais confiance aux générations futures.
Un exemple. Quand j’ai découvert en 1968, Hannah Arendt par hasard et son Essai sur la Révolution, je me suis tout de suite enthousiasmée pour elle : avec Pascale Werner nous lui avons consacré la première émission la concernant diffusée sur France Culture. Pourtant quand j’ai parlé de mon enthousiasme autour de moi, à quelques aînés, on m’a expliqué qu’elle n’avait pas grand intérêt. Peu après, elle a trouvé de nombreux lecteurs dans notre génération.
A. L. : Pourtant aujourd’hui, vous n’êtes plus exactement sur les positions d’Hannah Arendt ni même de Léo Strauss ?
B. K. : C’est exact. Je considère que les profondes réflexions d’Hannah Arendt, de Léo Strauss, de même que les travaux de l’école de Francfort ont constitué pour nous de précieuses étapes de transition, mais qu’il était nécessaire de les dépasser, soit en revenant des Anciens aux modernes, soit en délaissant la sempiternelle critique du capitalisme pour retrouver l’histoire de la démocratie.
A. L. : En préparation d’un séminaire de La Règle du jeu, je me retrouve avec notre ami Jean-Claude Milner et il me dit très sincèrement que s’il devait commencer une carrière de chercheur aujourd’hui, il éviterait l’université publique française pour accepter une invitation dans les universités anglo-saxonnes. Diriez-vous cela aux jeunes chercheurs ?
B. K. : Je ne le dirai pas, même si je respecte les choix des plus jeunes. Je suis trop franco-française et pour une femme, ce n’est pas la même chose. Je n’ai pas pu répondre positivement à une première offre d’occuper une chaire à l’université européenne des sciences sociales à Florence parce que ma fille avait dix ans et qu’il n’y avait pas de lycée français. Par la suite, j’ai bénéficié de nombreuses invitations dans des universités américaines prestigieuses, Georgetown, Princeton, Harvard, UCLA et d’autres puis dans le « monde anglo-saxon » en Grande-Bretagne, en Australie, au Canada, en Inde, etc… J’aime les Etats-Unis qui lit la Bible, respecte le droit, défend la survie d’Israël, a eu le premier président noir dans le monde occidental. J’aime « le monde anglais » et je m’y suis trouvée parfaitement heureuse du fait peut-être de ma famille maternelle qui a gardé des liens et des traditions avec l’ensemble du monde anglo-saxon comme beaucoup d’anciens protestants qui s’y sont dispersés. Cependant fille de deux grands patriotes, je me considère moi-même enracinée dans la tradition française, philosophique, juridique et politique et c’est la raison pour laquelle, même si je souhaite que la France soit réformée et démocratisée, je défends pourtant sa voie originale. Et il me serait très difficile de la quitter ou même d’imaginer l’avoir fait quand j’étais plus jeune, sauf contrainte à l’exil. On n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers...
Paris, mai 2023
Le politique en France et en Allemagne
Par son intitulé même : la France et l’actualité de l’histoire. Dimension nationale, prétention universelle ?, la vingt-sixième conférence annuelle de l’Institut franco-allemand, invite les français que nous sommes à un examen de conscience. Ne nous dérobons pas devant cette occasion qui nous est donnée de balayer devant notre porte et de pratiquer une réflexion critique provoquée par un grief justifié. Les meilleurs amis ou alliés de la France sont souvent décontenancés par une revendication qui pour être multiséculaire, n’en est pas moins paradoxale : l’élan irrésistible de notre nation à se réclamer à la fois et en même temps, de l’exception française, tout en soulignant la portée universelle de son message, la fierté qu’elle tire de sa particularité et la volonté qu’elle met à la généraliser, son inclination à se réclamer de la contingence historique et sa propension à en défendre l’exemplarité mondiale. Comment la nation française, qui, par définition est une nation parmi d’autres, a-t-elle pu devenir « la grande nation », nec pluribus impar, selon la devise orgueilleuse de Louis XIV, –sans réussir, à ses yeux ou à ceux des autres, à l’oublier ?
Il est constant que nous avons, avec le même acharnement, combiné deux conduites qui auraient dû s’exclure réciproquement. D’un côté, la reconnaissance de la dimension historique qui nous a créé, puisque depuis toujours la France se sait un composé de territoires, de langues, de peuples, de cultures produits dans et par le temps, et malgré le leitmotiv connu : « nos ancêtres les Gaulois », elle a très peu revendiqué son autochtonie. Elle est aussi le pays des historiens, des chroniqueurs médiévaux depuis Froissart et Commynes jusqu’aux historiens de la société contemporaine, Thierry, Mignet, Quinet, qu’a admiré Marx, sans oublier les ateliers de l’histoire (Renan) dominés par les mauristes aux XVIIe et aux XVIIIe siècles. Sa littérature, de Chateaubriand à Proust, quand elle n’a pas été rédigée par les historiens eux-mêmes, comme Michelet, est toute entière tournée vers la recherche du temps perdu, animée qu’elle est par la foi que tout peut être retrouvé, que le temps fertile peut surmonter, au-delà des orages d’acier, toutes les catastrophes. Bref, la France sait depuis toujours qu’elle est une construction historique inscrite dans la finitude.
Mais à l’opposé, la France est aussi le pays des révolutions et des recommencements, ab ovo et ex nihilo. C’est dans l’arrachement de ses transformations radicales qu’elle s’adresse au monde pour tenir un discours universel, ou compris comme tel ; ainsi, la Déclaration des droits de l’homme et des citoyens, d’août 1789. Pour le formuler dans les termes mêmes de la grande philosophie allemande (Hegel), le problème posé aujourd’hui est peut-être celui-ci : comment l’esprit d’un peuple a-t-il pu devenir l’esprit du monde ? Une telle prétention est-elle soutenable ? Peut-elle durer ? Et combien de temps ? Mais, si nous voulons l’examiner convenablement, il est nécessaire de commencer par se demander : d’où vient-elle et qu’est-ce qui a noué l’histoire et la politique dans le droit politique français, à partir de quelle expérience et de quelle frustration s’est-elle enracinée ? Puisque nous sommes à l’Institut franco-allemand enfin, il faut aussi chercher comment cette prétention française a pu influer sur les relations franco-allemandes.
En Europe, « dans l’ouest absolu du monde » la terre de l’universel, selon Hegel, le moment français est celui de la Révolution, précédé par les Lumières. Car les Lumières ont sinon universalisé, du moins européanisé la culture française. (Mais l’Europe à l’époque, pour nous, c’est le monde). Voltaire en Prusse chez Fréderic le Grand, Diderot en Russie chez Catherine II, ou le moment français de la culture européenne qui se pense comme culture mondiale et qui parle en français, de l’atlantique à l’Oural, le discours de l’universel. Discours de la raison, du progrès, de la société civile, de l’économie et du commerce, de la science, du droit, de la paix et de la république universelles. Même si en vérité, malgré la Grande Encyclopédie et son Dictionnaire des arts et des sciences, c’est Kant, qui dans la lointaine Königsberg, en rédige le manifeste dans sa réponse à la question : « Was ist Aufklärung ?». Et le philosophe d’affirmer : « L’émancipation de l’humanité par elle-même. Sapere aude, ose savoir, ose accéder à la majorité par ta propre volonté ». Les Lumières, les Lumières françaises, tiennent aussi hélas ! en mineur, le discours de la suprématie de la civilisation sur la barbarie, de la primauté des compétences sur les consciences, de la supériorité des élites : « le vulgaire en tous temps est féroce », s’écrie Voltaire. Touché, le barbare qui se sent visé, répond avec Herder, comme le berger à la bergère. Parfaitement, riposte-t-il, mais par-delà l’unité de l’humanité, vous ne pouvez oublier la diversité irréductible des peuples… On dira bientôt, la pluralité, voire l’affrontement, des nations, le choc des cultures, et peut-être dans cet affrontement, les barbares que vous méprisez ne seront pas les derniers… Le Romantisme a commencé qui déploie ses idées en Allemagne. Mais, « encore un moment, Monsieur le bourreau », la France garde un temps d’avance, car la critique de la civilisation, la mise en cause de la supériorité des arts et des lettres se développent aussi chez elle avec la présence du citoyen de Genève à Paris. Jean-Jacques Rousseau exprime déjà la revanche des humiliés et des offensés, des petits, des sans grade, du peuple qui va se donner libre cours dans la Révolution.
La Révolution, la Révolution française, qui commence au cri de « Vive la nation ! », comme une expérience unique et irremplaçable est saluée par tous les penseurs allemands. Par Goethe, après la victoire de Valmy : « De ce jour commence une ère nouvelle de l’histoire du monde », par Kant, qui pour la seule fois de sa vie, change de promenade, le 14 juillet, et par Hegel qui annonce « Une aurore nouvelle ». Incontestablement, le caractère universel de la Révolution française, dans leur enthousiasme, les Français l’on senti, mais dans leur profondeur, ce sont les Allemands qui l’ont pensé. C’est à Kant et à Hegel, qu’on doit en effet, les concepts par lesquels la république et la révolution seront associés : à Kant, la république ; à Hegel, la révolution. Autrement dit, Kant et Hegel reconnaissent le message universel de la république et de la révolution comme un message pour l’Europe entière – donc pour le monde – ici, parce qu’elle est l’aboutissement de la philosophie politique moderne, là, parce qu’elle est un moment de l’histoire de l’esprit. Aux yeux de Kant, auteur de l’histoire universelle au point de vue cosmopolitique – je reprends le titre de son ouvrage, La Révolution française, porte sur les fonts baptismaux, la République et les droits de l’homme. Aux yeux de Hegel (je cite encore), « La Révolution française est partie de la philosophie… Ce qu’elle a fait valoir c’est l’idée, le concept de droit contre lequel le sinistre échafaudage d’injustice ne pouvait offrir aucune résistance. Une constitution a donc été érigée dans la pensée de droit. Tout devait être fondé sur cette pensée. Depuis que le soleil se trouve au firmament et que les planètes l’encerclent, on n’avait pas vu cela ; que l’homme se mette sur la tête, c'est-à-dire sur la pensée et qu’il édifie la réalité effective sur la pensée… Ce fut là un magnifique lever de soleil. Une émotion sublime a régné sur ce temps : un enthousiasme de l’esprit a foisonné dans le monde, comme si l’on en était alors enfin arrivé à une réconciliation effective du divin avec le monde ». Hegel, La philosophie de l’histoire, ed. Bienenstock, Paris, Librairie générale française, 2009, p. 561 et 562. Il est vrai que les représentants du peuple français parlent désormais haut et fort le langage de l’universel : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». « Toute société qui ne connait point la séparation des pouvoirs n’a pas de constitution ». (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen). « Vous pouvez déchiqueter nos membres et les éparpiller sur toute l’Europe, il en sortira des républiques ! », lance Saint-Just. Les acteurs de la Révolution tiennent le langage de la république, comme s’ils étaient les premiers républicains et ses derniers prophètes. La république en effet est bien une idéalité politique universelle, « cosmopolitique » comme dit Kant qui y a longuement réfléchi. Seule, à l’opposé de son antagoniste, le despotisme qui ne vise que l’intérêt privé et où l’autorité s’exerce par la force sur des individus assujettis, la république a en vue l’intérêt général, où l’autorité s’exerce par la loi sur des hommes libres et égaux, selon les définitions de la république antique, données par Aristote. Universelle, parce qu’elle est conforme à la nature humaine qui rêve d’une vie libre, sûre et égale, où les propriétés et l’épanouissement des individus sont assurés. Kant réfléchit encore pour la république française : Pourquoi, demande-t-il, nous intéressons-nous compulsivement à l’histoire d’Athènes et de Rome, alors que nous avons laissé tomber sans remords dans les puits de l’oubli, tant de nations, sinon parce que Athènes et Rome inauguraient l’idéal universel de la république ?
C’est donc bien de la force de l’idée républicaine que la France des droits de l’homme a tiré son influence sur d’autres peuples et c’est de cette fondation de la république par les Etats Généraux de 1789, qu’elle a commémorée récemment lors de son bicentenaire, qu’elle a puisée sa certitude d’être devenue un temps, une nation en avance sur les autres nations – la grande nation – , un pas en avant des despotismes.
Sans doute… Peut-être. Mais seulement pour un temps… La prétention universelle à instaurer la république associée à l’histoire nationale de la Révolution, prend rapidement l’allure d’une tragédie. La Révolution balaie en effet tout sur son passage et remet le droit de guerre, le droit de conquête (Saint-Just encore), la violence, la terreur, au coeur de son processus. L’histoire nationale française, ou l’indissolubilité de la république et de la révolution, que justifiera - à ses yeux du moins – le propos péremptoire et définitif de Clémenceau plus tard : « La Révolution est un bloc ». Mais en attendant, la revanche des savetiers et des cordonniers, la victoire des soldats de l’an II, qui n’étaient pas, dit Victor Hugo, « de petits compagnons », les jours de gloire des armées d’Italie, d’Allemagne, de Russie, d’Espagne, dessinent peu à peu le chemin d’une reconquête par le fer et par le sang. Le droit s’établit par les voies de fait, la république s’avance par la guerre. Au bout du compte, en sortent, l’empire napoléonien et son cortège de nouveaux seigneurs, d’Eylau, de Wagram, de Naples et d’ailleurs, qui ont exporté la Révolution par la force. Les nations abaissées par « l’esprit du monde à cheval » se redressent et crient vengeance. Au lendemain de Iéna, la jeunesse allemande, la société russe, indignées, abandonnent leur culte des français, les musiciens comme Beethoven débaptisent leur symphonies ou leur concertos pour retrouver hic et nunc, leur identité nationale. La plus cruelle leçon, la plus amère conséquence de l’exportation de la république par l’histoire nationale, c'est-à-dire par la Révolution, est que la première décède quand la seconde prolifère. En fin de compte, ce qui sera légué par la France à l’Allemagne dans ce parcours tragique, ce n’est pas la république, mais la révolution, ce ne sont plus les droits de l’homme, mais la puissance des nations. Le XIXe et le XXe siècle seront davantage l’ère des nationalités et l’époque des révolutions, de la révolution conservatrice, comme de la révolution sociale, que l’époque des républiques.
A partir de là, la scène historique va pivoter et de nouveaux acteurs font leur entrée. Ce ne sont plus des français mais des allemands. « De l’Allemagne » écrit prophétiquement Germaine de Staël. Qui pourrait nier en effet, qu’en matière de révolution sociale, Marx n’ait compté davantage que Proudhon et qu’à l’égard de la Révolution conservatrice, Carl Schmitt ne soit plus profond que Charles Maurras ? Histoire nationale, prétention universelle ? Si au XVIIIe siècle, les Lumières et la Révolution ont été largement françaises, au XIXe siècle, le romantisme et l’essor des nations seront fondamentalement allemands.
A la fin du XIXe siècle, il ne faut donc pas seulement parler comme Claude Digeon, d’une crise allemande de la pensée française, mais d’une culture allemande de la pensée française, et, ajoutons-le, européenne. Car toute l’Europe, Pouchkine et Leopardi exceptés, devient romantique. Dès lors, la musique allemande du XIXe siècle, la mélodie de l’âme tourmentée des nations, devient pour l’essentiel, notre musique. Malgré les réserves en forme d’avertissement de Heinrich Heine, nous n’aurons plus d’autre philosophie que la philosophie allemande, de Kant (et de l’idéalisme classique allemand), à Heidegger. La recherche de l’absolu, l’éclaircissement de l’être, la phénoménologie de la conscience et de l’existence seront les seuls chemins qui nous mèneront quelque part. Notre littérature elle-même, passée la Bataille d’Hernani, si centrée sur la société française (Balzac, Stendhal, Flaubert, Proust) où notre peinture, si tournée également vers les sujets historiques et les paysages français, n’auraient pas été ce qu’elles ont été sans la réévaluation du sentiment contre la raison abstraite, la redécouverte de l’impression, le chemin vers les forces obscures de l’instinct, la représentation du conflit. Contre les idéaux universalistes abstraits du progrès et de la raison, la philosophie romantique allemande promeut à juste titre l’importance de l’émotion et de l’intuition, le flot de l’énergie, révèle avec Nietzsche et Freud l’existence de l’inconscient et permet le renouvellement de la littérature, de la peinture, des sciences humaines. L’érudition classique où la France avait tenu le haut du pavé au XVIIIe siècle, après un dernier tour d’honneur avec le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion en 1822, rend les armes aux sciences historiques et sociales allemandes. On peut même observer, que c’est sous la IIIe république, quand la société sera devenue plus libre, que le moment allemand de la culture française s’imposera dans sa visibilité irrésistible. C’est alors que Kant, Hegel, Fichte lui-même, seront devenus les auteurs philosophiques de référence, et que le salon du peintre Madeleine Lemaire fera une place aussi importante à la musique de Wagner qu’à celle de Debussy.
Et le droit politique ? Il ne fera pas exception, élargi qu’il sera par trois thèmes issus de la pensée allemande, ou approfondis par elle, le national, le social, le révolutionnaire. Les penseurs français admiratifs devant l’érudition allemande qui leur a damé le pion, comme ce fut le cas de Fustel de Coulanges à l’égard de Mommsen, même s’ils n’abondaient pas nécessairement vers toutes leurs conclusions, sont obligés de faire droit à la rectification romantique de l’existence de la particularité nationale, par-delà l’idéal abstrait des Lumières. Un peuple n’est pas un contrat. Au lendemain de notre défaite de 1870, Fustel et Renan reconnaissent chacun à leur manière, la vérité de cette observation. Chaque peuple en effet a une histoire, une géographie, et quand bien même nos deux historiens protestent que les générations qui viennent, doivent l’emporter sur celles qui précèdent et qu’il faut toujours recommencer le contrat, ils acceptent de tenir compte de l’histoire et de la singularité des nations. Comme Carré de Malberg l’a fait remarquer, plus tard, face à un Etat administratif tout puissant et peu sensible aux libertés individuelles, c’est bien souvent, l’Etat de droit prussien, puis ensuite l’Etat-Providence bismarckien ouvrant la voie au droit social, qui vont jouer le rôle de locomotives du progrès.
Autrement dit, l’invention du social, la reconnaissance des nationalités, le redéploiement de la Révolution, correspondent à l’élargissement indispensable des connaissances et convergent tous et toutes dans l’assignation des particularités. La force du mouvement romantique tient donc à sa compréhension du divers, à son assignation de la finitude, à l’importance de ce que Hegel appelle le « ceci » ou « la croix du présent », bref, à l’irruption de l’universel concret. Il désigne avec justesse l’existence des nations, des cultures, en débat ou en lutte, et le XIXe siècle est bien celui qui ouvre l’ère des nationalités et l’époque des révolutions. Avant la déviation affreuse du racisme, c'est-à-dire avant la naturalisation ou la biologisation du divers, avant son essentialisation, le retour à la particularité, à la diversité, à l’enracinement, au sentiment, décuple l’horizon de la culture européenne, et cet élargissement, nous le devons à la philosophie romantique allemande.
Absolutisées, ces assertions vont néanmoins déraper dans un parcours tragique qui ne sera pas moins catastrophique que celui de l’expérience de la Révolution française. L’absolutisation de la nation dans le nationalisme qui commence avec le discours de Fichte à la nation allemande : « Je parle à des allemands, rien qu’à des allemands et je leur parle d’allemands, rien que des allemands », conduit irrésistiblement à l’idée de révolution nationale. L’hypertrophie de la juste revendication du droit des nations se transforme dans un nationalisme expansionniste qui sera au principe de la première guerre mondiale. Aucune nation ne peut demeurer indéfiniment la grande nation, et pas plus la nation allemande, destinée selon Fichte, à conduire toutes les autres que la nation française, promise selon Saint Just à guider tous les peuples. Aucune nation européenne ne sortira totalement indemne de ce nationalisme exclusif et révolutionnariste, et au lendemain des stupides conditions du traité de Versailles, dénoncées justement par Keynes, l’expansion puis l’échec de la Révolution nationale se reproduisent pour s’élargir jusqu’à la catastrophe au XXe siècle.
En France, la tentation de la Révolution nationale a toujours été moins forte que celle de la Révolution sociale qui avait débuté avec Babeuf, après la défaite de Robespierre et s’était propagée dans le socialisme utopique. L’échec final de la Révolution sociale s’inscrit néanmoins par la faillite du système soviétique dans la seconde moitié du XXe siècle. Par deux fois, le XXe siècle découvre donc la faillite de l’universel révolutionnaire comme faux universel : la faillite du nazisme et de la Révolution nationale conservatrice, la faillite du communisme et de la Révolution sociale. Même lorsque – et c’est mon cas – on n’établit pas une équation identitaire entre ces deux systèmes – force est de constater une certaine solidarité entre eux. Pour l’un comme pour l’autre en effet, la guerre est toujours la continuation de la politique par d’autres moyens et l’Etat est toujours et seulement puissance, c'est-à-dire le contraire à l’Etat de droit républicain. Il n’y a pas de république, il n’y a que des despotismes.
Devons-nous donc renoncer à articuler l’histoire nationale à l’universel, devons-nous récuser toute philosophie de l’histoire comme d’anciens nous le proposent aujourd’hui, parce qu’ils considèrent le temps de l’Europe passé ? A cette tentation, je ne réponds pas par la négation mais en proposant de nous détourner de la philosophie de l’histoire suggérée par Hegel. Aux lendemains qui déchantent de la nation et de la révolution, il nous faut donc reconnaitre le dépassement nécessaire de Hegel comme de Marx, même si dans le bal des vampires de la pensée morte d’aujourd’hui ils continuent d’être omniprésents. Si le cas de Marx semble être entendu, le dépassement de Hegel demeure extrêmement problématique. Le grand philosophe a souhaité unifier l’histoire nationale et le message universel. Son projet grandiose, d’inscrire toute l’histoire de l’Esprit dans la « croix du présent », c'est-à-dire tout l’universel dans l’esprit d’un peuple ou dans la succession des esprits du peuple qui s’arrête au monde germanique, tourne court hélas ! Car le divers déborde toujours. Hegel a oublié l’Afrique, méconnu l’Orient, et nous sommes aujourd’hui convaincus – n’en déplaise à Fukuyama – qu’il n’y a pas de fin de l’histoire. La finitude, la diversité, résistent à l’universalité, précisément lorsque cette dernière est pensée à partir de la particularité. Si en effet, la fausseté du mouvement des Lumières radicales révolutionnaires française tient à leur particularisation de l’universel et à la pensée selon laquelle il n’y a qu’une nation républicaine, la grande nation française, la fausseté du mouvement romantique tient à l’absolutisation de la particularité et à la pensée selon laquelle l’histoire du monde – le moment présent sans reste ni retour – est le tribunal du monde.
On observera alors que, malgré le développement économique, scientifique manifeste, dans le parcours de nations européennes qui aboutit aux grandes déflagrations de la première et de la seconde Guerre mondiale, à travers la montée des révolutions nationales et sociales, l’idéal républicain s’est marginalisé. En Allemagne, la République de Weimar est un moment très court, en France, tout au long du XIXe siècle, la république s’efface à plusieurs reprises, remplacée par d’autres régimes politiques. Et le message universel auquel la France croyait s’être identifié, son emblème le plus manifeste, les droits de l’homme, est marginalisé et considéré comme un texte déclaratif sans valeur juridique aucune. Cependant, timidement, les républiques font retour au lendemain de la seconde Guerre mondiale. La République fédérale en Allemagne, après la faillite du Reich allemand, la IVe République en France, après la faillite de l’Etat français. La fin de la Révolution conduit dorénavant à séparer la pensée de ce qu’on avait cru indissolublement lié, c'est-à-dire à distinguer la république de la révolution et de la nation.
Alors comment procéder ? Serait-il possible de trouver une articulation plus juste d’une histoire nationale à un discours universel ? Peut-on maintenir l’idéal de la république universelle ? Je crois que c’est possible si on sépare la République de la Révolution et si on la dissocie d’une expérience nationale unique. La condition est de remonter plus loin et de regarder plus au large l’histoire républicaine européenne. Pour la France cela donne nécessairement : 1° La république vient d’une histoire plus générale. 2° Le droit politique républicain ne date pas de la Révolution. 3° Le lien entre histoire nationale et universelle n’est pas celle que l’on croit.
La France devra d’abord accepter le fait, en suivant le progrès des études d’histoire et de philosophie politique, que l’histoire républicaine ne commence nullement avec les révolutions du XVIIIe siècle, et qu’elle n’est pas étroitement française. Née dans les cités de l’Antiquité (Athènes, Rome), la république se redéploye et se développe dans les villes émancipées d’Italie et d’Allemagne (Hambourg, Florence, Venise et d’autres) pour secouer la tutelle du Saint-Empire.
Il lui faudra également reconnaitre que le droit républicain français ne commence pas avec la Révolution avec laquelle elle s’identifie. Le droit politique français, comme l’appellera Rousseau au XVIIIe siècle, provient en vérité du XVIe siècle. Dans l’Ecole de Bourges, création au sommet de Michel de l’Hospital, les juristes français reconsidèrent le droit romain, médiéval et impérial au profit d’un droit moderne républicain. Bodin, dans Les six livres de la république, élabore la doctrine de la souveraineté. François Hotman, La Franco-Gallia (1573), Théodore de Bèze, Du droit des magistrats (1574), Hubert Languet, Vindiciae contra tyrannos (1571), rédigent une série de livres qui posent les fondements du droit politique français moderne. Ces ouvrages sont issus directement du contexte des guerres de religion, mais aussi et plus fondamentalement à celui de la guerre de Hollande, à laquelle nos auteurs vont participer de leur mieux. Charles du Moulin donne une consultation aux Etats du Brabant, François Baudouin rejoint un temps Guillaume d’Orange, tandis qu’Hubert Languet et Philippe Duplessis-Mornay se mettent au service du Taciturne et participent à la rédaction de ses discours les plus importants (La justification et l’Apologie). La France devra donc observer que son élan universaliste est né pendant l’insurrection des Provinces-Unies. La première république moderne instituée à l’échelle d’un Etat, et non plus d’une cité, la république des Provinces-Unies, dont on date la naissance du traité d’Utrecht en 1579, s’est constituée bien avant la république française de 1792, avant la république américaine de 1776, avant l’éphémère république anglaise de Cromwell, en 1648, toutes ces tentatives qui ont été autant de préfaces et de galops d’essai des républiques contemporaines. Dans la révolte hollandaise qui constitue la première république d’Etat, des français ont donc joué un rôle international et politique de premier plan, mais pas pour eux, et pas tous seuls.
Or, la république des Provinces-Unies doit d’abord beaucoup au monde germanique. Après les ruades des cités républicaines contre le Saint-Empire, l’humanisme, qui fait retour au modèle républicain antique, et la Réforme, qui a inauguré la conscience de la liberté moderne, défient l’autorité de la seconde puissance médiévale, la Papauté. La Réforme luthérienne met en avant l’idée allemande de la foi et de la liberté. Contre les autorités théologico-politiques médiévales, elle institue le colloque singulier du fidèle avec Dieu, sola fide, sola scriptura ; contre les pompes de l’Eglise, contre ses indulgences, elle défend l’austérité, l’église locale évangélique, et milite pour la supériorité du Concile et du synode. Contre le culte des saints, elle impose la foi épurée en Dieu et en Christ seuls. Mieux que personne au XIXe siècle, Max Weber a exprimé combien cette éthique nouvelle qui abolit la séparation entre le siècle et la règle, maintient toute l’existence sous le regard de Dieu, et reconduit chacun à la Bible donnée à chaque homme et à chaque femme. L’insurrection de la liberté des Provinces Unies contre le monarque espagnol et son projet d’instituer l’Inquisition trouve son inspiration dans les idées critiques religieuses du monde germanique légèrement déviée par une inflexion calviniste française à l’origine plus démocratique, qui s’harmonise aux libertés des villes flamandes.
Les nouveautés de la philosophie politique moderne qu’on trouvera chez Grotius, Pufendorf, Hobbes, Locke, Spinoza, et au XVIIIe siècle, chez Wolf, Montesquieu et Rousseau, comme chez les pères fondateurs de la république américaine, s’affirment dans la théorie du contrat, le développement des droits de l’homme, la légitimité de l’insurrection, la doctrine de la représentation. Or, ces idées ont été élaborées par des Français sous l’influence de la Réforme et au service des Provinces Unies. Pour ne citer que ce seul exemple, je m’arrête sur Vindiciae contra tyrannos, vindicte (au double sens de grief et de revanche) contre les tyrans. Parmi les deux mille libelles parus en Hollande au temps de l’insurrection, il eut un immense retentissement. Rédigé (le plus probablement) par Hubert Languet, et édité par Philippe Duplessis-Mornay, en lien avec le cercle de François Hotman et Théodore de Bèze, il développe de stupéfiantes nouveautés. Le pouvoir légitime n’est pas de type féodal, car Dieu seul est seigneur et propriétaire, ni du type impérial du César-Christ, car Dieu seul est de nature divine. Les sujets ne sont ni esclaves, ni serfs, parce qu’ils sont « membres du peuple de Dieu », et ils ont donc des droits. Comme l’écrit Hubert Languet, le nom de roi ne signifie ni héritage, ni propriété, ni usufruit, mais charge et procuration. Seul le peuple établit les rois, le peuple qui est « parent et frère du roi ». Cette nouvelle doctrine du pouvoir accomplit à l’égard du politique le même exercice de sécularisation analysé par Max Weber à propos de l’économie. La toute-puissance de Dieu retire au roi la propriété de la terre pour la donner au peuple. L’idéal de la Réforme sécularise la vie publique comme il a sécularisé la vie économique. La théorie du double contrat, la grande innovation moderne, inspirée par la lecture des Ecritures, est également fondée sur la dénonciation du contrat seigneurial hiérarchique. Le premier contrat, passé entre Dieu le roi et le peuple, est un contrat de soumission à la loi divine, le second noué entre le roi et le peuple, est un contrat réciproque d’association, parce que le seul but de la royauté est de maintenir la justice et de faire usage des armes au profit du public et des particuliers pour les garder de tout outrage et de tout dommage. Le pouvoir n’a autre chose à faire que de procurer le bien du peuple. Le thème de l’insurrection en découle et, par là, le devoir d’ingérence qu’Hubert Languet légitime, à la fois pour le peuple, ses magistrats et surtout les Etats étrangers qui doivent porter assistance aux peuples bafoués. Ces thèmes mettront ainsi quelques siècles à s’inscrire à l’état-civil de l’histoire, et non sans de sanglants rebonds. Mais on peut dire que dans ce décor message universel du droit politique de l’Etat républicain est déjà complet. A un détail près : celui-ci est délivré tout entier dans le langage inspiré par la parole biblique que parlera encore la Révolution américaine, mais non plus déjà la Révolution française…
L’engagement des Français pour l’insurrection hollandaise, qui traverse toutes les doctrines des monarchomaques, dépasse la seule cohorte des Huguenots pour s’élargir à tout le parti des politiques (les républicains d’alors). Il suit le duc d’Alençon qui deviendra le duc d’Anjou, lorsqu’Henri III montera sur le trône, et des Malcontents, lorsque ce dernier devient, à la demande de Guillaume d’Orange, gouverneur des Provinces-Unies, et lorsque la cause de la Hollande se mue, dès le XVIe siècle, en la cause de ceux qui souhaitent la reconnaissance et la coexistence de la pluralité des croyances (Montaigne, La Boëtie, par exemple). Bien avant Lafayette et ses amis Cincinnati, des penseurs français de première importance comme Hubert Languet et Philippe Duplessis-Mornay deviennent ainsi les agents diplomatiques et les rédacteurs des écrits de Guillaume d’Orange (La justification en 1568, et l’Apologie en 1580), tout en menant un ensemble de négociations pour l’Internationale Protestante en gestation. C’est de cet enthousiasme pour la cause des Flandres que l’on retrouve jusque chez l’historien catholique, Auguste de Thou, qu’est né le courant républicain universaliste français dont procède le premier projet de généralisation d’union républicaine à l’échelle européenne, « le grand dessein » d’Henri IV. Contre les impériaux (les Espagnols), Henri IV a en effet rêvé d’unifier les principautés, les monarchies, qui avec des gouvernements différents, aristocratiques ou monarchiques de l’Europe, rassemblaient des Etats républicains hostiles à l’unification impériale depuis l’Ecosse jusqu’à le Bohême, en passant par la France et l’Allemagne sur la déflagration religieuse. Le premier projet d’une Europe unifiée pacifiquement par les Etats républicains, et non par la conquête, n’a pas vu le jour, mais il sera relevé au lendemain de la seconde Guerre mondiale par Jean Monnet, Robert Schumann et Konrad Adenauer, qui ont repris les termes mêmes qu’on trouvait consignés dans le projet d’Henri IV : « Conseil de l’Europe, Commission Européenne ».
Où nous mène donc cette histoire des républiques européennes ? A un message universel qui traverse nos histoires nationales. Si la république et les droits de l’homme sont bien des universaux politiques, mais s’ils émergent à travers des histoires particulières, il nous faut comprendre que la république ne s’est pas définie à l’échelle d’une nation, puisque les princes protestants allemands, l’électeur palatin Jean Casimir, l’empereur Maximilien de Habsbourg avec son neveu Mathias, la France, avec le duc d’Anjou, l’Angleterre avec Leicester et Philip Sidney dans l’entourage d’Elizabeth I, ont contribué chacun à leur manière à la résistance; et il nous faut également ainsi comprendre que l’insurrection, la résistance, la révolution, qui peuvent avoir leur légitimité, ne sont pas des universaux, eux qui sont toujours inscrits dans le temps de crise d’une histoire nationale. L’universel authentique réside dans le résultat, non dans le processus lui-même, et il peut même arriver que ce processus, s’il légitime indûment la violence, emporte telle une crue le résultat recherché. Machiavel avait bien tort.
Il est temps de répondre aux questions que nous nous sommes posées. Oui, la prétention d’une nation de porter le développement à un moment « T » des l’histoire est parfaitement soutenable. Ce fut le cas de la France des Lumières, comme celui de l’Allemagne Romantique. Mais à la condition de savoir que l’avance manifestée n’est jamais que partielle ou temporelle, parce que la connaissance est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. En vertu de la finitude humaine, aucune nation ne détient tout l’espace et toute la durée du développement universel qui reste à hauteur de l’Humanité. Le passage à l’universel virtuel, la mauvaise subsomption, viennent toujours de la même cause : la dénégation hystérique de la défaite et de la finitude. Le travail négatif ou l’oubli de la transmission, la violence l’oubli et du refoulement, car l’oubli est le père de la violence. La négation de la négativité propulse le passage du « dream world », à la vie rêvée des anges. Malgré l’importance de la participation des Français à l’insurrection des Pays-Bas, l’histoire de la république des Provinces-Unies, ce moment capital d’avènement de la république moderne, a été quasi forclose dans la pensée française. A l’exception de Quinet, ce sont les Allemands, Goethe et Schiller, qui vont la penser et la représenter dans les drames d’Egmont et de Don Carlos. Qu’avons-nous tenu scellé, qu’avons-nous voulu oublier ? La défaite des compagnons d’Henri IV, la défaite de la Réforme. Lorsque Turenne, le petit-fils de Guillaume d’Orange, maréchal de Louis XIV, sera mis à la tête des troupes françaises contre la Hollande et lorsque l’Edit de Nantes sera révoqué, la page de la Geste des compagnons d’Henri IV sera définitivement close. Après elle, le Jansénisme recouvre et fait oublier la Réforme. (Qu’est ce qui sépare un janséniste d’un protestant ? La réponse est la même que pour la question : « Qu’est-ce qui sépare un psychanalyste et un confectionneur ? » Une génération !) La Réforme française aura été défaite par la furie populiste déclenchée par la Ligue, lors du massacre de la Saint-Barthélemy. Deux siècles plus tard, on n’y reprendra plus les Jansénistes et les rares survivants du protestantisme, car ce sont eux la cette fois qui déchaîneront la foule et utiliseront la terreur. La Révolution demandera ainsi l’utilisation du despotisme pour faire advenir la république. En France comme en Allemagne, et comme dans le reste de l’Europe, la Révolution française qui a fondé la (première) république française serait difficilement pensable sans le trajet souterrain de l’idée républicaine, tracée en partie par la république des Lettres, au XVIIe et au XVIIIe siècle, et née elle-même comme substitut à la défaite de la Réforme. Elle est une revanche post-partum de la Révocation de l’Edit de Nantes, en 1685, mais elle est aussi et surtout un passage au virtuel, une adresse au monde, compensatoire d’une fragilité amèrement éprouvée. La mélancolie de Jean-Jacques Rousseau tel que l’a compris Hölderlin, avant le déchainement.
Cette incertitude de la république dans la Révolution française peut nous faire comprendre par comparaison et extension ce qu’a été la fragilité de l’unité nationale allemande. Cherchée sans succès par le fer et par le sang, elle ne s’est finalement réalisée que dans la paix, par la République Fédérale, en 1981. La division religieuse de la nation allemande, pendant la Guerre de Trente Ans, avait perduré plus longtemps qu’ailleurs. La volonté de l’unité nationale portée par l’Allemagne des villes et de la modernité qu’a symbolisé Weimar, la ville de Goethe et de Schiller, où se réuniront les constituants républicains de 1918, après la tentative de l’Assemblée de Francfort en 1848, a été ainsi imprégnée de l’air des principautés féodales morcelées qui se sont perpétuées, avec leur nostalgie médiévale jusqu’au coeur du IIe Reich. Pourquoi un Etat de droit prussien bismarckien qui avait accepté, au moins un temps, l’équilibre des puissances européennes à l’extérieur, et même une politique de démocratisation contrôlée à l’intérieur, n’a-t-il pu se stabiliser une fois le rapt de l’Alsace-Lorraine ? Pourquoi l’unité sociale elle-même de l’Allemagne Wiene , malgré les bases qu’elle a à la Belle Epoque et la volonté de résoudre la question sociale comprise dans des formes juridiques, n’ont-t-elles pu être accomplies jusqu’à leur terme ? Sans doute parce que dans le conflit des nationalismes qui s’achève en 1914 et qui disloque l’Europe après 1948, nous assistons en Allemagne à une double subversion : 1° Au dépassement du système de l’Etat militaire bismarckien rationnel, au profit du nouveau soumis à la politique credo de la conquête illimitée, fondée sur une identité nationale allemande supérieure aux Etats et le primat du militaire sur le politique, c'est-à-dire l’apparition de la Révolution conservatrice parvenue à sa logique profonde – 2°, de l’autre côté, à l’explosion de la social-démocratie sous la puissance de choc de la conflagration et l’émergence de l’aile d’extrême gauche de Rosa Luxemburg, qui rêve à son tour de balayer la république balbutiante par la révolution sociale. Autrement dit, les républicains modérés de Weimar se sont retrouvés contestés en permanence des deux côtés par les intolérants de la Révolution nationale et ceux de la Révolution sociale. Ne croyez pas que je ne parle que de vous. Non, je parle aussi de nous, car malgré le second rapprochement franco-allemand entre Weimar et la IIIe République entre Briand et Straussmann, nous ne serons guère plus solides et notre Parlement à son tour en 1940, votera les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, peu après que le Rechtsstaat weimarien aura soutenu l’accession de Hitler à la chancellerie, en 1933.
Universel et virtuel, la mauvaise subsomption vient toujours des mêmes causes. Dans la défaite de la république, ou dans la mise en sursis de la nation, l’imaginaire prend la place du réel, la Révolution compense la blessure, le monde du rêve accomplit ce que la réalité ne peut donner. Nous avons donc chacun notre lot de blessures réciproques. Comment en guérir sinon par le retour vers la vérité et par l’histoire ? La vérité : nous ne sommes pas seuls. L’histoire : l’histoire de la république, n’est pas l’apanage d’une nation particulière. Elle recommence en Europe au XVIe siècle, il ne faudrait pas la manquer au XXIe siècle.
Et aujourd’hui ? Aujourd’hui, la république européenne dont les pionniers ont été des français et des allemands, constitue le dépassement réciproque de nos vieux démons du révolutionarisme et du nationalisme. Nous savons que certains tentent maintenant de les réveiller. Nombre de Français, fiers de leur discours au monde, pensent qu’ils pourraient se passer de l’Europe et ne cessent de faire la leçon à leurs partenaires. Nombre d’Allemands, enivrés de leur travail de leur économie prospère autant que rigoureuse, lassés des pays latins hâbleurs et insuffisamment travailleurs, sont tentés de ne plus compter que sur eux-mêmes.
Pourtant, ce que l’Union Européenne représente aujourd’hui, c’est non seulement la chance pour l’Europe de compter comme puissance économique face aux géants que sont l’Amérique et les nouveaux pays continents émergents de l’Asie, la Chine, l’Inde, le Brésil. Mais, c’est aussi et davantage la défense de son idéal d’universalité, celui de la république, énoncé par Kant et chanté par Beethoven, c'est-à-dire la régulation par le droit de la coexistence des peuples. L’Allemagne qui travaille, qui a réglé ses rapports avec le monde d’une manière pacifique, qui a radicalement critiqué les fautes du IIIe Reich, est pour l’Europe un atout essentiel. La France qui ne travaille peut-être pas suffisamment a conservé une capacité d’accueil et de dialogue avec les autres qui s’est traduite par une politique d’intégration indiscutable, et elle reste identique aux valeurs universelles de la république. Pour que l’Europe puisse sans prétention tenir un discours universel à partir de ses idéaux, il faut combiner la république des Lumières et la diversité romantique. Même et surtout lorsque les temps sont difficiles comme aujourd’hui, nous aurions bien tort de renoncer au dialogue de la France et de l’Allemagne, à l’accommodement de nos histoires nationales, transcendé par nos idéaux européens et universels. Car nous en sommes toujours au début du dialogue des républiques, à mesurer les différences et à les composer. Et pour nous français, à corriger notre droit politique de l’Etat central par l’Etat fédéral, à rectifier l’Etat de finance par l’Etat de justice, à utiliser le dialogue des cultures nationales européennes, pour mieux apprendre à parler la langue de l’humanité
jeudi 24 juin
Ludwigsburg, Allemagne
Blandine Kriegel
FREUD ET LES LUMIERES EUROPEENNES
Freud et le génie européen... Je voudrais d’abord remercier Emile Malet et l’équipe de la revue Passages de nous avoir proposé ce beau thème de réflexion dans la salle Dussane où, comme vient de l’évoquer si justement et si éloquemment Dominique Lecourt, nous avons passé quelques-unes des heures de notre jeunesse au séminaire de Jacques Lacan.
Le génie européen, le génie, thème mozartien, kantien, par excellence : d’autres sans doute, donneront les définitions qui s’imposent, entre l’ingenium et le genos, je vais m’empresser de les délaisser pour ’évoquer q la lignée européenne dans laquelle s’inscrit Freud. Dominique Lecourt a ressuscité notre stage commun à la salle Dussane : le séminaire, le séminaire Lacan, et il a très bien dit comment on y conjoignait Freud et la politique, Freud et la philosophie, la philosophie, le concept se saisissant de Freud. Vous me permettrez d’être ici infidèle à ces années stimulantes pour m’engager dans un autre itinéraire. Non pas lire Freud avec la philosophie, et surtout avec la philosophie la plus contemporaine ; -comparaison n’est pas raison- non, je souhaiterais vous proposer non pas le rapprochement mais l’écart, non pas la réunion mais la dissociation, je souhaiterais renverser la lecture, changer le point de vue et trouver d’autres repères que ceux que nous ont indiqués nos aînés.
Freud en effet, est le génie européen mais de quelle Europe ?
Parmi les innombrables énigmes que la naissance de la psychanalyse a posées et continue de poser à la culture européenne, la moindre n’est pas son lien avec l’extraordinaire floraison de la pensée viennoise à la fin du XIXe siècle et du début au XXe siècle. Athènes ou l’école de la Grèce ; Vienne ou l’école de l’Europe. L’Europe connut cette succession de capitales ou quelque chose comme le progrès se frayait un cours, mais un progrès, récessif hélas : Paris avant 1914, Moscou avant 1917, Vienne avant 1920, Berlin avant 1933... Revenons à Vienne : Wittgenstein, Freud et plus tard Kelsen on oublie Robert Musil, Einstein et Franz Kafka par Prague interposée et alii...La physique relativiste, le positivisme logique, le positivisme juridique autant que la psychanalyse. Mais le plus étonnant dans cette efflorescence luxuriante, dans cette floraison époustouflante est la tonalité propre de la culture viennoise. Optimiste certainement, enjuivée peut-être, mais surtout extraordinairement éloignée de l’esprit volkisch, incroyablement épargnée par le Romantisme. Sceptique, là où d’autres cherchaient l’absolu, déjà structuraliste quand certains demeuraient historicistes, pleine d’esprit mais indifférente à la phénoménologie de l’esprit, croyant encore à la raison, à la guérison, à la recherche du bonheur, bref rationaliste, en pleine crise de destruction de la raison.
La culture viennoise : il faut partir de là, l’évoquer, la ressusciter ; cette Wiener Moderne, comme l’a analysée Jacques le Rider, citant ici Rudolph Haller, est d’abord retardataire. Retard en philosophie : l’influence de Herbart et de Bolzano lie la philosophie autrichienne à l’Age classique par Leibniz, Locke contre l’Idéalisme classique allemand. Brentano critique de Fichte, Ernst Mach, Ludwig Wittgenstein se rattachent à cette lignée et non à Hegel, à Schopenhauer ou à Nietzsche. Retard en musique. Mahler paraît classique, comparé à Wagner et ce retard produira la venue de Schonberg. Retard en littérature, dans la persistance même de la critique littéraire avec (« j’appelle classique celui qui comporte en lui un critique ») avec Hermann Bahr ou Hugo Von Hofmannsthal.
Comme le souligne Le Rider : « la modernité viennoise apparaît comme dominée par deux interprétations antagonistes du devenir culturel, celle qui entend réagir contre l’affaiblissement des valeurs masculines (vérité, moralité, rationalité, loi, idéalisme) et celle qui se consacre à célébrer la montée de la référence au féminin. ». Retard enfin dans la religion. Et c’est ici, la place du signifiant juif. Ce n’est pas seulement la loi ancienne contre la loi nouvelle qu’il faut souligner ou la montée des Juifs dans le siècle depuis l’émancipation voulue par Joseph II , car les Juifs émancipés seront bientôt marginalisés par le rejet et la montée de l’antisémitisme qui les feront basculer dans le Bildung et la Kultur ou bientôt dans le sionisme, non c’est plutôt la persistance de l’union du judaïsme et du christianisme qui était la caractéristique de l’esprit classique, de la culture classique, d’un Hobbes, d’un Spinoza, d’un Locke ou d’un Mabillon, avant que cette union ne soit descellée par l’Esprit du christianisme et son destin de Hegel ou par l’antisémitisme d’un Fichte. Et si la Vienne moderne était archaïque, elle n’était pas associée à la culture romantique mais liée encore par de multiples ramifications invisibles à l’esprit classique...
Par-là, et c’est ce que je voudrais monter aujourd’hui, Freud n’est pas seulement le théoricien des pulsions et de leurs destins, celui qui a retrouvé les forces profondes de la vie et de la mort, l’instinct en lieu et place de la réflexion, l’inconscient derrière la conscience, le « au fond de l’homme, cela » ou la bête, la barbarie dans le dressage de l’animal humain. Si proches qu’ils semblent être si souvent, au point qu’on croirait qu’ils ont écrit sur la même table ou copié sur l’épaule l’un de l’autre, Freud s’éloigne hyperboliquement de Nietzsche et sa culture européenne, la lignée dont il vient et dont il provient est toute autre. Freud n’est pas pour la barbarie contre la civilisation, pour le dressage contre l’éducation, pour l’héroïsme contre l’individuation, pour le surhomme contre l’homme, non, Freud demeure un homme des lumières classiques, un homme de la raison, lié à l’humanisme de la Renaissance, cherchant à retrouver la Grèce, le Judaïsme, l’Egypte antique. Son trajet intellectuel et l’itinéraire où il s’enracine contiennent toujours un réconfort et une promesse contre les sombres temps qui ont engloutis l’Europe d’hier et qui la menacent aujourd’hui insensiblement.
Commençons par un symptôme, le premier. Dans son Discours de la méthode, dans son exposé ad usum Delphini, c’est à dire dans l’Introduction à la psychanalyse, Freud, et c’est extraordinaire, commence par rapprocher la psychanalyse de l’Histoire, indexe la certitude de la psychanalyse sur la certitude de l’Histoire. (Par parenthèse, cela m’intéresse particulièrement parce que j’ai consacré les dix-sept années les plus laborieuses de ma vie à ma thèse, la constitution du savoir historique moderne, à l’Age classique). Comme le rappelle Freud, nous ne connaissons la vie d’Alexandre le Grand que par des récits contemporains ou ultérieurs ou par des traces, qu’il s’agisse des monuments archéologiques, des bâtiments, des médailles ou des documents... La véracité des faits historiques est, dit-il, fondée sur trois critères : premièrement, la bonne foi supposée des témoins contemporains, deuxièmement, la concordance des témoignages et troisièmement, le degré de certitude qui, lui-même, varie en fonction de l’ancienneté des faits : plus les faits sont anciens, moins la certitude risque d’être bien établie. Cette analogie de la psychanalyse avec l’Histoire, Freud l’a maintenue dans toute son œuvre et il la réitère encore dans Malaise dans la civilisation, lorsqu’il compare notre psychisme à l’architecture de Rome. Sous la Rome moderne, un bon archéologue saura retrouver la Rome ancienne, d’abord la Roma Quadrata puis le Septimontium, puis la muraille de Servius et enfin la muraille d’Aurélien. « Ce qui maintenant occupe ces emplacements ce sont des ruines et non pas les ruines originelles mais celles des rénovations ultérieures. Faisons maintenant l’hypothèse fantastique que Rome n’est pas un lieu d’habitation humaine mais un être psychique qui a un passé particulièrement long et riche de mystères. » (Malaise dans la civilisation, p.11)
Pourquoi ce rapprochement entre l’Histoire et la psychanalyse est-il extraordinaire ? Pourquoi est-il déjà, un discrimen veri ac falsi ? Parce que, ce faisant, Freud se trouve en opposition manifeste avec tout le discours critique contemporain de la philosophie de l’Histoire. Aussi bien avec le discours des Considérations inactuelles de Nietzsche où l’on trouve une négation et une critique forcenée de la possibilité du savoir historique, qu’avec le discours néo-wébérien et la lignée Dilthey, Simmel, Rickert, qui n’a cessé de prononcer l’infériorité épistémologique des sciences de l’esprit par rapport aux sciences de la nature. Les sciences de la nature pouvaient viser l’explication ; les sciences de l’esprit ne pouvaient s’occuper que de compréhension.
Freud ne dit pas que la psychanalyse, l’analyse de la psyché, la découverte de l’inconscient et des pulsions sexuelles sont aussi incertaines ou aussi fragiles que la narration historique, il soutient à l’opposé, qu’elles sont aussi vraies et que l’analyse soumise, elle aussi, à un travail de recherche des sources, à un suivi des traces qui ont, de part en part, un contenu humain symbolique. Ici, les monuments et les documents, là, le signifiant ou la parole, mais toujours le symbolique. Pour mesurer le caractère subversif d’une telle position, il faut rappeler l’état de la culture européenne de son époque.
Mon intention, ici au milieu des psychanalystes qui ne sont pas étrangers à la discipline comme je le suis moi-même et auxquels je demande évidemment l’indulgence requise à l’égard de tout étrange,r n’est nullement, vous l’imaginez, de suivre ou d’étudier la recherche freudienne dans son triple registre d’analyse des mécanismes de la psyché, des moyens thérapeutiques de traitements des névroses, ou de science (Wissenschaft) des processus psychiques, mais seulement de rappeler que, pour une philosophe parmi d’autres, l’ambition de Freud apparait totalement à l’écart de la remise en cause de la possibilité de connaître et de guérir l’homme installée au cœur de la culture romantique et de la philosophie allemande de la Révolution conservatrice. Freud, (1856-1939), inscrit à la faculté de médecine en 1873, lors d’une conférence populaire du poème de Tobler de la nature ne s’est jamais éloigné de l’esprit des sciences de la nature et de l’influence de ses maîtres, Brücke et Meynert. Il a toujours affirmé que la psychanalyse appartenait aux Naturwissenschaften, aux sciences de la nature.
Mais comment accréditer la filiation de Freud à l’époque classique alors que lui-même, lecteur de Platon, de Kant, de Schopenhauer et de Nietzsche, il est celui qui a miné la suprématie cartésienne de la conscience ? Il s’est présenté avant tout comme le découvreur d’une nouvelle terra incognita : « Je ne suis qu’un conquistador, un explorateur avec toute la curiosité, l’audace et la ténacité qui caractérise ce genre d’homme. » (Lettre à Fliess, 1er février 1800, cité par Paul Laurent Assoun).
Comment retrouver quelque chose de l’esprit classique, de l’optimisme de la raison chez l’auteur de la seconde topique et d’Au delà du principe du plaisir (1920) chez celui qui dans Totem et tabou, l’Avenir d’une illusion, Malaise dans la civilisation (1927-1930) a perçu l’un des premiers, les ravages de Thanatos et pressenti la remontée de la barbarie ?
Et bien justement, c’est à mon sens l’extranéité de Freud à la culture romantique allemande qui lui a donnée sa force de visionnaire et c’est pourquoi je crois, on ne peut lire et comprendre Freud, sans la ville de Vienne. Les penseurs viennois n’étaient pas des pères au désert, ils étaient les producteurs d’une pensée différente de celle de la culture allemande de leur temps.
La Révolution conservatrice
Quelle était en effet la culture allemande contemporaine de la production freudienne et de la Vienne moderne ? Rien ne la caractérise mieux comme l’a souligné justement Louis Dupeux à qui j’emprunte ses réflexions que le nom de Révolution conservatrice qui lui a été donné. Ces sources remontent à l’époque wilhelmienne au moment où Paul de Lagarde et Frédéric Nietzsche pour ne citer qu’eux, ont mis radicalement en cause le développement moderne et le progrès du libéralisme et de la démocratie qu’ils décelaient en Allemagne et qui était commun à toute l’Europe de l’Ouest. On voit alors se lever un mouvement de réaction radicale qui se propose de balayer comme autant de structures artificielles et non allemandes, les utopies libérales démocratiques, communistes ou chrétiennes. La critique néo-conservatrice fustigeait le rationalisme desséchant, l’univers du libéralisme, elle rejetait le nivellement des cultures de la prétendue civilisation pour affirmer les différences irréductibles entre les cultures nationales. Et ici, je suis bien obligée d’ouvrir une parenthèse encore, pour critiquer la malencontreuse nouvelle traduction de Malaise dans la civilisation en Malaise de la culture. Car Freud, contre Spengler et le Déclin de l’Occident, et contre le courant principal de la philosophie romantique allemande a énergiquement refusé de distinguer entre les sens de culture et de civilisation (Kultur und Zivilisation). Il définit en effet la culture comme civilisation et rien d’autre : « la somme des actions et des institutions par lesquelles notre vie s’éloigne de nos ancêtres les animaux et qui servent deux finalités : la protection de l’homme contre la nature et les réglementations des hommes entre eux (Malaise dans la civilisation). Cette conception est tout à fait celle propre à la notion de civilisation du XVIIIe siècle que l’on trouve chez un Guizot en France au XIXe siècle, et elle s’oppose à la définition de la culture (Kultur) comme communauté organique de valeurs spécifiques propres à un peuple. Freud pense la culture à l’échelle de l’humanité, c’est-à-dire qu’il pense la culture comme civilisation. *
Le refus de la renonciation au bonheur
La Révolution conservatrice est donc une attaque en règle contre l’utopie judéo-chrétienne et les droits de l’homme, contre l’égalité de principe de tous les hommes entre eux, contre la paix entre les peuples. Tous idéaux que Nietzsche a combattus comme l’idéal du dernier homme et la morale du troupeau. La conception du monde de la Révolution conservatrice se réclame de l’idéalisme, mais d’un idéalisme particulier qui oppose le cœur à l’âme, l’esprit à la raison, la volonté à l’entendement. L’histoire est le fait d’actes héroïques de grands hommes, elle ne connaît pas de progrès mais des cycles, des montées et des chutes. Spengler propose de reconstituer la société à partir de communautés nationales structurées et hiérarchisées encore et menées par des chefs. Avec Carl Schmitt, la Révolution Conservatrice critique radicalement l’Etat de droit, le parlementarisme, les droits de l’homme, elle prône une réhabilitation du sens tragique de l’existence, une nouvelle attitude collective dont l’objectif n’est pas le bonheur des individus mais la réalisation de la puissance et de la culture par l’instauration de l’ordre communautaire et organique. Sa plus grande réussite de masse fut le NSDAP, le Parti National Socialiste Allemand des travailleurs, lui-même appuyé sur le mouvement volkisch populiste.
Or, quel est le point sur lequel Freud diverge le plus de la culture romantique et de l’orientation de la Révolution conservatrice ? C’est, sans doute, le refus de la renonciation au bonheur. Kant avait affirmé que le bonheur n’est pas une idée de la raison et le Romantisme politique allemand se dresse comme une machine de destruction de la recherche du bonheur au profit de la recherche de l’absolu et de la volonté de puissance. Le peuple contre l’individu, le surhomme contre l’homme, la puissance au lieu du plaisir. Mais Freud écrit : « le programme que nous impose le principe de plaisir, devenir heureux, ne peut être accompli pourtant, il n’est pas permis, il n’est pas possible d’abandonner nos efforts pour le rapprocher d’une façon ou d’une autre de son accomplissement » (Malaise dans la civilisation, page 26). L’une des raisons qu’il allègue de son refus définitif de l’illusion de la religion est que précisément, elle empêche ce libre choix qui préside à la recherche du bonheur en rabaissant la valeur de la vie et en intimidant l’intelligence. Si Freud s’écarte ici de ses contemporains, c’est qu’il se livre à une critique féroce de Nietzsche et de toute la Révolution conservatrice de retour à la barbarie prôné comme une voie possible de développement.
Et puis, encore un autre point clef, Freud critique de front, la liberté. Le libre arbitre, l’identification de la pensée et de la liberté, c’est-à-dire avec la volonté, est le critère de division le plus sûr qui sépare la pensée lucide de la Renaissance développée à l’Age classique dans le droit politique de Hobbes, de Spinoza et de Locke, avec la tradition romantique. Je cite Freud : « la liberté individuelle n’est pas un bien de la civilisation. C’est avant toute civilisation qu’elle était la plus grande, mais le plus souvent sans valeur propre, l’individu était à peine en état de se défendre (Malaise dans la civilisation, page 39). Nous ne sommes pas jetés dans monde, nous ne sommes pas voués à la liberté. Certes, la liberté est originaire, mais elle est un mauvais coup contre la civilisation. « Une bonne part de la lutte de l’humanité » écrit Freud, « a pour fin de trouver un équilibre qui ajuste les besoins individuels et collectifs ». En d’autres termes, il est commandé à l’homme de maîtriser ses pulsions et c’est ce processus de sublimation des pulsions qui est au principe de la civilisation. Je cite encore Freud : « la sublimation est en général un destin des pulsions que la culture obtient par contrainte ». C’est du Hobbes. La loi naturelle découverte par la raison de ne pas attenter à la vie, n’est pas une liberté mais une obligation (Leviathan chapitre XIV). Or, c’est justement parce que la civilisation porte atteinte à la liberté qu’elle oblige au refoulement des pulsions et peut être refusée, qu’elle est fragile. La volonté de puissance ou la pulsion de mort, Freud l’a découverte tardivement : « j’ai adopté le point de vue selon lequel le penchant d’agression est une prédisposition pulsionnelle originelle et autonome de l’homme, je reviens à l’idée que la culture trouve en elle son obstacle le plus profond ». Homo homini lupus, c’est encore du Hobbes et c’est la phrase même que cite Freud. Il ne retrouve pas Nietzsche, il revient à Hobbes, à la loi naturelle, au programme de civilisation qui s’oppose à la force, Freud dirait, à la pulsion d’agression naturelle des hommes même si le sens du processus est inverse dans le droit politique classique de Hobbes.
Enfin, l’amour…Last but not least, foi et Amour pour paraphraser Novalis. Là encore, Freud est antiromantique. Il revient à la critique de l’amour développé par Hegel appuyé sur Rousseau ; le Rousseau de l’Emile. La tripartition que l’on trouve en effet dans Les Principes de la philosophie du droit selon laquelle il existe une sphère de la famille, une sphère de la société civile, une sphère de l’Etat, a comme origine les trois attributs trifonctionnels d’Emile, à la fois père, travailleur et citoyen. Contre Haller et Novalis, Hegel avait soutenu que la sphère de la famille dominée par la moralité est certes articulée par le sentiment et l’amour, mais que celle-ci est parfaitement distincte, voire incompatible avec l’éthique de la société civile fondée sur les intérêts privés, et plus encore avec l’éthique de l’Etat, fondée sur l’esprit du peuple. Freud lui aussi, le montre par ailleurs Marielle David, limite le champ de l’amour : « l’homme de la culture a fait l’échange d’une part de possibilité de bonheur contre une part de sécurité. N’oublions pas toute fois que dans la famille originaire, seul, le chef suprême bénéficiait de cette liberté pulsionnelle ; les autres vivaient en esclaves dans l’oppression ».
La culture peut casser comme du verre
Et delà, la conscience morale, sa genèse, sa généalogie. On remarquera qu’elle n’est pas non plus celle de l’Antéchrist et de la Généalogie de la morale, qu’elle n’est pas « par-delà le bien et le mal ». C’est plutôt l’inverse. Car si Hegel disait qu’on ne peut pas sauter par-dessus son époque, Freud a ajouté que le sentiment de culpabilité qui peut être terrifiant et destructeur est par ailleurs inévitable : « Nous appréhendons enfin deux choses en pleine lumière, la peur de l’amour dans l’apparition de la conscience morale et l’inévitabilité fatale du sentiment de culpabilité. Qu’on ait mis à mort le père ou que l’on se soit abstenu de l’acte, ce n’est pas décisif...car le sentiment de culpabilité est l’expression du conflit d’ambivalence, du combat éternel entre Eros et la pulsion de destruction demeure... » et il ajoute : « Le conflit est attisé dès que la tâche de vivre en commun est assignée aux hommes ». La civilisation n’est pas la victoire des faibles sur les forts, du ressentiment sur la volonté de puissance mais l’empreinte, la trace de la finitude dans la vie humaine. Il s’agit certes, d’une correction de l’optimisme béat des Lumières - mais on oublie que les Lumières aussi, avaient déjà découvert la bête dans l’homme - mais non d’une renonciation à la civilisation. Le diagnostic posé est seulement celui de sa fragilité et de son incertitude : la culture peut casser comme du verre.
On ne se débrouillera pas de cette étrangeté de la philosophie freudienne et de son extranéité à la sainte famille, Kant, Hegel, Nietzsche, en faisant de Freud une sorte d’Henri Mondor germanique, un médecin cultivé dont il faudrait élaborer la philosophie absente. Constat immédiatement suivi d’offres de service, remplacer la philosophie absente de Freud par la philosophie présente, entendez la philosophie la plus en vogue, et hier, on nous suggérait un Freud hégélien alors qu’aujourd’hui, on nous propose un Freud heideggérien. Mais non, réduire la philosophie freudienne à la philosophie spontanée des savants dénoncée par Althusser, c’est oublier à la fois l’excellence de sa formation au gymnasium, une formation centrée sur la philosophie kantienne, et la profondeur de son soupçon à l’égard de la philosophie allemande de son temps, qu’il connaissait parfaitement. Le choix philosophique de Freud l’insère sans ambages et sans ambiguïté dans une autre philosophie de la vie et de la pensée humaine, dans une conception radicale, même si elle a été vaincue.
Certains, comme Carl Schorske,, interprétant à son tour les rêves de Freud dans l’évocation de Garibaldi destructeur de Rome ou de Kossuth, chef de la révolution hongroise, ont vu la sublimation du projet politique raté du libéralisme viennois. Sans doute, politiquement, Freud venait-il de là. Mais la généalogie intellectuelle dans laquelle il s’inscrit refuse à chacun de ces emplacements, les solutions que le Romantisme avait indiquées et qui ont fait le sonderweg, la voie particulière allemande. Ici encore, utilisons la voie freudienne où Freud parle de bifurcations mal prises, qu’il faut remonter pour retrouver le lieu du fourvoiement, métaphore rigoureusement inverse à celle de Descartes qui estimait qu’il ne faut jamais rebrousser chemin, mais toujours et toujours avancer dans une forêt où l’on s’est égaré. Utilisons donc cette métaphore du retour, cette voie freudienne où la thérapie décrite comme anamnèse et suivons Freud. Au carrefour emprunté par le Romantisme de la destruction de la raison, selon le mot juste de Georg Lukacs, Freud préfère la philosophie qui conserve sa foi dans la science. Au carrefour des Lumières, qui donnera aussi le rationalisme positiviste grêle et desséché de l’entendement, qu’on retrouve chez Kelsen et Carnap et qui sera vaincu sans difficulté par la Révolution conservatrice européenne, il préfère le XVIIe siècle, l’Age classique enraciné dans la Renaissance, une philosophie de l’homme qui est un traité du monde et une connaissance de la nature, le Deus sive natura de Spinoza, la raison classique qui n’a pas rompu avec le sens des Ecritures et sait les déchiffrer et qui voit dans l’affirmation de l’humanité, l’énoncé d’un droit naturel qui est autre chose que la seule positivité de l’affirmation de la volonté. Et enfin, au carrefour du XVIIe siècle, qui a rejeté l’immense élan kabbaliste de la Renaissance, la lumière des Rose-Croix, pour paraphraser France Yates, il choisit aussi le retour à la mystique européenne qui unifiait aussi bien le Parti des Politiques du Grand Dessein d’Henri IV, que la doctrine qui inscrit les passions humaines dans une théorie de l’univers. Par quoi, il ne voudra jamais rompre le lien entre la psychanalyse, la biologie et la physique. De ce retour à la Prisca sapientia, à la quête d’Isis, retour aux antiquités hébraïques, grecques, égyptiennes, chacun connaît les traces émouvantes conservées dans son appartement viennois et la projection époustouflante de ses réflexions dans l’histoire de notre civilisation.
Aussi bien, devant Freud la philosophie doit pratiquer l’humilité et le retour. Freud, homme des Lumières, de l’Age classique, de la Renaissance, il a été tout cela et l’ensemble de ses adhésions, des voies qu’il a empruntées, sont autant de prises de parti contre les sombres temps dont il avait deviné les possibilités destructrices et dont la psychanalyse s’était voulue, de façon pathétique, comme les digues du Zuiderzee, l’humain, très humain rempart contre la submersion. Nous en sommes toujours là.
Car tout ceci, tout cet environnement culturel, nous avons beaucoup de difficultés à le retrouver. Nous aussi, nous sommes coupés de nos origines et de la filiation européenne de Freud. Nous croyons vivre aujourd’hui dans un environnement intellectuel caractérisé par le triomphe de la démocratie et de l’Etat de droit et nous en sommes bien loin. D’autres astres obscurs continuent de dominer notre langage, notre culture. La philosophie romantique allemande, de Johann Gottlieb Fichte jusqu'à celle de Martin Heidegger est un ennemi résolu, sournois et subtil de la filiation freudienne. La génération qui nous a précédée, a redécouvert Freud avec suffisamment d’ambiguïté pour nous laisser désemparés, car elle n’a pas retrouvé sa véritable filiation européenne, elle a articulé le freudisme sur une philosophie à laquelle il était résolument hostile. Peut-être n’avait-elle pas le moyen de faire autrement. Mais nous ?
Blandine Kriegel
9 novembre 2000
La République (1994)
La république n'est pas née d'aujourd'hui mais d'hier l'idée républicaine ne date pas de la révolution de 1789, de la proclamation de 1792, ni même de la IIe République de 1848 ou de la IIIe de 1874. L'idée républicaine moderne fait sa réapparition à la Renaissance à travers les œuvres de Machiavel, Discours sur la première Décade de Tite-Live (1513) et de Jean Bodin, Les Six Livres de la République (1576) et elle se développe sur le plan doctrinal et historique selon un long parcours sous l'Ancien Régime. Parcours doctrinal : toutes les philosophies politiques modernes, celle de Bodin, celle de Spinoza, celle de Hobbes, celle de Locke, celle de Rousseau, sont républicaines. Quelle est l'origine de l'idée républicaine? Elle se trouve en vérité dans les textes d'Aristote, de Cicéron, de Tite-Live, de Salluste et de Tacite, tels qu'ils ont été retrouvés à la Renaissance. L'idée républicaine se trouve d'abord et avant tout chez Aristote. C'est donc du grand maître qu'il faut partir pour en dégager l'essence même.
Revenons donc à la définition de Politique, I, 2. : La république est la société qui a pour objet le bien-vivre (eu zen), Politique 1, 8. Non pas vivre, dit Aristote, mais bien-vivre. Dans Politique, 1, 7, Aristote distingue en effet l'autorité du maître, en grec, despotes, et l'autorité de l'homme d'État, en grec, politikos; despotique et politique s'opposent comme l'autorité qui s'exerce sur les esclaves (douloi) et l'autorité qui s'exerce sur les hommes libres (eleutheroi). Dans Politique I, 6, 2, Aristote explique par ailleurs que tout gouvernement domestique s'exerce comme une maîtrise tandis que tout gouvernement politique s'exerce sur des hommes libres et égaux (eleutheroi kai isoi). Dans Politique 1, 12, 1, pour distinguer l'autorité du mari sur la femme et du père sur les enfants, Aristote dit que l'une est politique, l'autorité du mari sur la femme (politikos) républicaine, tandis que l'autre qui concerne l'autorité du père sur les enfants est monarchique (basilikos). Il dit encore qu'une république est une communauté (koïnonia), qu'elle n'est pas un ethnos. Chacun sait que la préférence d'Aristote ira au régime mixte. Dans Politique II, 18, il écrit, en effet : « mieux vaut donc l'opinion de ceux qui préfèrent la constitution mixte car la constitution composée d'un plus grand nombre d'éléments est la meilleure »; à condition de ne pas faire à propos de ce choix un contresens, car Aristote ne dit pas que la république doit être une aristocratie mais, au contraire, dans Politique V, 16, 1, il précise que le gouvernement des classes moyennes est plus proche de la démocratie que de l'oligarchie et, c'est précisément pourquoi c'est la plus stable des formes de constitution. Le meilleur gouvernement, à son sens, est un mélange d'oligarchie et de démocratie (Politique V, 7).
Soulignons d'abord l'extraordinaire audace et la radicalité du grand penseur de l'Antiquité. Selon lui, il n'existe que deux types et deux types seulement de société; les sociétés despotiques — nous dirions impériales — et les sociétés républicaines. Les sociétés despotiques sont les sociétés qui sont organisées en vue de l'intérêt privé, de l'intérêt de quelques-uns, les sociétés républicaines sont les sociétés qui sont organisées en vue de l'intérêt général, du bien commun. C'est cette radicalité qui frappera les penseurs de la Renaissance et dont ils se voudront les héritiers. Après avoir défini la république comme l'objet de la société civile (politeïa qui deviendra chez les Romains la res republica, chose publique, l'intérêt commun ou l'intérêt général et après avoir posé la question de la nature de la société politique) la philosophie politique n'est pas épuisée: reste à définir le gouvernement qui va exercer l'intérêt commun et défendre l'intérêt général. Reste également à définir le titulaire des magistratures. S'il s'agit d'un seul, c'est une monarchie, s'il s'agit de plusieurs c'est une aristocratie, s'il s'agit du plus grand nombre, c'est une démocratie. J'en viens à la très intéressante tautologie formulée par Aristote dans Politique III, 7. Remarquons que, contrairement à une idée reçue, Aristote définit comme républicain tout gouvernement — fût-il monarchique ou aristocratique - qui a pour objet le bien commun et l'intérêt général. La monarchie peut être une politeïa, l'aristocratie peut être une politeïa, la démocratie peut être une politeïa dès lors que chacun de ces gouvernements a en vue, non pas l'intérêt d'un seul, de quelques-uns ou des plus nombreux, mais l'intérêt commun. Mais lorsque Aristote définit par le même nom l'objet de la vie civile, la république et le sujet du gouvernement, « La république qui a pour gouvernement le grand nombre est républicaine », Politique III, 7, que veut-il dire, que signifie-t-il sans l'énoncer tout à fait? Tout simplement que le bien commun, que la chose publique sont mieux assurés ou atteints plus facilement lorsque le titulaire du gouvernement n'est pas un seul, le monarque, ni le petit nombre des meilleurs, les aristocrates, mais, sinon le grand nombre, du moins un nombre satisfaisant d'individus, le peuple. Bien qu'Aristote ait considéré ailleurs que la démocratie pouvait constituer une perversion de la république lorsque la démocratie est le pouvoir des plus pauvres et du plus grand nombre et que celui-ci ne s'intéresse qu'aux défavorisés, ici, dans Politique III, 7, Aristote énonce, à demi, que tout gouvernement légitime de la république est démocratique parce que le peuple est mieux à même d'instituer la république, c'est-à-dire d'instituer l'intérêt général, le bien commun que les aristocrates ou le monarque. Mais dans son refus de ne pas intituler démocratique le gouvernement du plus grand nombre et de lui préférer le terme de républicain (ou « politie » comme le traduisent certains) par méfiance vis-à-vis de la démocratie pure, le meilleur gouvernement d'une république est, à son avis, le gouvernement du grand nombre additionné des élites nécessaires, autrement dit un gouvernement mixte. Les deux définitions de république et démocratie diffèrent donc sensiblement. La démocratie, le pouvoir du peuple désigne le titulaire de l'exercice du pouvoir. Sa destination répond à la question Qui? Qui exerce le pouvoir? La république (la chose publique) définit l'objet même de la société politique, le bien commun. Sa définition répond à la question Quoi? Malgré la spécificité des deux concepts, on ne peut donc pousser jusqu'au bout leur opposition. Parce qu'ils ne sont pas exactement semblables, parce qu'ils ne décrivent pas la même réalité, parce qu'ils ne sont pas sur le même plan. La définition de la république civile, la société qui a pour fin l'intérêt général et où l'autorité s'exerce par des lois sur des hommes libres, trouve son contraire dans la définition du despotisme, société qui a en vue l'intérêt privé et où l'autorité s'exerce par la force sur des esclaves. Mais cette définition n'est pas saturée car elle ne dit encore rien du choix du gouvernement de la république. Nécessaire, la république n'est pas suffisante. Ou encore, elle n'est pas intransitive car une république peut souffrir des gouvernements différents. Reste donc à déterminer le gouvernement le plus apte à instituer la république. Tel est à mon sens l'une des leçons que l'on peut tirer de la lecture du texte d'Aristote. Les définitions ultérieures de la République, et en particulier celles qui se sont développées dans les temps modernes, renoueront avec la définition d'Aristote. C'est dans la mesure où il retrouve cette conception aristotélicienne (tout gouvernement légitime est une république) que Jean Bodin, par exemple, qui est par ailleurs un critique d'Aristote, s'inscrit dans son héritage et intitule en 1576, sous la monarchie d'Henri III, son ouvrage, Les Six Livres de la République. Pourtant, l'avènement de la république moderne ne s'inscrit pas tout à fait dans le prolongement de la politeïa ou de la république antique, mais dans le contexte du développement politique chrétien occidental de la formation des États de droit. Certes, la Renaissance qui préside au développement politique républicain de l'Europe de l'Ouest, dans les cités-États italiennes et dans les monarchies extrême-occidentales (la France, l'Angleterre, la Hollande, bientôt la république de Hollande) se caractérise-t-elle par un retour à la tradition antique à travers la redécouverte des humanités gréco-latines et précisément de la Politique d'Aristote et de la République de Cicéron. Les penseurs italiens, avant les Français et les Anglais, reprennent la réflexion qui avait été laissée en suspens par Thucydide, Tite-Live, Tacite, Polybe et renouent précisément avec cette interrogation : « Qu'est-ce qui a précipité et causé la chute de la démocratie athénienne, le déclin de la république romaine, à quels vices internes, à quels périls externes ont-elles succombé ? »
Le retour aux Anciens, par-dessus le Moyen Age, témoigne de la volonté de comprendre la longue durée du développement politique occidental comme si les Grecs et les Romains avaient esquissé une aventure qui se redéployait dans les temps modernes. Les Modernes se séparent néanmoins des Anciens par une différence notable qui se traduit par un retour aux Écritures, aux Antiquités bibliques, retour inscrit dans la civilisation chrétienne. On se leurre toutefois quand on assimile l'élan du Quattrocento et de la Renaissance européenne à une pure et simple exaltation de l'Antiquité, car les philologues, en particulier les juristes philologues anglais et français, dressent aussi un acte d'accusation en règle de l'Antiquité païenne. Dans le développement politique occident, dans le mouvement de retour à la res publica aristotélicienne et romaine, une division sépare, en effet, les légistes impérialistes et curialistes, des légistes anglais et français. Les premiers ont œuvré pour la réception du droit romain, les seconds ont combattu pour sa relégation. Glanville, Bracton, en Angleterre à la fin du Moyen Age, Dumoulin, Coquille, Bodin, Hotman en France rejettent pareillement le mos italicus auquel ils veulent substituer le mos gallicus. Ils combattent le droit romain parce qu'il est issu d'une civilisation païenne qui a justifié l'esclavage, laquelle a établi une différence d'essence entre le citoyen et l'esclave. Ils se démarquent d'une civilisation qui n'a pas reconnu les droits de l'homme.
Une telle tension entre le retour à une conception ancienne de la république, gouvernement de l'intérêt général, et le développement d'une doctrine nouvelle, la puissance de l'État qui garantit les droits de l'individu, pour autant que le pouvoir absolument séparé de la société s'individualise précisément par rapport à la société civile et à la propriété, est particulièrement sensible dans l'œuvre du doctrinaire de la pierre d'angle de l'État moderne, la souveraineté, Jean Bodin, déjà nommé. La tension qui préside ainsi à la revisitation de la doctrine de la politeïa est alors ambivalente : car d'un côté, elle est incontestablement nourrie par une inspiration démocratique. Il s'agit d'établir les droits imprescriptibles et fondamentaux des « francs-sujets » comme dit Bodin, et au premier rang desquels, « la sûreté du corps propre et la propriété des biens au sujet » et d'éradiquer définitivement en instaurant dans le rapport politique de souveraineté, le jus vitae necisque qui appartenait à l'Imperator, mais de l'autre côté, il est question d'édifier une puissance publique susceptible d'unifier la société (plusieurs ménages dans un espace pacifié, capables de se défendre contre les ennemis extérieurs et les déchirures intérieures). Pour ce faire, transcendante, impérieuse, ayant monopolisé entre ses mains la violence légitime du droit de glaive. A la suite de Bodin, et dans la même perspective que la sienne, des philosophes politiques comme Hobbes, Spinoza, Locke, Grotius, Pufendorf, réfléchissent à partir de l'organisation politique de l'Empire, et ce, à l'échelle de l'humanité, et élaborent ce que l'on pourrait appeler, en paraphrasant Kant, des Idées pour une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. C'est moins le régime politique (monarchie, aristocratie, république) qui les intéresse, que les principes universels sur lesquels sont fondés les liens civils. Ces principes que nous appelons les principes de l'État de droit. Eux aussi butent alors sur la définition aristotélicienne (toute société légitime est une république dès lors qu'elle a en vue le bien commun). De ce point de vue, une monarchie, une aristocratie peuvent instituer des républiques. Mais sont-elles suffisamment républicaines? La république est-elle suffisante? Ne doit-elle pas être instaurée dans le cadre d'une démocratie? C'est à ce point, aux XVIIe et XVIIIe siècles, bientôt à l'heure des révolutions, que surgit avec fracas la question du gouvernement démocratique d'un régime républicain.
Blandine Kriegel, Propos sur la démocratie, Paris, Descartes & Cie, 1994, pp.15-21.
La Démocratie (1994)
La démocratie est morte plusieurs fois. A Athènes, au cours dé la guerre du Péloponnèse, comme Thucydide nous en a fait la chronique nécrologique, en Italie avec la disparition des républiques en voie de démocratisation de la Renaissance, en Europe centrale avec la défaite de la république de Weimar par la victoire du nazisme, l'effondrement sous le choc de l'invasion des républiques d'Europe de l'Est et de la République française au xx° siècle. Aujourd'hui ne triomphe-t-elle pas? Assurément, mais remarquons combien sa victoire est paradoxale. Il y a deux mille ans, la démocratie occupait à peine neuf cités, Athènes, Segeste, Milet, Samos, Corcyre, Argos, Tégée, Thourioi, Syracuse. Il y a cinquante ans, elle comptait difficilement dix nations, les Etats-Unis, l'Angleterre, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, le Chili, l'Argentine, l'Uruguay, la Suisse, la Suède, la Finlande. En cette fin du xx` siècle, elle s'étale sur plusieurs continents après avoir triomphé en Amérique du Nord, en Europe du Nord et de l'Ouest, elle s'est installée en Europe de l'Est, sans presque aucun combat, pratiquement sans violence, sans même d'alliance avec les forces du passé, elle a gagné en Afrique avec la fin de l'apartheid en Afrique du Sud et la proclamation du pluralisme par une dizaine d'États, elle s'est étendue à l'ensemble de l'Amérique latine, moins Cuba. Après le Japon, elle a atteint l'Asie (Corée du Sud, Philippines, Thaïlande) elle dirigera peut-être bientôt la Chine. La démocratie apparaît si fortement comme le seul modèle politique que certains ont pu diagnostiquer, par extinction des conflits, l'aboutissement de la dialectique et la fin de l'Histoire. Sans doute existe-t-il avec l'islamisme fondamentaliste un point de résistance mais surtout, et tel est donc le paradoxe, la démocratie a l'arrivée mélancolique, la réussite désenchantée, le succès désappointé. En un mot, comme en cent, le triomphe modeste. Sans tambours ni trompettes, sans fifres ni fifrelins, sans passion ni exaltation, sans l'ivresse idéologique, le délire verbal qui avaient accompagné les révolutions de 1789 et de 1917. Elle semble avoir perdu en intensité ce qu'elle avait gagné en extension et, au moment même où elle paraît avoir définitivement gagné, ses ennemis traditionnels se réveillent. Citons dans le désordre, le retour des partis néofascistes qui tendent à recueillir plus de 10% des suffrages électoraux en France, en Autriche et en Italie, le retour des nationalismes belligènes dont nous connaissons, par l'histoire du XIXe siècle, le caractère ambivalent à l'égard de la démocratie.
Pour rendre compte de cette fragilité de la démocratie, plusieurs diagnostics ont été posés.
Commençons par le premier qui est le plus communément reçu. Il s'agit de l'antinomie déclarée entre la république et la démocratie qui fait de la démocratie une menace contre la république.
La formulation la plus claire d'une telle explication a été proposée par Régis Debray. J'ai montré ailleurs que l'opposition pèche, d'abord et avant tout, sur le plan de la philosophie politique. Résumons donc notre critique de l'interprétation moderniste de la crise de la démocratie : la démocratie n'entraîne pas nécessairement la ruine de la république dans la mesure où elle peut être associée à la république. Il n'y a aucune antinomie entre la république et la démocratie parce que la démocratie ne désigne qu'un gouvernement (le gouvernement du peuple), un régime politique, une manière d'exercer le pouvoir (le pouvoir du grand nombre) ou de gérer la décision politique tandis que la république définit l'objet même de la cité, le bien commun, l'intérêt général et détermine la légitimité qui repose sur l'organisation régie par les lois, comme l'a montré Aristote.
La critiqué traditionaliste renoue en effet avec l’interrogation des penseurs de l'Antiquité, contemporains de la faillite de la démocratie grecque ou de la chute de la république romaine pour relever la massification et l'arrivée des barbares ; la perte de la vertu civique et les maladies de l'individualisme, de l'absorption en soi et du souci de soi, les maladies du narcissisme qui ont frappé le monde antique à son déclin et qu'ont si bien décrites H.I. Marrou et Michel Foucault. On observera avec amertume le désenchantement, la mélancolie démocratique. Qui pourrait nier, en la transposant dans notre actualité la plus immédiate, la vérité concrète des maux autrefois dénoncés par Aristophane, Tacite, ou Polybe, incriminant la décomposition des mœurs à laquelle conduisent la société de masse et la foule solitaire, qu'elle prenne le visage de l'entrée en force de la plèbe dans la conduite des affaires publiques ou de l'arrivée de péregrins qui importent des mœurs éloignées des idéaux de la cité. Décomposition des mœurs qui entraîne, selon la description de Caton d'Utique (que nous ne connaissons que par fragments), la perte du sens de la communauté et de l'intérêt général ? La transposition de la critique antique à la fin de la démocratie, on la trouve reformulée dans des ouvrages récents, tels L’Ame désarmée d'Alan Bloom ou L’Etat culturel de Marc Fumaroli. Elle est sans doute particulièrement sensible pour les chercheurs et écrivains, atteints dans la fin de la suprématie du livre, par l'hégémonie de l'image et de la parole, le succès des nouveaux médias liés à l'actualité politique, la révolution pédagogique, la promotion de nouvelles disciplines, baptisées savoirs quand il ne s'agit au mieux que des tâtonnements de la recherche ou des techniques d'application, font partie de notre décor quotidien. Sans compter la liquidation par des ministères récents, des bases fondamentales de la culture, les humanités, l'histoire chronologique et politique, la philosophie au profit de la psychosociologie, « les sciences de l'éducation » ou de la communication, sans oublier la soumission des responsables de la culture à toutes les démagogies du scoop et de l'action à grand spectacle. A la massification culturelle, à la décomposition des mœurs fondée sur la perte du sentiment général, il faut ajouter la dissolution du sentiment de la communauté homogène que certains imputent à l'arrivée d'une masse d'immigrants. La tendance est alors d'hypostasier, d'essentialiser ces problèmes de la démocratie en en faisant des attributs indissociables de sa substance. On argue ainsi de deux causes essentielles. La perte de l'excellence, excellence culturelle, excellence morale, et la perte de l'identité auraient partie liée soit avec le principe fondateur de la démocratie : le principe d'égalité, ou avec le principe dissolvant de la modernité, la négation de la finitude de l'individualité humaine.
« Tous les citoyens étant égaux à ses yeux [aux yeux de la loi] sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics selon leurs capacités et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents »
On peut rejeter cette critique à la condition d'introduire une séparation entre l'égalité et l'égalitarisme. L'égalité en droit stipulée par tout gouvernement démocratique ne suppose pas la disparition de la représentation, surtout dans une démocratie au territoire étendu, pas davantage que la place donnée au mérite ou aux performances des élites. Tout le monde ne peut décider au même moment. Là encore, les distinctions proposées par Aristote peuvent être retenues. L'égalité nécessaire à la république est, explique-t-il, de deux ordres : l'égalité quantitative et l'égalité qualitative ou encore l'égalité de nombre et l'égalité de mérite, ce qu'il appelle aussi l'égalité proportionnelle et l'égalité numérique.
« L'égalité est de deux espèces : l'égalité en nombre et l'égalité selon le mérite; j'entends par égalité en nombre l'identité et l'égalité en quantité et grandeur et par égalité selon le mérite, l'égalité de proportion... Le désaccord vient de ce que, comme on l'a dit auparavant, les uns s'ils sont égaux sur quelques points croient être totalement égaux; les autres s'ils sont inégaux sur quelques points prétendent une égalité en tout » (Politique, V).
Aristote souligne que la justice dans une société républicaine suppose bien entendu l'isonomie, c'est-à-dire l'égalité de tous devant la loi. Mais cette isonomie ne doit pas s'opposer à ce que la décision politique, en l'espèce les magistratures, soit prise par des gens compétents, éclairés, à l'abri des passions oligarchiques ou démagogiques. Partisan de l'élitisme républicain, de la décision politique prise selon le mérite, selon les performances, Aristote défend la nécessité d'une égalité proportionnelle et surtout la combinaison des deux. L'existence de démocraties pourvues d'un territoire étendu suppose la délégation et la représentation politique implique nécessairement la transmission à des responsables élus, ou désignés pour leur expertise, d'une partie de la décision politique. La différence entre la démocratie ou les autres régimes politiques n'est pas que la démocratie refuse l'existence des élites mais qu'elle ne les désigne pas, qu'elle ne les qualifie pas de la même façon. Le principe de nomination des élites dans la démocratie ne repose ni sur l'hérédité comme dans le cas de la monarchie, ni sur le rang, la dignitas, comme dans le cas de l'aristocratie mais seulement sur la vertu qu'il faut entendre au sens classique et que nous appelons le talent. En démocratie, le principe légitime de désignation des élites en réfère toujours l'attribution en dernière instance au peuple et celles-ci ne sont désignées que transitoirement, en un temps et pour un certain temps.
Mais, c'est à ce point que surgit une mise en accusation, à mon sens autrement plus grave pour l'ontologie de la démocratie, à savoir la négation de la finitude humaine. En faisant de chaque individu le fils de ses oeuvres, en proclamant qu'elles rétribuent les individus, non selon leur naissance, leur rang, mais selon leur mérite et leur performance, les démocraties donnent à l'individu l'avantage sur la famille, privilégient l'existence singulière par rapport au lignage, pensent à la vie éphémère plutôt qu'à la filiation et à la tradition, bref font un sort exalté, sinon exaltant, à l'individu. Rien n'y compte davantage que les œuvres. La philosophie politique de la démocratie est une philosophie de l'immanence. La décomposition des moeurs, la perte du sens collectif, l'abaissement des critères d'excellence ne s'ensuivraient-ils pas nécessairement? La philosophie démocratique de l'immanence et de la négation de la finitude ne conduit-elle pas immanquablement à la fin de la démocratie?
On rencontre ici nécessairement l'objection de Heidegger. Pour Heidegger, la finitude, c'est-à-dire le caractère fini et limité de l'expérience humaine, est l'expression de la déréliction (geworfenheit) qui permet, dès lors qu'on mène une approche phénoménologique des contenus de pensées qui y sont enfermés, d'arriver à la définition de l'être comme « être pour la mort ». L'expérience de la finitude est l'expérience constitutive de l'intuition métaphysique. La finitude introduit l'homme à la métaphysique, c'est-à-dire à la tragédie, elle le conduit à la poïétique, à l'activité de dévoilement. Une telle métaphysique s'oppose, terme à terme, à la technè, à la volonté prométhéenne de transformer le monde, à l'approche ontique dans laquelle l'étant est séparé de l'être. La finitude est l'expérience fondamentale qui conduit au souci ontologique, lequel s'oppose au monde de la technique, comme un monde authentique se heurte à un univers factice. L'expérience de la finitude est ce qui détruit de l'intérieur la prétention nihiliste fondée sur la technique, de la société démocratique et, au-delà, de toutes les sociétés modernes qui constituent l'homme comme un mauvais infini. Cette leçon heideggérienne, leçon de transcendance, leçon ontologique, est le plus puissant levain de toutes les critiques adressées à la démocratie et d'une manière générale à la modernité. En exaltant le droit au bonheur des individus, en les enfermant dans leur existence singulière, dans leurs œuvres, comme s'il s'agissait du seul infini, les démocraties oublieraient davantage que la dimension de l'humanité qui surplombe la dimension individuelle, la dimension collective qui est supérieure à la dimension singulière, la dimension historique qui se surajoute à la dimension spatiale, elles oublieraient l'Etre.
C'est bien entendu l'effet de vérité contenu dans la phénoménologie heideggérienne avec ce que nous pouvons observer aujourd'hui de l'abandon de la suite des générations (solitude des vieillards et des enfants), la destruction des communautés, organiques, familiales et nationales qui donne à la philosophie heideggérienne sa puissance d'irradiation dans la critique de la démocratie.
On ne peut, à mon sens, d'autant moins la contourner ou l'éviter que, au problème posé par Heidegger, une solution a déjà été antérieurement proposée, je veux parler de la définition spinoziste de la finité. A l'interprétation heideggérienne du concept de finitude, on peut opposer l'explicitation spinoziste de la finité. Le caractère fini de l'expérience humaine n'est nullement un enfer, mais la condition même de la félicité car elle est la compréhension même par le mode fini de la substance, de son essence finie. Spinoza, qui définit l'homme comme un mode fini, appartenant à la nature naturée et non à la nature naturante, refuse par conséquence une divinisation de l'existence humaine et à-avoir inscrit cette expérience dans le monde de la modalité. La finitude ne constitue pas une limitation mais, à l'opposé, la possibilité d'une optimisation de l'expérience humaine car toute chose est parfaite en son genre.
Spinoza, au demeurant le premier penseur de la démocratie moderne, fonde sa théorie de la démocratie non sur un égalitarisme outrancier, mais sur la liberté de conscience, non sur une revendication hédoniste, mais sur une réflexion du mode fini de la substance. A la différence de Hobbes, pour Spinoza le pacte social doit être non un pacte de soumission mais d'association et si le régime démocratique peut seul assurer l'établissement de ce pacte, c'est parce que l'individu n'a pas seulement un corps dont il doit protéger la sûreté mais qu'il est aussi une conscience dont il doit assurer la liberté.
L'immanence ne s'oppose pas à l'histoire et à la temporalité, elle fonde plutôt une autre temporalité. Pour mettre en évidence que l'instauration de l'espace politique dans la dimension de la limite humaine n'entraîne pas nécessairement, comme l'ont suggéré Heidegger et Carl Schmitt, et comme le reprennent aujourd'hui tous leurs disciples, la déréliction absolue de la démocratie et, à terme, sa disparition nécessaire. Il faudrait souligner la force de la démocratie, la force de l'État faible par rapport aux États forts (Francis Fukuyama).
La force de la démocratie. On pourrait appliquer à la démocratie ce que Kant (Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique) dit de la république, qu'elle est la plus forte là où on l'aurait cru la plus faible. La démocratie préfère l'immanence de la vie individuelle à la transcendance de la suite des générations, montre moins de souci de la tradition que de l'innovation, s'attache moins au présent qu'au passé, s'entiche plus du neuf que de l'ancien. Elle paraît donc vouée à l'oubli, à l'effacement compulsif. Pourtant, ce sont d'abord et avant tout des régimes démocratiques qui se sont inscrits dans la mémoire historique de l'humanité alors que tant de tribus et de féodalités ont disparu. Comme le souligne Kant, l'histoire c e la Grèce et de la Rome antique est encore notre histoire.
Que n'a-t-elle pas produit? A l'Athènes du Ve siècle nous devons la pensée politique, les mathématiques, l'arithmétique, la géométrie, bientôt dans la période alexandrine, les débuts de la statique avec Archimède; aux Cités-États de la Renaissance, à la Prague déjà république des Lettres de Rodolphe II, la révolution de la mécanique classique; aux républiques en voie de démocratisation de l'Europe et des Etats-Unis, la révolution industrielle et aujourd'hui la troisième révolution scientifique. De là cet étrange paradoxe : le gouvernement du grand nombre, des hommes finis, des hommes sans qualité (Robert Musil, Joyce) a produit des découvertes et construit des bâtiments, réalisé des constructions bien plus formidables que les gouvernements des meilleurs ou des empires féodalisés. Mais ajoutons : lorsqu'ils avaient le temps. Ce n'est pas que la démocratie méprise le temps mais c'est qu'il lui faut du temps.
La démocratie n'est en effet pas une utopie, ce n'est pas un projet totalisant de l'être humain qui instaurerait une société politique parfaite, ce n'est pas un système qui serait capable de trouver les solutions à tous les problèmes, de créer le plein emploi, d'instituer le bonheur, ce n'est qu'un régime de gouvernement qui tolère et quelquefois étale ses démissions. Tel est le désordre de la démocratie eltsinienne qui exhibe des plaies que la dictature cachait. Pour le dire simplement, la démocratie suppose la république qui est son telos, elle est le gouvernement de la république, elle ne suffit pas, à elle seule, à instaurer la république. A l'opposé de ce que dit Francis Fukuyama, c'est précisément parce que nous ne connaissons pas encore la fin de l'histoire, c'est-à-dire le triomphe de la république démocratique à l'échelle universelle et que nous sommes plutôt soumis et affrontés à la résurgence des oppositions à la démocratie, que celle-ci demeure menacée.
Blandine Kriegel, Propos sur la démocratie, Paris, Descartes & Cie, 1994, pp 115-128