Pour accéder aux rubriques, cliquez sur les titres.
Entretien entre Françoise Armengaud et Blandine Kriegel[1]
Françoise Armengaud : Chère Blandine je voudrais te poser une question sur la manière dont tu perçois maintenant dans ta mémoire tes rapports avec les personnes avec qui tu as travaillé, les personnes qui t’ont aidées.
Blandine Kriegel : J’entre dans ma 80ème année. Je suis à l’âge où l’on fait des bilans ; mon parcours commence à être d’une certaine longueur. Mon premier sentiment est un sentiment de gratitude. Je dois reconnaître, que comme beaucoup dans ma génération, nous avons eu la chance de vivre, 70 ans et plus de paix sur notre territoire, même ceux qui comme moi, ont connu la fin de la guerre mondiale. Cette paix a été, comme le montre si bien Tolstoï dans Guerre et Paix, éminemment propice à la vie heureuse, à la recherche et à la vie intellectuelle. Nous en avons bénéficié grâce au combat des démocraties contre la barbarie nazie et, en France, aux luttes de ceux qui se sont jetés souvent héroïquement contre cette barbarie. Les premiers à qui je voue une reconnaissance indéfectible, ce sont mes parents et les membres de ma famille engagés dans ce combat. Mes parents, couple célèbre dans la Résistance, Maurice Kriegel-Valrimont et Paulette Lesouëf de Brévillier. Ma mère et le jeune frère de mon père, Arthur Kriegel, ont participé avec Lucie Aubrac et Maurice David à la sensationnelle évasion de l’hôpital de l’Antiquaille, qui a délivré les dirigeants de la Résistance, dont mon père Maurice, dirigeant national de l’Insurrection, des griffes de Barbie.
Je comprends aujourd’hui à quel point, j’ai eu une enfance heureuse au milieu de deux familles joyeuses, de beaucoup d’oncles et de tantes. Il y avait une multitude de cousins et de cousines, de fêtes de famille et de jolies maisons de vacances à partager. Mon père et ma mère, d’origine patricienne, avaient résolument pris le parti des plus démunis et du peuple et leur compagnie était celle des intellectuels qui avaient rejoint à la Libération le Parti communiste, dont, peu à peu, ils allaient finalement se séparer. Mon parrain était Serge Ravanel, les amis de la famille comptaient des personnalités dont, enfant, j’ignorais la notoriété. Mon père nous emmenait à la campagne, chez Louis Aragon et Elsa Triolet ; nous avons suivi à Collioure, la corrida avec Picasso.
Nous avons ma sœur Anne et moi également voyagé très jeunes, en Europe, en Angleterre, en Italie, en Autriche, en Pologne, en Hongrie, en Tchécoslovaquie, et participé à de multiples discussions centrées sur la France et la politique avec mes oncles, mes tantes, leurs amis. Autour d’eux, des philosophes ( les Desanti), des médecins (Lucien Israël, Julien Cohen-Solal), des savants (Charpak) des peintres, des cinéastes, et d’autres… J’étais proche de mes oncles et tantes, maternels et paternels, j’admirais mes oncles Lesouëf, leur tempérament aristocratique et anticonformiste ; les frères de mon père, Toulo, André et Arthur. Mon oncle André, un entrepreneur remarquable était aussi un esthète qui avait fondé la Galerie Kriegel (aujourd’hui Galerie Matignon) ouverte à l’Ecole de Paris et qui comptait de grands peintres comme Senesh et Lanskoy. Son appartement parisien était un musée de l’art moderne (Marquet, Gromaire, Villon, Bissière…). Mon oncle Arthur, comme un grand frère avec lequel j’ai partagé non seulement mon enfance et mon adolescence, mais aussi une partie très importante de ma vie adulte, et son épouse, l’historienne Annie Kriegel étaient des figures intellectuelles des années 50 et 60. J’ai bénéficié de cette chaleur familiale avec mes cousins Lesouëf, mes cousins Kriegel, qui sont demeurés présents dans ma vie. Je ne dirai pas comme André Gide « famille, je vous hais », mais plutôt « famille, je vous ai passionnément aimée ».
Pourtant enfant, j’ai déjà ressenti que ce formidable optimisme de la libération, s’assombrissait à mesure des révélations tragiques qui entachaient le communisme soviétique. Dans mon adolescence, le soupçon à l’égard du communisme s’est approfondi et il a surplanté les engagements de la génération 68 qui avait retiré sa confiance au parti communiste.
F. A. : Tu fais partie de la génération 68 ? Qu’est-ce qui a compté pour toi ?
B. K. : Des amis. Grâce à cette chaleur familiale qui m’a donné une formidable confiance en l’humanité, je suis devenue, adolescente, très sociable, (en dépit des reproches de mes cousins qui déploraient que je préfère la lecture aux jeux) tournée vers les autres, et dans la génération 68 à laquelle j’appartenais, j’ai rencontré beaucoup d’amis et un certain nombre que j’ai gardés, malgré les traverses, presque toute ma vie. Des philosophes, Jacques Alain-Miller, Régis Debray, François Guéry, des Historiens, Alain Monchablon, André Burguière, des politologues, Daniel Lindenberg, Evelyne Pisier, Dominique Colas, des médecins, René Frydman, Marielle David, Anne de Kervasdoué et aussi, autour de ma sœur Anne et de mon beau-frère Bruno Fortier, des architectes, comme le grand Roland Castro que nous venons de perdre, Christian de Porzamparc, et beaucoup d’autres. Dans cette génération 68, mes amis avait cette caractéristique commune d’être moins des idéologues qu’engagés dans la réussite de leurs études et de leur métier. Beaucoup ont connu des réussites professionnelles incontestables. Les médecins avaient la volonté d’améliorer la vie de leurs patients, les jeunes architectes, de transformer l’habitat et les villes, les philosophes, les historiens et les politologues de développer la recherche, mes amies du mouvement féministe, Anne Zelinsky, Antoinette Fouque et Gisèle Halimi, de changer la condition des femmes - et elles y sont parvenues -, sans oublier Serge July qui a fondé Libération. Au début de ma vie professionnelle je dois beaucoup aux encouragements de Philippe Barret et par-dessus tout à Alexandre Adler, aussi génial que bon, l’amour de ma vie, qui m’a donné un appui sans failles, et avec lequel j’ai entamé un dialogue ininterrompu qui m’a constamment porté.
Plus tard, avec Alexandre, à côté de nos amis enseignants nous avons noué des liens proches avec des amis de Canisy autour de Denis et Marie-Christine de Kergolay, Laurence Villeneuve, les Blignières, les Kervasdoué, avec des politiques (les Chevènement, les Gaymard), des journalistes (Jean Bothorel, Colombe Pringle, Jean-Marie Colombani, Jean Daniel et leurs épouses, Alexis Lacroix). De même avec des acteurs de la vie culturelle (Claude Lanzmann, Olivier Mongin, les Lang, Gérard Mortier, Jean-Paul Rappeneau, Luc Bondy, Hélène Carrère d’Encausse). Des dernières années, nous avons retrouvés avec joie, Jean Labib, Catherine Lamour, Bernard-Henri Lévy, et Philippe Sollers qui vient hélas de décéder, et la grande Julia Kristeva que nous aimons infiniment. Plus tard, quand Alexandre sera devenu professeur à l’Ecole de guerre et quand j’ai été nommée à la Présidence de la République nous avons côtoyé et nous nous sommes rapprochés de militaires (Bentegua, Georgelin, Guillaud) et de fonctionnaires (J. Morrod, M. Blangy, P. Massoni) dont nous avons admiré la droiture et le sens de la République.
Quand je pense à eux tous, ce sont des images de vacances ou de visites et de grands débats partagés qui refont surface. Peut-être parce que pour des gens contraints par nos activités professionnelles comme nous l’étions, l’amitié est une sorte de moment inaltérable de vacance virtuelle dans le déroulement des années. Comme beaucoup des membres de notre génération, nous partions en groupe avec nos enfants (ma fille Lamiel et mon neveu Laurent) visiter la France ou l’Europe avec les Bach, les Monchablon, les Kouchner, les Frydman, plus longuement avec André et Evelyne Burguière, avant de séjourner en France et en Suisse avec Régis Debray et sa fille Laurence que nous aimons telle une chère nièce.
Durant la dernière partie de leur vie, ma mère Paulette et mon oncle Arthur Kriegel, tous deux veufs sont venus passer les étés avec nous en Suisse ou dans notre mais de l’Uzège où passaient en courant nos enfants et petits-enfants, cousins et neveux. Nos amis qui les ont accompagné jusqu’à la fin (les Jurgensen, Spoelberg, Sadargue, Thurion, Bonfils, Sambucy, Kergorlay, Lepage, Lépine, Barré, Vogüe, d’André, Blavier, Montille, Durieux, Navacelle, Aubrac, d’Estienne d’Orves, j’en oublie…) étaient proches de leurs origines familiales ou des combats qu’ils avaient mené pendant la guerre. Le souvenir de ces belles années, que prolongent les visites de François et Michelle, me guérit encore de leur perte inconsolée. A toutes ces amitiés, je dois la force de continuer encore et toujours mes recherches. Mais aussi, j’ai acquis la conviction que notre société que les médias présentent comme si profondément divisée et clivée entre les groupes qui s’affrontent, irréconciliés pour longtemps, est, à la vérité, beaucoup plus alvéolée, fractale et complexe qu’on ne le dit. En France, du haut en bas de l’échelle, on se parle et on échange beaucoup plus qu’on ne l’imagine. Jeunes, on fait partie d’un camp ou d’un groupe, mais l’amour du métier, de l’art, de la cuisine, voire de la France se charge de rabattre les cartes. Notre littérature romanesque (Hugo, Stendhal, Proust) l’a mieux compris et expliqué que les idéologies qui nous gouvernent.
F.A : Mais ta vie ne se limite pas aux vacances et aux amitiés. On a beaucoup parlé de ton premier livre, L’Etat et les esclaves…
B.K. : Oui, tout à fait. Précisément, je l’ai rédigé en vacances. Les enseignants avaient deux mois de congé et comme Mahler qui disait être « un compositeur d’été », je suis devenue, pareillement à d’autres, « écrivain d’été » ! Je dois reconnaître que l’Etat et les esclaves a connu un vif succès (6 éditions, la traduction en américain et 59 tirages dont j’attends toujours les émoluments).
F. A. : Ce succès est-il dû à ta formation ? Qui a le plus compté pour toi ?
B. K. : C’est certain, je le dois pour l’essentiel à ma formation philosophique mais avant de te l’exposer, un mot, si tu le veux bien, sur l’importance du livre. J’ai toujours pensé que la production intellectuelle, notamment la recherche philosophique, étaient solitaires. En revanche, rien n’est moins individuel qu’une publication. Pas de livres sans éditeurs ! Pas de diffusions sans personnes chargées de la communication, et d’écho sans revues.
Je dois beaucoup à mes éditeurs. D’abord à Alain Oulmann chez Calmann-Lévy, à Marc Le Pain et J. C. Cohen aux Presses Universitaires de Princeton, ensuite à Michel Prigent aux PUF, à Olivier Orban chez Plon et maintenant à Jean-François Colosimo aux éditions du Cerf. Tous ces éditeurs, j’en oublie plusieurs, qui avaient en commun une vaste culture, une grande ouverture sur le monde actuel, comptaient parmi eux . universitaires comme Michel Prigent ou des intellectuels et écrivains de premier plan, comme Jean-François Colosimo. Mais surtout ils faisaient vivre une maison d’édition sans laquelle il n’y aurait pas de vie intellectuelle dans le pays. Ensuite, d’excellentes attachées de presse comme Pia Daix, Rachel Binhas ou Laetita Girard changent tout au destin d’un ouvrage. Aux uns comme aux autres, je ne leur ai pas assez dit merci.
Si j’ai fait le tour du monde à partir de mon premier livre, c’est d’abord grâce à la traduction américaine suggérée par Olivier Nora, qui n’était pas encore le patron des éditions Grasset, mais en poste au bureau de l’édition française à New-York. De même que si l’attention a été éveillée sur mes futures publications, c’est sans doute grâce à la sélection faite par Pierre Nora dans sa revue le Débat, de jeunes chercheurs auxquels il voyait un avenir. Il n’y a pas de livres publiés sans leurs lecteurs. J’ai eu la chance de garder un fond solide des miens et lorsque j’en rencontre par hasard quelques-uns au gré de mes rencontres, c’est toujours un . bonheur de constater combien la vie intellectuelle demeure vivante et exigeante en France.
F. A. : Je comprends que les éditeurs ont compté pour toi. Mais ta formation ? D’abord évidemment, les philosophes, et disons-le, l’Ecole française de la philosophie.
B. K. : Oui, elle est essentielle. Pour avouer mes dettes et rappeler les appuis et amitiés universitaires que j’ai rencontrés pendant un demi-siècle, permets-moi d’évoquer brièvement l’histoire intellectuelle d’une époque que la jeune génération connaît mal, et d’abord les philosophes, Desanti, Canguilhem, Foucault.
F. A. : Commençons donc par les philosophes et par Georges Canguilhem.
B. K. : Tu as raison, et tu peux le comprendre, toi qui as été aussi une élève de Canguilhem. Ce qui a compté et compte toujours dans mon travail fondamentalement, ce sont les orientations de l’Ecole française d’Histoire des sciences, telle qu’elle a été dirigée par Georges Canguilhem. Dans les années 60-70, cette école est apparue comme l’affirmation d’une école française qui faisait contrepoids à la domination quasi inentamée de la grande philosophie allemande et de sa métaphysique. L’épistémologie réhabilitait alors l’ouverture aux sciences et y incluait déjà les sciences humaines. Sa prise en compte de l’histoire remettait en cause la séparation de l’idéalisme et du matérialisme. Malgré mon affection pour Jean Toussaint Desanti (Touki et son épouse Dominique) et l’intérêt qu’il a suscité chez moi un temps pour la phénoménologie, je dois avouer que les auteurs qui ont le plus influencé notre génération n’étaient plus Sartre, Merleau-Ponty et les phénoménologues rangés derrière Husserl ou Heidegger, mais pas non plus les marxistes qui invoquaient l’héritage de la gauche Hegelienne. Non, ce furent Althusser, qui volens, nolens, orchestraient avec Lévi-Strauss, Lacan et en première ligne Foucault qui allait les devancer tous, la sortie du marxisme, la réévaluation du discours, de la consistance de la psyché et des mythologies, en réhabilitant à la fois la philosophie, les sciences humaines et la philosophie politique, tout en redonnant au symbolique, la place qu’il avait perdu.. Une grande chance a été d’être recrutée par Foucault à sa chaire du Collège de France et de participer à quelques-unes des publications collectives qu’il a dirigées. Je considère malgré toutes ses critiques actuelles que Foucault est un artiste et un penseur majeur de l’école française.
F. A. : Mais cette influence est en partie retombée dans les années 70.
B. K. : En partie. Même si l’influence de Michel Foucault est devenue mondiale. On a vu revenir en France une attitude d’examen beaucoup moins critique à l’égard de la sociologie dominante. Surtout, c’est le retour à la philosophie allemande et à sa grande métaphysique, de Hegel à Heidegger, qui a en quelque sorte noyé tout l’espace philosophique et a dominé les études universitaires. Malgré les avertissements lancés par toute la génération professeurs germanistes qui avaient enseigné en Alsace, et dénoncé les dangers de cette domination pangermaniste, elle est revenue et s’est installée.
F. A. : Même pour la philosophie politique ?
B. K. : Non, parce que la philosophie politique était largement extérieure à cet embardée métaphysique. Ce sont chez ces philosophes politiques comme Robert Derathé, Paul Verniere, et surtout Raymond Polin et Janine Chanteur en France, mais bientôt Maurice Cranston en Angleterre, aux Etats-Unis Donald Kelley, Harvey Mansfield que j’ai trouvé des ouvertures fondamentales, des appuis et des amis. En France, hélas la philosophie politique était marginale à la fin des années 60. J’ai dû aller à Oxford pour finir mon diplôme sur Hobbes. Je rappelle qu’à l’époque, en 66, une seule partie du Léviathan avait été traduite en français.
F. A. : Mais tu t’es aussi tournée vers les historiens.
B. K. : Oui, je voulais consacrer ma thèse à l’Epistémologie de l’histoire. Pour étudier la biologie, Georges Canguilhem était devenu docteur en médecine afin d’étudier « la constitution de l’’histoire savante », je devais moi-même faire de l’histoire.
Annie Kriegel et François Furet, pour lesquels j’avais fait quelques travaux de recherches, et Emmanuel le Roy Ladurie ainsi qu’André Burguière, à l’époque jeune secrétaire de la Revue Annales, E.S.C, ont encouragé mes premières publications et comptes-rendus et parrainé mon entrée au C.N.R.S.. J’ai suivi le séminaire de François Furet et celui de Raymond Aron à l’EHESS dont j’ai immédiatement compris la droite stature morale et la générosité. Je leur dois à tous une représentation sans concession du communisme et du monde actuel en général.
F. A. : Pourtant, tu n’as pas gardé l’optique intellectuelle qui était la leur.
B. K. : En effet. Si je les ai suivi dans la critique qu’ils avaient entrepris de la Révolution, deux conceptions m’éloignaient de leur réflexion. 1° Mon attachement à la philosophie des sciences héritée de Cavaillès et de Canguilhem qui ne pouvait pas considérer que l’histoire et les sciences humaines n’avaient de protocole d’objectivité, mais relevaient selon Max Weber, seulement d’une subjectivité, de compréhension et non d’explication ; 2° leur parcours, pour le résumer schématiquement – et à l’exception de Raymond Aron plus complexe – qui les a conduit du marxisme au libéralisme. Ils avaient comme caractéristique commune qu’ils ne s’intéressaient nullement au droit, et pensaient la politique à partir de la société.
F. A. : Cela t’a-t-il portée à t’éloigner de l’histoire ?
B. K. : Non, pas du tout. Beaucoup de « libéraux » étaient aussi historiens. Car entrée au C.N.R.S., j’ai eu la chance de rencontrer des historiens héritiers, après Roland Mousnier et Jean Meyer, de la grande histoire politique, tels François Crouzet, Pierre Chaunu, Marianne Bastid-Bruguière qui ont accueilli avec compréhension et empathie mes recherches. De même Michel de Certeau à l’EHESS ou mes collègues du C.N.R.S., André Godin, François Laplanche, orientés vers l’histoire religieuse et culturelle m’ont apporté de vifs encouragements. Et de plus, j’ai continuellement pu m’appuyer sur André Burguière. Mais lors de la publication en 1988 de ma thèse, j’ai dû me rendre à l’évidence : les historiens libéraux, de gauche comme de droite, férus du primat de la société, ont accueilli fraîchement mes conclusions et ils préféraient de beaucoup les orientations de Pierre Rosanvallon, Marcel Gauchet et Pierre Manent et qui se situaient davantage dans leur lignée. En revanche, les philosophes de ma génération, formés par Canguilhem, tels Judith Miller et Elisabeth Badinter, comme aussi les historiens tournés vers l’histoire politique et culturelle, Roger Chartier, Pierre Chaunu et, dans le monde anglo-saxon, J. A. Pocock, Donald Kelley ont salué mes recherches et mes résultats. Plus tard, j’ai eu la chance de m’appuyer sur l’immense savoir, - de longues discussions sur l’histoire ancienne - et l’amitié de Jean Leclant. Sans oublier Claude Nicolet, qui m’a invité à Rome à l’Institut Français de Rome pour travailler quelques temps. Mais c’est à l’étranger que j’ai trouvé d’emblée, à partir de mon entrée à l’Institut International de philosophie politique, grâce à Raymond Polin et Jacqueline Chanteur, des soutiens appuyés d’Harvey Mansfield pour commencer, professeur à Harvard, Donald Kelley, qui a préface la traduction de mon livre, et plus tard pour ma thèse de J. G. A. Pocock.
F. A. : Tu t’es donc appuyée sur des philosophes politiques ?
B. K. : Oui. A partir de ma redécouverte de l’Etat de droit et de son histoire, j’ai trouvé non seulement en France mais d’abord dans le monde anglo-saxon comme je l’ai dit, mais aussi chez Maurice Cranston, Athanasios Moulakis et rencontrés à l’Institut International de philosophie politique. Il n’y avait pas beaucoup de jeunes chercheurs, tous étaient imprégnés d’une profonde connaissance de la tradition de la pensée politique classique qui avait été oubliée ailleurs. L’Institut offrait également un visage embelli et remarquable de la grande tradition de l’Université Européenne. Les échanges étaient approfondis, sans concessions, avec une parfaite courtoisie. Je n’ai retrouvé cette atmosphère qu’à l’AFHIP et chez les historiens du droit.
F. A. : Mais pourquoi le droit ?
B. K. : Tout simplement parce que tous les chercheurs qui s’intéressent à la philosophie politique en Italie, en Allemagne, en Angleterre, aux Etats-Unis se tournaient également de manière pluridisciplinaire vers l’histoire et le droit. Ce n’était pas le cas en France, où dans le cadre d’une conviction étranglée où le social était tout, on considérait le droit comme une superstructure ou un épiphénomène réservé aux juristes professionnels. Toujours il m’est apparu qu’on ne pouvait comprendre l’évolution de l’Etat en France sans le droit et je me suis ainsi plongée dans l’histoire de ce dernier et j’ai rencontré, chemin faisant, les grands auteurs de l’Ecole française du droit politique, de la fin du XIXème siècle au début du XXème siècle de Jacques Flach à Joseph Declareuil qu’on ne lisait plus. Cette grande Ecole française d’histoire du droit relayait les convictions des juristes classiques en matière de droit public. Au cours de mes dépouillements, j’ai buté sur la grande figure d’histoire du droit qui est celle de Michel Villey. Après avoir entendu mon exposé sorti tout droit de mes recherches sur la politique juridique de la monarchie, il m’a fait rentrer à la Société française d’histoire du droit. Nous sommes également devenus amis. De même avec le grand juriste du droit civil qu’est François Terré et plus tard j’ai suivi avec beaucoup d’attention les travaux de Pierre Devolvé. Là aussi, je retrouvais une tradition juridique française et même franco-anglaise critique à l’égard de la tradition germanique, tout à fait en cohérence avec les recherches de J. G. A. Pocock et de Donald Kelley et les miennes propres.
F. A. : Ensuite tu t’es intéressée également à la science politique et aux politologues.
B. K. : Oui, et j’ai aussi une dette vis-à-vis des sciences politiques, notamment Maurice Duverger, Claude Emeri, René Rémond, Jean Pic, Georges Lavau, Jean-Luc Parodi, Pierre Sadran et beaucoup d’autres. Tous ces politologues qui s’intéressaient à l’Etat et au droit et ne résumaient pas la science politique à la sociologie. Ils m’ont accueillie à l’Association Française des Sciences Politiques. Pourtant, aussi étrange que cela paraîtra, l’association de l’histoire, du droit et de la recherche en philosophie politique m’a reconduit finalement à la philosophie.
F. A. : Comme tout chercheur tu as essuyé des critiques. Comment as-tu réagi ?
B. K. : Les critiques sont dans l’ordre des choses. Elles font partie de la compréhension et la diffusion de la recherche. Il faut les accueillir et les accepter et j’ai ainsi partagé des débats entre Alain Renaut et Luc Ferry sur les Droits de l’homme dont nous n’avons pas à rougir. Face à des critiques injustes ou mal informées, je m’en suis tenue aux conseils que m’avais prodigués Michel Foucault : 1° Ne jamais répondre aux injures. 2° Ensevelir sous le mépris, la critique anonyme qui relève de la délation. 3° Opposer, si on l’estime nécessaire, aux objections argumentées, même erronées, une contre-argumentation. Le temps fait le reste… Mais aujourd’hui je préfère me rappeler tous les universitaires et amis qui m’ont aidé. Comme ceux dont je me suis éloignée et qui m’ont permis libéralement de suivre mon propre cheminement. Je n’ai pas assez reconnu mes dettes et avoué qu’il n’y a pas de production intellectuelle sans la présence d’une République des Lettres vivante comme celle qui m’a permis de travailler. Epicure dit qu’à un certain moment de sa vie, il faut, seulement, se remémorer les jours heureux et les rencontres amicales.
Paris, mai 2023
[1] Françoise Armengaud, ancienne élève de l’ENS, Agrégée de philosophie, Docteur d’Etudes a enseigné la logique et l’épistémologie à l’Université de Rennes, puis la philosophie du langage à l’Université de Nanterre Paris X où Blandine Kriegel et elle étaient collègues et son devenues amies. F. Armengaud est l’auteur de nombreux ouvrages, de philosophie, de littérature et de poésie. Elle est une figure de la cause des femmes.
Entretien entre Alexis Lacroix et Blandine Kriegel
Alexis Lacroix : Dans votre génération, Blandine Kriegel, il y a eu une redécouverte massive des Droits de l’homme, mais son corollaire a été la réadhésion d’une partie de votre génération au libéralisme politique. En quoi votre travail, finalement, s’est-il inscrit dans une certaine marginalité vis-à-vis de ce courant dominant de votre génération ?
Blandine Kriegel : Oui. Vous avez raison, à un détail près. Le parcours qui va de Marx à Tocqueville a d’abord été celui de la génération précédente (Aron, Furet) et ce n’est que plus tardivement qu’une partie de la génération 68 s’est ralliée au libéralisme de ses aînés. Mais reste néanmoins un courant républicain (B. Kriegel, P. Birnbaum, D. Lidenberg, Régis Debray) avec des nuances différentes appuyée sur des travaux tels ceux de Mona Ozouf, Elisabeth Badinter ou Dominique Schnapper. Mais il est vrai c’est que cet intérêt pour la République a été en quelque sorte « récessif ».
J’ajouterai que les droits de l’homme n’ont pas comme origine, le courant libéral, mais le courant républicain avec l’Ecole du droit de la nature et des gens (de Vitoria à Rousseau en passant par Hobbes, Spinoza, Locke) . Sans doute les libéraux qui défendaient les libertés individuelles s’y sont ralliées, ex post. Pourtant, pendant tout le XIXe siècle, malgré le poids des penseurs libéraux du XVIIIe siècle (de Constant à Guizot) ceux-ci n’ont pas inscrit les droits de l’homme dans le droit constitutionnel où ils ne figurent que depuis 1944 grâce aux républicains. De même, dans notre génération j’ai été l’une des premières à réétudier les droits de l’homme (je ne pensais pas qu’ « ils n’étaient pas une politique »). Beaucoup n’y sont toujours pas ralliés.
Je ne me suis pas inscrite dans ce qu’on appelle le libéralisme classique pour une raison simple, c’est que le libéralisme, en particulier sous sa forme française, mais c’est vrai également sur le plan international, comme d’ailleurs Quentin Skinner ou J.A.G. Pocock l’ont souligné à leur tour, est un courant qui, comme je l’ai dit, s’intéressait à la société, à l’économie et peu au politique. Or ce que d’emblée, je cherchais à comprendre parce que c’était le sujet de ma thèse sur l’histoire et le rôle que l’Etat y jouait, c’est le politique et donc je me suis pas tournée vers l’Etat et le politique et non vers la société. On peut aborder le politique en estimant, dans un paradigme assez commun au marxisme et au libéralisme, que le politique n’est jamais qu’une superstructure de l’économie et de la société. Je pense pour ma part qu’il existe une consistance et une indépendance du politique et qu’elle est double : .le politique repose, soit sur la force, soit sur le droit. Je me suis donc intéressée au droit politique et à une histoire qui est le socle de la philosophie politique de l’Etat de droit et de la démocratie.
A. L. : Il y a une question qui me taraude étant un spectateur engagé de notre époque. Pourquoi par exemple une revue tocquevillienne, en diable, qui a accueilli tous les néo-conservateurs américains, notamment la revue Commentaire, n’a-t-elle pas fait plus de place à la réception de votre travail ?
B. K. : Il faut le demander à la revue Commentaire… Mes réflexions ne relèvent pas du néo conservatisme mais de l’Ecole française d’histoire politique, juridique et philosophique trop longtemps ou trop souvent oubliée. Ceux qui ont accueilli mon travail, ce sont les philosophes, (Desanti, Canguilhem, Foucault) ,les historiens, après André Burguière, Fernand Braudel a salué mon premier livre l’Etat et les esclaves ; Claude Nicolet, Pierre Chaunu, François Crouzet ou Roger Chartier c’est-à-dire tous les historiens qui s’intéressaient à l’histoire politique. Mais aussi évidemment les juristes (M. Villey) et les politologues, en France comme à l’étranger . Mais le courant libéral naguère, en France, très lié à la lutte contre le communisme soviétique, avait autre chose à l’esprit. Il n'y avait pas d’hostilités entre lui et moi. Je suivais le séminaire d’Aron et de Furet, je connaissais beaucoup d’éminents penseurs dans ce groupe, dont certains avec lesquels j’entretenais des rapports d’amitié mais dans la mesure où ils ne s’intéressaient ni n’étudiaient le droit politique, ils ne voyaient guère à cette époque, l’intérêt de mon travail. Pourtant aujourd’hui, il existe des libéraux républicains telles Mona Ozouf et Dominique Schnapper.
A. L. : Dans les années 80 vous avez endossé le rôle d’intellectuelle engagée avec aussi des missions d’action publique. La Présidence de la République, sous la forme de deux Présidents, François Mitterrand et Jacques Chirac, a-t-elle été pour vous une instance d’appel pour ce désintérêt de certains de vos aînés ? A l’époque, quelle est la réception de votre travail naissant sur l’Etat de droit au sein de ce personnel politique que vous allez avoir l’occasion de croiser alors et ensuite dans les années 90 et 2000 ?
B. K. : Les missions de conseils dans l’action publique ne relèvent pas tout-à-fait de l’engagement intellectuel. Une instance d’appel, peut-être. Pour en faire un bilan schématique, en mettant de côté les politologues, les juristes, les historiens, ce qui fait déjà pas mal de monde qui s’intéressait à la généalogie de la politique moderne et m’a permis de faire une carrière universitaire honorable, mes recherches n’ont pas exercé dans la société française, l’influence intellectuelle que j’espérais. En revanche, à l’étranger, j’ai été invitée dans toutes les grandes universités du monde. Grâce d’abord à l’Institut International de Philosophie Politique, puis à la Société Française d’Histoire du Droit et plus tardivement à l’Association des Sciences Politiques et à l’Association des historiens des Idées politiques. Sans eux, je n’aurais pas fait le tour du monde. Quand je regarde les comptes-rendus universitaires de mes travaux, ils sont encore beaucoup plus nombreux à l’étranger qu’en France. D’une certaine façon je considère en effet que les résultats de mes recherches ont été mieux accueillis d’emblée par de grands responsables politiques inscrits dans la tradition républicaine, que dans les médias ralliés à la pensée libérale.
A. L. : Qu’est-ce qui, dans votre pensée, s’est transmis aux deux Présidents que vous avez conseillés, François Mitterrand et Jacques Chirac ? Les avez-vous influencés ?
B. K. : Je ne dirai pas que j’ai « influencé » ni François Mitterrand ni Jacques Chirac. Ils étaient tous les deux des hommes de vaste culture, centrés certes sur des intérêts différents et ma rencontre avec eux s’est faite précisément parce que mes propres convictions rejoignaient les leurs. C’est-à-dire la défense de l’Etat de droit et des libertés chez un homme comme Mitterrand, auquel j’ai rendu le rapport sur l’Etat, de la Mission qu’il m’avait confié, et plus longuement avec Jacques Chirac à la Présidence de la République. Ils avaient depuis longtemps leurs idées propres, tangentes à celles que j’ai développées plus tard. Tous les deux avaient connu la Seconde Guerre Mondiale, Jacques Chirac était plus jeune, mais l’un et l’autre avaient largement accepté, (même s’il y a eu des oppositions politiques entre François Mitterrand et le Général De Gaulle), l’Union nationale qui est née de la Résistance, contre le déclin vichyste. Malgré leur formation différente, ils étaient tous les deux des républicains démocrates, soucieux du peuple et de la place de la France dans le monde. J’ai eu la chance de les compter très vite comme lecteurs, et ce que j’avais pu écrire, résonnait avec leurs propres convictions. Il est vrai que je faisais retour à la République…. alors que ce n’était pas la mode.
A. L. : Au cœur de l’action publique, il y a les années que vous avez passées auprès de Jacques Chirac. Le lien personnel que vous aviez avec lui était assez étroit, de confiance et de respect mutuels, il vous a écouté sur de nombreux sujets, notamment sur les politiques de l’intégration. Il vous avait notamment confié la présidence du HCI comme le souhaitait François Fillon. Est-ce que vous avez le sentiment, dans l’action publique, d’avoir fait progresser les idées de cet humanisme civique qui vous est cher ?
B. K. : Je dirais oui sur tous les points où mes propres idées rencontraient les leurs. C’est-à-dire la défense de l’Etat de droit et la volonté de démocratie chez un homme comme François Mitterrand. Dans une durée prolongée tout au long de son Quinquennat avec Jacques Chirac qui avait une conception républicaine de l’intégration, opposé au communautarisme. Jacque Chirac était un homme extrêmement ouvert à la pluralité des cultures et il l’a montré dans l’admiration qu’il vouait aux peuples premiers. Mais il était aussi très conscient des particularités historiques de la France et du fait que l’on ne peut pas remonter le cours de l’histoire. Nos convictions personnelles s’accordaient et il m’a laissé de la latitude pour agir. En particulier au moment de la loi sur le voile, de la définition des grandes politiques d’intégration, des droits de l’homme ou d’autres questions sur l’Ecole et l’Ethique sur lesquelles j’ai pu être sollicitée. J’en suis très heureuse, parce que la politique de Jacques Chirac a été beaucoup plus subtile qu’on ne le reconnait généralement et qu’elle a épargné à la France des années de troubles que nous voyons surgir aujourd’hui depuis l’arrêt de cette politique.
A. L. : Vous évoquez l’arrêt de cette politique. Dès 2006-2007, nous avons eu l’occasion vous et moi d’en discuter à l’époque, on sent que la droite change progressivement sur le plan idéologique et il y a l’influence grandissante de représentants en son sein de la Révolution conservatrice. Est-ce que vous avez perçu la nouveauté du phénomène et est-ce que vous avez le sentiment, une quinzaine d’années après, qu’il y a une double menace qui pèse sur le républicanisme avec d’un côté, du côté gauche pour ainsi dire, les pensées de la révolution sociale qui sont très présentes pour le champ italien par exemple avec de brillants esprits comme Giorgio Agamben, et de l’autre côté, en France, des penseurs de plus en plus influents de la Révolution conservatrice qui ont poussé leurs pions progressivement au sein de la droite française ?
B. K. : Si vous me permettez, de confronter mon témoignage avec celui d’un témoin réfléchi comme vous, Alexis, je dirais ceci : pour moi, le point de départ de l’inflexion décrite a pour origine ce qui ne s’est pas passé dans la Gauche. La Gauche aurait dû revenir à un programme de démocratisation de la République. François Mitterrand a d’abord voulu renforcer la social-démocratie en appuyant les politiques de Jacques Delors et de Laurent Fabius comme en défendant la politique internationale occidentale et la construction de l’Europe et l’extension, en France, de l’Etat de droit. Mais l’équilibre des forces sur le plan national et international, la pression de certains de ses conseillers, la loi du nombre l’ont retenu d’aller plus loin. La gauche a donc conservé son logiciel marxiste. Un bénéfice en a été qu’un certain nombre d’anciens militants trotskistes, qui venaient de la jeunesse y sont entrés en masse. Mais l’inconvénient majeur a eu pour conséquence que tous ceux qui, dans ma génération étaient déjà résolus à préférer la démocratie à la Révolution, sans se rallier au « libéralisme » anti-démocratique de la génération précédente, ont été affaiblis. Le résultat du maintien de la philosophie de la Révolution a été la réapparition de l’extrême gauche et de l’extrême droite qui se rejoignaient sur nombre de points. Remarquez en effet, que le déploiement des thèmes de la Révolution conservatrice provient de Toni Negri, Giorgio Agamben, Alain Badiou qui sont tous des penseurs situés à l’extrême gauche. C’est eux qui ont ouvert les vannes où ont ruisselé à flot les idées de Carl Schmitt, (le dirigeant de juristes nazis), et d’autres thématiques identiques. Pour l’extrême droite qui ne faisait que passer clandestinement certaines de ces idées, quelle chance ! Même si heureusement, grâce à quelques grands juristes comme François Terré, Carl Schmitt est maintenant plus discuté.
A. L. : Justement, Carl Schmitt a été porté en majesté. Je me souviens d’un ami que j’aimais bien comme Daniel Bensaïd et c’est vrai qu’il faisait un usage apologétique de la pensée de Carl Schmitt justement pour subvertir le capitalisme mondialisé. Dans les années 2000, au Figaro, c’était le discours qu’ils portaient. Après, ce qui m’intéresse, c’est la perception que vous avez eue de ce qui fermentait aussi à droite, parce que au fond la droite gaulliste classique quand vous étiez en responsabilités a été doublée par une autre droite qui a progressivement réhabilitée les idées qui sont celles de la Révolution conservatrice. Est-ce que vous avez une perception en direct de cette mutation ?
B. K. : Ce qui m’a frappé c’est que le socle philosophique de la Révolution conservatrice qui repose sur la philosophie de Heidegger s’est maintenu dans la philosophie française. Heidegger, en dépit de toutes les preuves sur son engagement nazi qui se sont accumulées depuis plusieurs années a continué d’exercer une grande influence. Ce qui était pire encore, c’est le retour de Kantorowicz et de ses idées impériales dans les sciences humaines ainsi que d’un certain courant nationaliste. Pourquoi de telles idées sont-elles réapparues ? Tout simplement parce que la génération intellectuelle qui nous précède a justement critiqué le communisme et le totalitarisme et qu’elle nous en a convaincu. En revanche elle a laissé inentamé l’examen de la Révolution conservatrice qui se trouvait trop loin de son horizon, (à part quelques exceptions comme celle de J.P. Faye et Pierre Bourdieu par exemple, , mais hélas ceux-là ont été rapidement marginalisés). Aujourd’hui nous traînons le retard de cette critique des philosophies de la catastrophe.
A. L. : C’est absolument passionnant. Vous avez raison, au cœur d’une partie de la philosophie allemande anti-Cassirer ou anti-Weimar, il y a les philosophies de la catastrophe. Il y a une fascination pour une forme de katechon comme disait Carl Schmitt, d’ailleurs vous l’aviez rappelé dans une circonstance où nous étions ensemble : c’était le grand colloque international que Bernard Henri Lévy avait organisé en 2015 sur Heidegger et les Juifs. Justement, rétrospectivement, ce colloque a marqué un tournant dans les études heideggériennes incontestablement, quel est le bilan que vous tirez de ce colloque ?
B. K. : Il n’a pas été ce qu’il aurait dû être. La vérité est que la mise au pilori d’Heidegger, a été effectuée majoritairement par les allemands puisque c’est Peter Trawny qui a été l’éditeur des Cahiers noirs ; dans les courants de la philosophie française enracinée dans l’heideggerisme, malgré le caractère explosif du dernier Cahier noir où Heidegger persiste et signe pour exprimer en langue vernaculaire – en allemand courant dans le texte - son abject antisémitisme, on a préféré une fois de plus, malgré les travaux indiscutables d’Emmanuel Faye, ne rien écouter, ni rien entendre.
A. L. : Huit ans après vous diriez que le lacis de cette résistance est en train de fondre progressivement ?
B. K. : Je dirais qu’il est plus difficile de défendre Heidegger après la multitude de travaux convergents qui ont démontré la profondeur de son engagement nazi ainsi que les orientations populistes et antilibérales de la Révolution conservatrice. On a traduit les derniers Cahiers noirs en français sans faire beaucoup de bruit. On est obligé de trouver de nouveaux appuis en philosophie.
A. L. : Les nouveaux appuis viendraient de quelle philosophie ?
B. K. : La mienne, même si elle est encore inachevée. On a besoin d’une philosophie qui soit amie, non ennemie et cohérente avec la philosophie politique des démocraties modernes, autrement dit, des républiques démocratiques. Pour l’élaborer, il fallait revenir à sa généalogie véritable qui ne date pas seulement des Révolutions du XVIIIe siècle.
A. L. : De quoi s’agit-il ? Quelles recherches ?
B. K. : Comme je l’ai fait : prendre connaissance de la tradition des historiens et philosophes enseignants en Alsace (Droz, Brunschvicg, Ayrault). Ils ont dénoncé d’avance les conséquences du pangermanisme ; s’informer du détail de la mise en cause de la conception impériale germanique du développement politique, faite par l’Ecole juridique française de la Renaissance au XIXe siècle et de leurs arguments, relayés par Michel Villey, Claude Nicolet, Robert Derathé. On ne peut le demander à tous ceux qui préfèrent la répétition à la recherche. Mais au moins, on aurait pu s’aviser de comprendre ce que nous exposait maintenant, les sciences humaines anglo-saxonnes, à savoir qu’un mouvement républicain a coexisté avec le courant libéral et qu’il détermine la généalogie de nos démocraties. Comme l’ont mis en lumière Donald Kelley et les études accomplies par Pocock, par Skinner. En France, cette tradition rencontre encore une résistance parce qu’il est vrai qu’une majorité, en particulier sur le plan médiatique, s’est ralliée finalement au libéralisme des aînés. Je considère que l’incompréhension de mon travail, heureusement partielle, est un des symptômes nets de cette résistance. Et j’en profite pour dire que l’absence de traduction en français de l’œuvre fondamentale du grand Donald Kelley est dommageable pour nous tous.
A. L. : Qu’est-ce qui est demeuré incompris selon vous ?
B. K. : Que la démocratie moderne ne se résume pas au libéralisme. S’il s’agit de l’économie non entièrement dirigée ou des libertés individuelles garanties, nous sommes tous libéraux et j’en fait partie. Mais une démocratie moderne ne se réduit pas à l’économie et à la société, elle comprend nécessairement des institutions politiques : l’Etat et les assemblées régies par le droit et la loi que néglige pour l’essentiel, la doctrine libérale. On les a trop longtemps oubliés et c’est ce que j’ai étudié. Ce qui a encore été incompris c’est que la république démocratique ne s’oppose pas à l’Ancien Régime mais plus fondamentalement, à la forme politique impériale qui perdure avec la Révolution sociale ou impériale. Etat de droit ou empire. Voilà ce qui n’a pas été entendu.
A. L. : Sur les dernières années de sa vie, Aron écrit un texte nommé l’Aube d’une histoire universelle où il prédit ce que dira sous forme axiomatique Fukuyama, c’est-à-dire non pas la fin de l’histoire, ce serait absurde, mais en revanche une forme d’avènement progressif de la liberté dans les sociétés du monde, plus ou moins longue ou plus ou moins difficile. Comment aujourd’hui voyez-vous la situation mondiale et comment cela résonne-t-il avec ce concept qui vous a rendu célèbre, le concept d’Etat de droit ? Après tout, n’avons-nous pas une sorte d’universalisation progressive de l’application de l’exigence que représente cette norme éthique qu’est l’Etat de droit ?
B. K. : Oui Raymond Aron et c’est toute sa grandeur, en publiant ses derniers articles évoque l’idéal des Lumières. Comme Michel Foucault… Je ne suis peut-être pas aussi optimiste. Parce que n’étant pas géopolitologue mais philosophe, je lis le monde d’après ce que je connais en philosophie. Bien entendu la mondialisation est notre horizon présent ; elle a existé plusieurs fois auparavant. Regardez l’Empire romain, la première mondialisation qu’il a réalisé n’a pas débouché sur le développement de la civilisation romaine, mais sur son effondrement au contact d’autres sociétés, dépourvues des mêmes codes, ou d’une même identité. Donc il n’est pas certain que toutes les idéalités politiques et éthiques apparues dans le cadre de la civilisation européenne et américaine occidentale, se maintiendront dans la rencontre des autres cultures. Néanmoins, je pense que les idéalités – telle la liberté - qui relèvent de l’universel ne seront pas perdues. Et si elles sont perdues, elles seront redécouvertes. Il s’est produit plusieurs renaissances avant la Renaissance tout court en Europe. C’est la raison pour laquelle personnellement, je crois comme Kant et Raymond Aron, à l’histoire universelle de l’humanité et que je fais confiance aux générations futures.
Un exemple. Quand j’ai découvert en 1968, Hannah Arendt par hasard et son Essai sur la Révolution, je me suis tout de suite enthousiasmée pour elle : avec Pascale Werner nous lui avons consacré la première émission la concernant diffusée sur France Culture. Pourtant quand j’ai parlé de mon enthousiasme autour de moi, à quelques aînés, on m’a expliqué qu’elle n’avait pas grand intérêt. Peu après, elle a trouvé de nombreux lecteurs dans notre génération.
A. L. : Pourtant aujourd’hui, vous n’êtes plus exactement sur les positions d’Hannah Arendt ni même de Léo Strauss ?
B. K. : C’est exact. Je considère que les profondes réflexions d’Hannah Arendt, de Léo Strauss, de même que les travaux de l’école de Francfort ont constitué pour nous de précieuses étapes de transition, mais qu’il était nécessaire de les dépasser, soit en revenant des Anciens aux modernes, soit en délaissant la sempiternelle critique du capitalisme pour retrouver l’histoire de la démocratie.
A. L. : En préparation d’un séminaire de La Règle du jeu, je me retrouve avec notre ami Jean-Claude Milner et il me dit très sincèrement que s’il devait commencer une carrière de chercheur aujourd’hui, il éviterait l’université publique française pour accepter une invitation dans les universités anglo-saxonnes. Diriez-vous cela aux jeunes chercheurs ?
B. K. : Je ne le dirai pas, même si je respecte les choix des plus jeunes. Je suis trop franco-française et pour une femme, ce n’est pas la même chose. Je n’ai pas pu répondre positivement à une première offre d’occuper une chaire à l’université européenne des sciences sociales à Florence parce que ma fille avait dix ans et qu’il n’y avait pas de lycée français. Par la suite, j’ai bénéficié de nombreuses invitations dans des universités américaines prestigieuses, Georgetown, Princeton, Harvard, UCLA et d’autres puis dans le « monde anglo-saxon » en Grande-Bretagne, en Australie, au Canada, en Inde, etc… J’aime les Etats-Unis qui lit la Bible, respecte le droit, défend la survie d’Israël, a eu le premier président noir dans le monde occidental. J’aime « le monde anglais » et je m’y suis trouvée parfaitement heureuse du fait peut-être de ma famille maternelle qui a gardé des liens et des traditions avec l’ensemble du monde anglo-saxon comme beaucoup d’anciens protestants qui s’y sont dispersés. Cependant fille de deux grands patriotes, je me considère moi-même enracinée dans la tradition française, philosophique, juridique et politique et c’est la raison pour laquelle, même si je souhaite que la France soit réformée et démocratisée, je défends pourtant sa voie originale. Et il me serait très difficile de la quitter ou même d’imaginer l’avoir fait quand j’étais plus jeune, sauf contrainte à l’exil. On n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers...
Paris, mai 2023
FREUD ET LE GÉNIE EUROPÉEN
Freud et le génie européen...
Le génie, thème mozartien, kantien, par excellence : d’autres sans doute, donneront les définitions qui s’imposent, entre l’ingenium et le genos ; je vais m’empresser de les délaisser pour évoquer la lignée européenne dans laquelle s’inscrit Freud. Dominique Lecourt ressuscite notre stage commun à la salle Dussane : le séminaire, le séminaire Lacan, et il a très bien dit comment on y conjoignait Freud et la politique, Freud et la philosophie, la philosophie, le concept se saisissant de Freud. Vous me permettrez d’être infidèle à ces années stimulantes pour m’engager dans un autre itinéraire. Au lieu de lire Freud avec la philosophie, surtout avec la philosophie la plus contemporaine ; comparaison n’est pas raison ; je souhaiterai vous proposer non pas le rapprochement mais l’écart, non pas la réunion mais la dissociation, je souhaiterai renverser la lecture, changer le point de vue et trouver d’autres repères que ceux que nous ont indiqués nos aînés.
Freud est en effet un génie européen, mais de quelle Europe parlons-nous ?
Parmi les innombrables énigmes que la naissance de la psychanalyse a posées et continue de poser à la culture européenne, la moindre n’est pas sans lien avec l’extraordinaire floraison de la pensée viennoise à la fin du XIXe siècle et du début au XXe siècle. Athènes ou l’école de la Grèce ; Vienne ou l’école de l’Europe. L’Europe connut cette succession de capitales où quelque chose comme le progrès se frayait un cours, mais un progrès, récessif hélas ! Paris avant 1914, Moscou avant 1917, Vienne avant 1920, Berlin avant 1933... Revenons à Vienne : Wittengstein, Freud et plus tard Kelsen, on oublie Robert Musil, Einstein et Franz Kafka par Prague interposée et alii...La physique relativiste, le positivisme logique, le positivisme juridique autant que la psychanalyse. Mais le plus étonnant dans cette efflorescence luxuriante, est la tonalité propre de la culture viennoise. Optimiste certainement, enjuivée peut-être, mais surtout extraordinairement éloignée de l’esprit volkisch, incroyablement épargnée par le Romantisme. Sceptique, là où d’autres cherchaient l’absolu, déjà structuraliste quand certains demeuraient historicistes, pleine d’esprit mais indifférente à la phénoménologie de l’esprit, croyant encore à la raison, à la guérison, à la recherche du bonheur, bref rationaliste, en pleine crise de destruction de la raison.
La culture viennoise : il faut partir de là, et l’évoquer brièvement ; cette Wiener Moderne, comme l’a analysée Jacques le Rider, citant ici Rudolph Haller, est d’abord retardataire. Retard en philosophie : l’influence de Herbart et de Bolzano lie la philosophie autrichienne à l’Age classique par Leibniz, Locke contre l’Idéalisme classique allemand. Brentano critique de Fichte, Ernst Mach, Ludwig Wittgenstein se rattachent à cette lignée et non à Hegel, à Schopenhauer ou à Nietzsche. Retard en musique. Mahler paraît classique, comparé à Wagner et ce retard produira la venue de Schonberg. Plus tard, dans la persistance même de la critique littéraire (j’appelle classique celui qui comporte en lui un critique) avec Hermann Bahr ou Hugo Von Hoffmannsthal. Comme le souligne Le Rider : « la modernité viennoise apparaît comme dominée par deux interprétations antagonistes du devenir culturel, celle qui entend réagir contre l’affaiblissement des valeurs masculines (vérité, moralité, rationalité, loi, idéalisme) et celle qui se consacre à célébrer la montée de la référence au féminin. ». Retard enfin dans la religion. Et c’est ici, la place du signifiant juif. Ce n’est pas seulement la loi ancienne contre la loi nouvelle qu’il faut souligner ou la montée des Juifs dans le siècle depuis l’émancipation voulue par Joseph II, car les Juifs émancipés seront bientôt marginalisés par le rejet et la montée de l’antisémitisme qui les fera basculer dans le Bildung et la Kultur ou bientôt dans le sionisme, non, c’est plutôt la persistance de l’union du judaïsme et du christianisme qui était la caractéristique de l’esprit classique, de la culture classique, d’un Hobbes, d’un Spinoza, d’un Locke ou d’un Mabillon avant que cette union ne soit descellée par l’Esprit du christianisme et son destin de Hegel ou par l’antisémitisme d’un Fichte. Et si la Vienne moderne était archaïque, elle n’était pas associée à la culture romantique mais liée encore par de multiples ramifications invisibles à l’esprit classique...
Par-là, comme je voudrais le montrer aujourd’hui, Freud n’est pas seulement le théoricien des pulsions et de leurs destins, celui qui a retrouvé les forces profondes de la vie et de la mort, l’instinct en lieu et place de la réflexion, l’inconscient derrière la conscience, le « au fond de l’homme, cela » ou la bête, la barbarie dans le dressage de l’animal humain. Si proches qu’ils semblent être si souvent, au point qu’on croirait qu’ils ont écrit sur la même table ou copié sur l’épaule, l’un de l’autre, Freud s’éloigne hyperboliquement de Nietzsche. Sa culture européenne, la lignée dont il vient est toute autre. Freud n’est pas pour la barbarie contre la civilisation, pour le dressage contre l’éducation, pour l’héroïsme contre l’individuation, pour le surhomme contre l’homme, non, Freud demeure un homme des lumières classiques, un homme de la raison, lié à l’humanisme de la Renaissance, cherchant à retrouver la Grèce, le Judaïsme, l’Egypte antique. Son trajet intellectuel et l’itinéraire où il s’enracine contiennent toujours un réconfort et une promesse contre les sombres temps qui ont engloutis l’Europe d’hier et qui la menacent aujourd’hui insensiblement.
Commençons par un symptôme, le premier. Dans son Discours de la méthode, dans son exposé ad usum Delphini, c’est à dire dans l’Introduction à la psychanalyse, Freud, et c’est extraordinaire, commence par rapprocher la psychanalyse de l’Histoire, indexe la certitude de la psychanalyse sur la certitude de l’Histoire. Cela m’intéresse d’autant plus que j’ai consacré les dix-sept années les plus laborieuses de ma vie, ma thèse, à la constitution du savoir historique moderne, à l’Histoire savante à l’Age classique. Comme le rappelle Freud, nous ne connaissons la vie d’Alexandre le Grand que par des récits contemporains ou ultérieurs ou par des traces, qu’il s’agisse des monuments archéologiques, des bâtiments, des médailles ou des documents... La véracité des faits historiques est, dit-il, fondée sur trois critères : 1° la bonne foi supposée des témoins contemporains, 2° la concordance des témoignages et 3° le degré de certitude qui, lui-même, varie en fonction de l’ancienneté des faits : plus les faits sont anciens, moins la certitude risque d’être bien établie. Cette analogie de la psychanalyse avec l’Histoire, il l’a maintenue dans toute son œuvre et il la réïtère encore dans Malaise dans la civilisation, lorsqu’il compare notre psychisme à l’architecture de Rome. Sous la Rome moderne, un bon archéologue saura retrouver la Rome ancienne, d’abord la Roma Quadrata puis le Septimontium, puis la muraille de Servius et enfin la muraille d’Aurélien. « Ce qui maintenant occupe ces emplacements ce sont des ruines et non pas les ruines originelles mais celles des rénovations ultérieures. Faisons maintenant l’hypothèse fantastique que Rome n’est pas un lieu d’habitation humaine mais un être psychique qui a un passé particulièrement long et riche de mystères. » (Malaise dans la civilisation, p.11)
Pourquoi ce rapprochement entre l’Histoire et la psychanalyse est-il extraordinaire ? Pourquoi est-il déjà un discrimen veri ac falsi ? Parce que, ce faisant, Freud se trouve en opposition manifeste avec tout le discours germanique contemporain de la philosophie de l’Histoire. Aussi bien avec les Considérations inactuelles de Nietzsche où l’on trouve une négation et une critique forcenée de la possibilité du savoir historique qu’avec le discours neo-weberien et la lignée Dilthey, Simmel, Rickert, qui n’a cessé de prononcer l’infériorité épistémologique des sciences de l’esprit derrière les sciences de la nature. Les sciences de la nature peuvent viser l’explication ; les sciences de l’esprit ne doivent s’occuper que de la compréhension.
Freud ne dit pas que la psychanalyse, l’analyse de la psyché, la découverte de l’inconscient et des pulsions sexuelles sont aussi incertaines ou aussi fragiles que la narration historique, il soutient, à l’opposé, qu’elles sont aussi vraies et que l’analyse est soumise elle aussi, à un travail de recherche des sources, à un suivi des traces qui ont, de part en part, un contenu humain, symbolique. Ici, les monuments et les documents, là, le signifiant et la parole, mais toujours le symbolique. Pour mesurer le caractère subversif d’une telle position, il faut rappeler quel était l’état de la culture européenne de son époque.
Mon intention, ici au milieu des psychanalystes qui ne sont pas étrangers à la discipline comme je le suis moi-même et auxquels je demande évidemment l’indulgence requise à l’égard de tout étranger n’est nullement, vous l’imaginez, de suivre ou d’étudier la recherche freudienne dans son triple registre d’analyse des mécanismes de la psyché, de moyens thérapeutiques de traitements des névroses, ou de science (Wissenschaft) des processus psychiques, mais seulement de rappeler que, pour une philosophe parmi d’autres l’ambition de Freud apparait totalement à l’écart de la remise en cause de la possibilité de connaître et de guérir l’homme qui s’était installé au cœur de la culture romantique et de la philosophie allemande de la Révolution conservatrice. Freud, (1856-1939), inscrit à la faculté de médecine en 1873, lors d’une conférence populaire du poème de Tobler de la nature ne s’est jamais éloigné de l’esprit des sciences de la nature(Naturwissenschaften)de l’influence de ses maîtres Brücke et Meynert. Il a toujours affirmé que la psychanalyse appartenait aux Naturwissenschaften, aux sciences de la nature.
Mais comment accréditer la filiation de Freud à l’époque classique alors que lui-même, lecteur de Platon, de Kant, de Schopenhauer, et de Nietzsche, est celui qui a miné la suprématie cartésienne de la conscience ? Comment, alors qu’il s’est présenté avant tout comme le découvreur d’une nouvelle terra incognita : « Je ne suis qu’un conquistador, un explorateur avec toute la curiosité, l’audace et la ténacité qui caractérise ce genre d’homme. » (Lettre à Fliess, 1er février 1800, cité par Paul Laurent Assoun) ? Comment retrouver quelque chose de l’esprit classique, de l’optimisme de la raison chez l’auteur de la seconde topique et d’Au delà du principe du plaisir (1920) chez celui qui dans Totem et tabou, l’Avenir d’une illusion, Malaise dans la civilisation (1927-1930) a perçu l’un des premiers, les ravages de Thanatos et pressenti la montée de la barbarie ?
Et bien justement, c’est à mon sens, l’extraneïté de Freud à la culture romantique allemande qui lui a donnée sa force visionnaire et c’est pourquoi je crois, on ne peut lire Freud dans le désert, on ne peut lire et comprendre Freud sans la ville. Les penseurs viennois n’étaient pas des pères au désert, mais les initiateurs d’une pensée différente de celle de la culture allemande de leur temps.
La Révolution conservatrice
Quelle était en effet la culture allemande contemporaine de la production freudienne et de la Vienne moderne ? Rien ne la caractérise mieux comme l’a souligné justement Louis Dupeux à qui j’emprunte ses réflexions, que le nom de Révolution conservatrice qui lui a été donné. Ses sources remontent à l’époque wilhemienne au moment où Paul de Lagarde et Frédéric Nietzsche pour ne citer qu’eux, ont mis radicalement en cause le développement moderne et l’évolution du libéralisme et de la démocratie communs à toute l’Europe de l’Ouest. Un mouvement de réaction radicale qui se proposait de balayer comme autant de structures artificielles et non allemandes, les utopies libérales démocratiques ou communistes ou chrétiennes. La critique néo-conservatrice fustige le rationalisme desséchant, l’univers du libéralisme, elle rejete le nivellement des cultures de la prétendue civilisation pour affirmer les différences irréductibles entre les cultures nationales. Et ici, je suis bien obligée d’ouvrir une parenthèse pour critiquer la malencontreuse nouvelle traduction de Malaise dans la civilisation en Malaise de la culture. Car Freud, contre Spengler et le Déclin de l’Occident, et contre le courant principal de la philosophie romantique allemande a énergiquement refusé de distinguer entre les sens de culture et de civilisation (Kultur und Zivilisation). Il désigne en effet la culture comme civilisation et rien d’autre : « la somme des actions et des institutions par lesquelles notre vie s’éloigne de nos ancêtres les animaux et qui servent deux finalités : la protection de l’homme contre la nature et les réglementations des hommes entre eux (Malaise dans la civilisation). Sa conception est celle du XVIIIe siècle que l’on retrouve encore chez un Guizot en France au XIXe siècle, et elle s’oppose à la définition de la culture (Kultur comme communauté organique de valeurs spécifiques propres à un peuple). Freud pense la culture à l’échelle de l’humanité, c’est-à-dire qu’il pense la culture comme civilisation. *
Le refus de la renonciation au bonheur
La Révolution conservatrice est donc une attaque en règle contre l’utopie judéo-chrétienne et les droits de l’homme, contre l’égalité de principe de tous les hommes entre eux, contre la paix entre les peuples. Tous idéaux que Nietzsche a combattus comme l’idéal du dernier homme et la morale du troupeau. La conception du monde de la Révolution conservatrice se réclame de l’idéalisme, mais d’un idéalisme particulier qui oppose le cœur à l’âme, l’esprit à la raison, la volonté à l’entendement. L’histoire est le fait d’actes héroïques de grands hommes, elle ne connaît pas de progrès mais des cycles, des montées et des chutes. Spengler propose de reconstituer la société à partir de communautés nationales structurées, hiérarchisées et menées par des chefs. Avec Carl Schmitt on fait un pas de plus : la Révolution Conservatrice critique radicalement l’Etat de droit, le parlementarisme, les droits de l’homme, elle prône une réhabilitation du sens tragique de l’existence, une nouvelle attitude collective dont l’objectif n’est pas le bonheur des individus mais la réalisation de la puissance et de la culture par l’instauration de l’ordre communautaire organique. Sa plus grande réussite de masse sera le NSDAP, le Parti National Socialiste Allemand des travailleurs, lui-même appuyé sur le mouvement volkisch populiste.
Or, quel est le point sur lequel Freud diverge le plus de la culture prussienne et de l’orientation de la Révolution conservatrice ? C’est, sans doute, dans le refus de la renonciation au bonheur. Kant avait affirmé que le bonheur n’est pas une idée de la raison et le Romantisme politique allemand se dresse comme une machine de destruction de la recherche du bonheur au profit de la recherche de l’absolu et de la volonté de puissance. Le peuple contre l’individu, le surhomme contre l’homme, la puissance au lieu du plaisir. Or Freud écrit: « le programme que nous impose le principe de plaisir, devenir heureux, ne peut être accompli pourtant, il n’est pas permis, il n’est pas possible d’abandonner nos efforts pour le rapprocher d’une façon ou d’une autre de son accomplissement » (Malaise dans la civilisation, page 26). L’une des raisons qu’il allègue de son refus définitif de l’illusion de la religion est que précisément, elle empêche ce libre choix qui préside à la recherche du bonheur en rabaissant la valeur de la vie et en intimidant l’intelligence. Si Freud s’écarte ici de ses contemporains, c’est qu’il se livre à une critique féroce du retour à la barbarie prôné comme une voie possible de développement.
Et puis, et c’est encore un autre point clef, Freud critique de front la liberté. Le libre arbitre. L’identification de la pensée et la volonté, est le critère de division le plus sûr pour séparer la pensée lucide de la Renaissance développée à l’Age classique dans le droit politique de Hobbes, de Spinoza et de Locke de la tradition romantique. Je cite Freud : « la liberté individuelle n’est pas un bien de la civilisation. C’est avant toute civilisation qu’elle était la plus grande, mais le plus souvent sans valeur propre, l’individu était à peine en état de se défendre » (Malaise dans la civilisation, page 39). Nous ne sommes pas jetés dans monde, nous ne sommes pas voués à la liberté. Certes, la liberté est originaire, mais elle est un mauvais coup contre la civilisation. « Une bonne part de la lutte de l’humanité » écrit Freud, « a pour fin de trouver un équilibre qui ajuste les besoins individuels et collectifs », en d’autres termes, il est commandé à l’homme de maîtriser ses pulsions et c’est ce processus de sublimation des pulsions qui est au principe de la civilisation. Je cite encore Freud : « la sublimation est en général un destin des pulsions que la culture obtient par contrainte ». C’est du Hobbes. La loi naturelle découverte par la raison de ne pas attenter à la vie, n’est pas une liberté mais une obligation (Leviathan chapitre XIV) . Or, c’est justement parce que la civilisation porte atteinte à la liberté qu’elle oblige au refoulement des pulsions et peut être refusée, qu’elle est fragile. La volonté de puissance ou la pulsion de mort, Freud l’a découverte tardivement : « j’ai adopté le point de vue selon lequel le penchant d’agression est une prédisposition pulsionnelle originelle et autonome de l’homme, je reviens à l’idée que la culture trouve en elle son obstacle le plus profond ». Homo homini lupus, c’est encore du Hobbes et c’est la phrase même que cite Freud. Il ne retrouve pas Nietzsche, il revient à Hobbes, à la loi naturelle, au programme de civilisation qui s’oppose à la force, Freud dirait à la pulsion d’agression naturelle des hommes dans le droit politique classique de Hobbes.
Last but not least, foi et Amour pour paraphraser Novalis. Là encore, Freud est anti-romantique. Il revient à la critique de l’amour développé par Hegel appuyé sur Rousseau ; le Rousseau de l’Emile. La tripartition que l’on trouve en effet dans Les Principes de la philosophie du droit selon laquelle il existe une sphère de la famille, une sphère de la société civile, une sphère de l’Etat, a comme origine les trois attributs trifonctionnels d’Emile, à la fois père, travailleur et citoyen. Contre Haller et Novalis, Hegel avait soutenu que la sphère de la famille dominée par la moralité est certes articulée par le sentiment et l’amour, mais que celle-ci est parfaitement distincte, voire incompatible avec l’éthique de la société civile fondée sur les intérêts privés, et plus encore avec l’éthique de l’Etat fondé sur l’esprit du peuple. Freud lui aussi, comme le montre par ailleurs Marielle David, limite le champ de l’amour : « l’homme de la culture a fait l’échange d’une part de possibilité de bonheur contre une part de sécurité. N’oublions pas toutefois que dans la famille originaire, seul, le chef suprême bénéficiait de cette liberté pulsionnelle ; les autres vivaient en esclaves dans l’oppression ».
La culture peut casser comme du verre
Et de là, la conscience morale, sa genèse, sa généalogie. On remarquera qu’elle n’est pas non plus celle de l’Antéchrist et de la Généalogie de la morale, qu’elle n’est pas « par-delà le bien et le mal ». C’est plutôt l’inverse. Car si Hegel disait qu’on ne peut pas sauter par-dessus son époque, Freud ajoute que le sentiment de culpabilité si terrifiant et destructeur, est par ailleurs, inévitable : « Nous appréhendons enfin deux choses en pleine lumière, la peur de l’amour dans l’apparition de la conscience morale et l’inévitabilité fatale du sentiment de culpabilité. Qu’on ait mis à mort le père ou que l’on se soit abstenu de l’acte, ce n’est pas décisif...car le sentiment de culpabilité est l’expression du conflit d’ambivalence, du combat éternel entre Eros et la pulsion de destruction demeure... » et il ajoute : « Le conflit est attisé dès que la tâche de vivre en commun est assignée aux hommes ». La civilisation n’est pas la victoire des faibles sur les forts, du ressentiment sur la volonté de puissance mais l’empreinte, la trace de la finitude dans la vie humaine. Il s’agit certes, d’une correction de l’optimisme béat des Lumières - on oublie que les Lumières aussi, avaient déjà découvert la bête dans l’homme - mais non d’une renonciation à la civilisation. Le diagnostic posé est seulement celui de sa fragilité et de son incertitude : la culture peut casser comme du verre.
On ne se débrouillera pas de cette étrangeté de la philosophie freudienne et de son extranéïté à la sainte famille, Fichte, Hegel, Nietzsche, en faisant de Freud une sorte de médecin germanique dont il faudrait dévoiler la philosophie cachée. Constat immédiatement suivi d’offres de service, remplacer la philosophie absente de Freud par la philosophie présente, entendez la philosophie la plus en vogue, et hier, on nous suggérait un Freud hégélien alors qu’aujourd’hui, on nous propose un Freud heideggerien. Mais non, résumer la philosophie freudienne à la philosophie spontanée des savants dénoncée par Althusser, c’est oublier à la fois, l’excellence de sa formation du gymnasium, une formation centrée sur la philosophie kantienne, et la profondeur de son soupçon à l’égard de la philosophie allemande de son temps qu’il connaissait parfaitement. Le choix philosophique de Freud l’insère sans ambage et sans ambiguïté dans une autre philosophie de la vie et de la pensée humaine, dans une conception radicale, même si elle a été vaincue.
Certains, comme Carl Schorske interprétant à son tour les rêves de Freud dans l’évocation de Garibaldi destructeur de Rome ou de Kossuth, chef de la révolution hongroise, ont vu la sublimation du projet politique raté du libéralisme viennois. Sans doute, politiquement, Freud venait-il de là. Mais la généalogie intellectuelle dans laquelle il s’inscrit refuse à chacun de ces emplacements, les solutions que le Romantisme avait indiquées et qui ont tracé le sonderweg, la voie particulière allemande. Ici encore, utilisons le vocabulaire freudien où Freud parle de bifurcations mal prises, qu’il faut remonter pour retrouver le lieu du fourvoiement, métaphore rigoureusement inverse à celle de Descartes qui estimait qu’il ne faut jamais rebrousser chemin, mais toujours et toujours avancer dans une forêt où l’on s’est égaré. Utilisons donc cette métaphore du retour, cette voie freudienne où la thérapie est décrite comme une anamnèse et suivons Freud.
Au carrefour emprunté par le Romantisme de la destruction de la raison, selon le mot juste de Georg Lukacz, Freud préfère la philosophie qui conserve sa foi dans la science. Au carrefour des Lumières, qui donnera aussi le rationalisme positiviste grêle et desséché de l’entendement qu’on retrouve chez Kelsen et Carnap et qui sera vaincu, sans difficulté par la Révolution conservatrice européenne, il préfère le XVIIe siècle, l’Age classique enraciné dans la Renaissance, une philosophie de l’homme qui est un traité du monde et une connaissance de la nature, le Deus sive natura de Spinoza, la raison classique qui n’a pas rompu avec le sens des Ecritures et sait les déchiffrer et qui voit dans l’affirmation de l’humanité, l’énoncé d’un droit naturel qui est autre chose que la seule positivité de l’affirmation de la volonté. Et enfin, au carrefour du XVIIe siècle qui a rejeté l’immense élan kabbaliste de la Renaissance, la lumière des Roses Croix, pour paraphraser France Yates, il choisit aussi le retour à la mystique européenne qui unifiait aussi bien le Parti des Politiques du Grand Dessein d’Henri IV, que la doctrine qui inscrit les passions humaines dans une théorie de l’univers. Par quoi il ne voudra jamais rompre le lien entre la psychanalyse, la biologie et la physique. De ce retour à la Prisca saprientia, à la quête d’Isis, retour aux antiquités hébraïques, grecques, égyptiennes, chacun connaît les traces émouvantes conservées dans son appartement viennois et la projection époustouflante de ses réflexions dans l’histoire de notre civilisation.
Aussi bien, devant Freud la philosophie doit pratiquer l’humilité et le retour. Freud, homme des Lumières, de l’Age classique, de la Renaissance, il a été tout cela et l’ensemble de ses adhésions, des voies qu’il a empruntées, sont autant de prises de parti contre les sombres temps dont il avait deviné les possibilités destructrices et dont la psychanalyse s’était voulue, de façon pathétique, comme les digues du Zuidersee l’humain, très humain rempart contre la submersion. Nous en sommes toujours là.
Car tout ceci, tout cet environnement culturel, nous avons beaucoup de difficultés à le retrouver. Nous aussi, nous sommes coupés de nos origines et de la filiation européenne de Freud. Nous croyons vivre aujourd’hui dans un environnement caractérisé par le triomphe de la démocratie et de l’Etat de droit et nous en sommes bien loin. D’autres astres obscurs continuent de dominer notre langue et notre culture. La philosophie romantique allemande, de Johann Gottlieb Fichte jusqu'à celle de Martin Heidegger est un ennemi résolu, sournois et subtil de la filiation freudienne. La génération qui nous a précédée, a redécouvert Freud avec suffisamment d’ambiguïté pour nous laisser désemparés, car elle n’a pas retrouvé sa véritable filiation européenne, elle a articulé le freudisme à une philosophie à laquelle il était résolument hostile. Peut-être n’avait-elle pas le moyen de faire autrement. Mais nous ?
Blandine Kriegel
Pour la revue Passage
9 novembre 2001
Mozart et les Lumières
Oui, Mozart appartient au temps et à l’espace des Lumières.
Chronologiquement, la brève et intense durée de son existence (1756-1791) coïncide avec le triomphe, l’aboutissement et peut-être déjà, le retournement des Lumières européennes. Spatialement, l’itinéraire et le périple des voyages de Mozart en Autriche, en Allemagne, en Belgique, en France, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Suisse, en Bohème, en Italie, s’inscrivent, à l’’écart des pays du nord, la Scandinavie et la Russie, et le Sud Ibérique, l’Espagne et le Portugal, sur un axe Est-Ouest des Lumières européennes.
A cette époque, l’histoire s’accélère, oublie la polyphonie baroque des principautés éloignées ou des cités étrangères les unes aux autres pour s’individualiser et lutter. L’hégémonie culturelle de la France, l’ascension politique et les victoires de la Prusse, la modernisation effrayée de l’Autriche, la déroute des Jésuites chassés d’Espagne, du Portugal, de France et obligés de se réfugier chez l’ennemi protestant, l’irrésistible montée des femmes qui dominent les salons et règnent, avec Marie-Thérèse et la Grande Catherine sur les deux grands empires centraux et orientaux, l’avènement des deux révolutions américaines et françaises, mêlent leur mouvance dans une puissante composition orchestrale où bascule l’époque classique.
Les Lumières, ce grand mouvement de civilisation qui n’a excepté aucun aspect de la vie de la société européenne, ont engagé une évolution philosophique, politique, morale, religieuse, économique et esthétique sans précédent. Elles ont poursuivi un rêve d’harmonie de l’homme et de la nature, un projet d’unité de la société européenne fondée sur la paix perpétuelle (Bernardin de Saint Pierre, Jean-Jacques Rousseau), la fraternité (les loges maçonniques), le commerce libre (des physiocrates), le droit individuel à la recherche de la beauté et du bonheur. Pour autant, elles n'ont pas évité la diversité dont résonnent leurs dénominations nationales. Le côté pratique, quasi gestuel de l'Enlightenment, le mouvement en avant de l’Aufklärung ("au commencement était l'action"), l'étiquette théâtrale de l'Illustracion, la fixité rayonnante des Lumières françaises, illustrent à leur manière, mezzo voce, les légers écarts qui parasitent ce rêve d'unité.
Alors unité ou diversité ? La réponse n'est pas simple et si Mozart est fils des Lumières, fils du temps et de l'espace des Lumières, il faut bien poser la question : qu'est-ce que les Lumières ?
Faisons court et demandons leur avis à des philosophes.
A la question, Was ist Aufklärung? Nous avons la réponse du plus grand des philosophes allemands qui publie son plus grand livre, la Critique de la
Raison pure, en l 781, l'année même où Mozart donne son congé définitif à la servitude en quittant Colloredo et Salzbourg. Kant livre avec sa réponse, une idée européenne de l'émancipation et de la liberté "Viva la liberta !" pour l'humanité qui "ne veut plus servir". Le prêtre, observe Kant, dit: "Ne pensez pas, croyez!, le militaire dit: "Ne pensez pas, obéissez!", le financier dit: "Ne pensez pas, calculez", Seul le partisan des Lumières dit: "sapere aude", ose savoir, ose t'émanciper par toi-même et advenir par ton action propre à la majorité. Qui ne reconnaît ici le mouvement irrésistible de Mozart pour s'affranchir "par lui-même" de la tutelle du Prince-Archevêque ?
Trois siècles plus tard, en 1932, à la veille de la prise d'Hitler en Allemagne, Ernst Cassirer revient, dans la philosophie des Lumières, sur l'esprit du XVIIIe siècle pour le définir comme "la foi en l'unité et l'immutabilité de la raison". Une raison qui est énergie créatrice accordée à la nature, construction d'une harmonie de l'expérience et de la pensée, accord du monde sensible et intelligible. La philosophie des Lumières modifie la théorie de la connaissance en réévaluant l'intuition sensible et le jugement, nuance l'idée de la religion en introduisant la tolérance et l'optimisme, conquiert et stabilise l'histoire en découvrant l'anthropologie et de nouvelles civilisations, défend l'idée d'un droit universel qui doit être déclaré et consenti, et enfin, last but not least, fait du jugement de goût et de l'esthétique du beau, la pièce maîtresse de la réflexion en prônant la recherche du bonheur comme un but légitime de la vie humaine.
Hegel a été plus critique, qui voit dans la trajectoire des Lumières identifiée à celle des Lumières françaises, le moment de la séparation. Les Lumières se caractérisent par le rejet de la religion, l'opposition du croire et du savoir, la distinction de la foi de l'intellection. Selon l'auteur de la Phénoménologie de l'Esprit, les Lumières vont séparer le fini et l'infini, le sensible et la pensée, en faisant descendre le ciel sur la terre. Du coup, toute essence deviendra une essence humaine particulière et l'utilité sera son concept fondamental. L'homme et le monde seront rationalisés et naturalisés. Ayant vidé la foi de son contenu, les Lumières introduiront la vanité de l'entendement et la survalorisation de la liberté et de la volonté. C'est la liberté absolue qui entraîne la terreur car, dit Hegel, ce n'est pas la liberté ou la mort, mais la liberté et la mort, ce n'est pas seulement la volonté générale comme somme des volontés singulières, mais l'annihilation de toutes les volontés singulières.
Dans ce programme des Lumières, à quoi faut-il rattacher Mozart ou encore qu'est-ce que Mozart a apporté ? Une telle question a déjà été abordée à plusieurs reprises par les études mozartiennes et tour à tour, les Massin, Dominique Jameux, Jean Victor Hocquart et plus récemment Nicolas Till, se sont interrogé et ont répondu. Mozart et les Lumières, ce serait en un sens, tout Mozart... Le temps manque pour explorer entièrement à notre tour, le sujet et nous nous bornerons à quelques aspects énigmatiques de la vie et de l'œuvre de Mozart qui peuvent en être éclairés. La pédagogie, la religion, la culture. Dans l’ordre : comment devient-on un enfant prodige ou la pédagogie des Lumières ? Comment peut-on être à la fois catholique et franc-maçon ou, qu’est-ce que le catholicisme bénédictin éclairé de Salzbourg ? Qu'est-ce que Mozart a emprunté ou apporté à la culture des Lumières ? Enfin, comment comprendre l'échec social final du plus grand génie musical de l'époque ou le romantisme au temps des Lumières ?
La pédagogie des Lumières
Mozart enfant fut trois choses : un enfant prodige, un enfant star, un enfant savant. Que doit-il ou que doivent-ils à la pédagogie des Lumières ?
L'enfant prodige. Paradoxalement, si Mozart est un véritable enfant des
Lumières, c'est pour avoir été éduqué par son père Léopold, façonné par son effort sans précédent grâce à l'instauration d'une pédagogie nouvelle qui vise les dons singuliers et l'épanouissement d'un individu unique. Mozart et son père Léopold. Ou comment se forme l'homme par l’homme ? Léopold n'a pas instruit son fils dans la musique pour lui donner, comme le faisaient les Anciens. une place et des responsabilités dans la cité, il ne l'a pas dirigé dans l'asile du monastère pour édifier un savoir de l'éternité, il ne lui a pas même enseigné le latin et ce qu'il fallait d'humanités et de distinction pour tenir son rang dans une Europe catholique selon la pédagogie éclairée des collèges jésuites, non, il a tout sacrifié et tout organisé autour des aptitudes et des dons singuliers de l'enfant qui, à trois ans, avait brandi non sans quelques pâtés, sa première composition musicale. Ce faisant, Léopold Mozart s'est inscrit dans le mouvement général de la réforme pédagogique de son temps.
Après Comenius plut tôt, Locke, Rousseau, Diderot, Kant et plus tard, Herder et Schiller, la pédagogie devient l'affaire centrale du siècle. Son résumé le mieux équilibré se trouve peut-être dans Quelques pensées sur l'éducation de Locke (1693) qui inspireront tous ses successeurs. Solidaire d'une théologie qui ne lui retire pas la caution de la transcendance, la pédagogie de Locke, expression du protestantisme libéral venu des Arminiens de Hollande et des latitudinaires de Cambridge, modère l'orthodoxie calviniste qui écrase l'homme sous le décret de la grâce et de la damnation. L'homme pécheur, nécessite une discipline vigilante et rigoureuse mais la liberté existe et chaque individu est responsable de son usage. L'éducation conquiert alors ce qui a été perdu par la prédestination. Si tous les individus naissent égaux, seule, l'éducation établira entre eux des différences de perfection par le progrès. Cette conception justifie le rôle primordial de la pédagogie au siècle des Lumières et trace la double orientation suivie par Léopold : la nécessité ou la discipline sans faille de l'exercice quotidien, la liberté ou l'appui donnée à la l'inspiration et à la création. Dans la tradition française inspirée par Locke, d'Holbach, Helvétius, Condorcet, on insiste sur l'importance des mécanismes mentaux et des moyens pratiques de progresser. Un bon éducateur s'appuie sur des connaissances psychologiques nécessaires pour capter l'attention de son élève et fixer les étapes de ses acquisitions de la façon la plus appropriée.
Léopold Mozart ne fait rien d'autre lorsqu'il publie une méthode de violon qui lui assure un succès incontestable. Si comparé à son fils Wolfgang, le maître de Chapelle, Léopold Mozart n'est qu'un modeste compositeur, il ne faudrait pas néanmoins diminuer inconsidérément le rayonnement de sa personnalité. Car Léopold Mozart, après des études de philosophie et de droit, avait acquis une vaste culture littéraire, théâtrale, littéraire et scientifique. Il appréciait Shakespeare, Molière, Voltaire, Marivaux, Sheridan, Lessing, Goethe. Il citait Wieland qui l'a influencé et entra sans coup férir à Paris dans le cercle des Lumières le plus prisé et le plus exigeant, en logeant chez Madame d'Epinay et le futur Baron Grimm. L'éducation exceptionnelle qu'il a donnée à son fils part de cette orientation équilibrée entre une reconnaissance des dons (la prédestination) et la responsabilité de les déployer (la liberté). Il s'agissait pour lui de faire de Mozart ce qu'il devait être, un grand musicien libre et reconnu "ose faire et composer de la musique par toi-même". La réception par la société des œuvres de l'art, la suite de l'histoire n'appartient plus à la pédagogie. Au moins celle-ci a-t-elle donné avec Mozart et avec Telemann, qui lui aussi, composait enfant, la preuve de son efficace prodigalité et une leçon qu'on n'a pas suivi assez par la suite : l'art de commencer très tôt.
L'enfant star. Un autre aspect de cette pédagogie est l'élargissement de l'horizon social, l'acquisition de la civilité urbaine voire d'un esprit aristocratique que Léopold Mozart a donné à Mozart enfant en lui faisant faire le tour de l'Europe. Mozart reçu par l'Impératrice Marie-Thérèse qui le fait asseoir sur ses genoux et qu'il couvre de baisers, Mozart promettant le mariage à Marie-Antoinette parce qu'elle s'est montrée bonne avec lui en le relevant d'une chute, Mozart soulignant que l'Archiduc Joseph joue faux, (s'en souviendra-t-il ?), Mozart accueilli par le roi et la reine d'Angleterre, s'irritant parce que Madame de Pompadour ne veut pas l'embrasser, fêté par toute la noblesse européenne, peint avec sa sœur et son père par Carmontel qui peint toutes les célébrités, Mozart finalement reçu par les cardinaux et par le pape qui le fait Chevalier de l'Eperon d'or. Bref, Mozart enfant, à tu-et-à-toi avec les rois et les reines et partageant leur vie de cour beaucoup plus précocement que toutes les autres gloires des Lumières ... Mais le devenir phare de l'enfant prodige fêté par les grands, sa participation au théâtre de la vie mondaine du XVIIIème siècle n'est peut-être pas l'aspect le plus moderne de cette pédagogie, même s'il a modelé d'une manière irréversible, la personnalité du musicien. Au moins ne devrait-il pas masquer les coulisses de l'apprentissage dans lequel Léopold le maintient solidement.
L'enfant savant. Le troisième aspect de cette pédagogie est son caractère encyclopédique ou érudit. Non seulement Léopold Mozart donne à ses enfants une bonne éducation classique, comprenant des connaissances de grammaire, de mathématiques, de notions de lettres et un enseignement des langues modernes, mais d'abord et avant tout, il vise "des séries entières et des dénombrements complets", c'est-à-dire la totalité du savoir musical du temps. Mozart ne sera pas seulement, un virtuose instrumentiste du clavecin, de l'orgue, du piano, du violon, mais également le musicien qui aura recueilli l'héritage le plus complet de la composition musicale européenne. Le voyage en Europe, lui apporte une sommation de tous les genres et de toutes les connaissances musicales de son temps. Après l'apprentissage à Salzbourg, il recueille en France, le goût pour la musique galante, et l'héritage de Schobert qui donne au clavecin des voies nouvelles. En Angleterre, il est initié au piano à marteaux, et à l'opéra italien par Jean-Christian Bach (en attendant que plus tard à sa mort, le baron Van Swieten lui ouvre, avec les portes de sa bibliothèque, la collection des fugues de Jean-Sébastien). Il découvre également Haendel à Londres et se lie avec le castrat, Manzuolli dont il admire le chant et les possibilités inouïes de la voix humaine. En Italie, il rencontre à Bologne, le Père Martini qui lui donne des leçons de contrepoint et il est admis à la prestigieuse Academia filarmonica. A Mannheim où, l'orchestre compte 70 musiciens avec un pupitre de clarinettes, il s'enchante de la qualité et de la puissance de l'orchestre et parfait sa connaissance des instruments à vents, son attrait pour les symphonies, les symphonies concertantes, les quatuors à corde. La formation de ses vingt premières années lui assure ainsi la collation de tous les genres des plus simples et des plus légers (Aria, danses et contredanses) aux plus classiques ou qui deviendront tels, sonates, concertos, quatuors, quintettes) ou aux plus ambitieux, symphonie, opéra, sans oublier la musique sacrée. La seule liste des danses utilisée dans la composition mozartienne donne une idée de l'étendue de son registre (le menuet, la sarabande, le passe-pied, la gigue, la sicilienne, la bourrée, la jacotte, la marche et la contredanse ... j'en oublie). Le merveilleux résultat de cette acquisition de tous les registres musicaux est qu'au lieu de peser, d'alourdir, d'assourdir, elle allège, élève, clarifie. L'érudition évoque un labeur pénible, un effort compassé, un savoir séparé de l'instinct. La correspondance de Léopold montre que Mozart enfant a appris la musique, toutes les musiques, avec passion, exaltation, jubilation. Son savoir était réconcilié avec le désir, son effort était au service de la curiosité, son œuvre sera submergée par le rêve.
Dans un charmant livre, plein de foi et de musique, convaincant à beaucoup d'égards, Philippe Sollers, il y a quelques années, a restitué un Mozart libertin, épris de poésie et de plaisir, identifié à Chérubin et à Don Juan, aimant sa femme et les femmes, diable amoureux plein d'anticonformisme et de créativité et sa façon de faire aimer Mozart en vaut bien d'autres. Sa vision de Mozart, sans trace aucune d'un quelconque "travail de l'œuvre" et d'un art savant relève pourtant en droite ligne du XVIIIe siècle voltairien et du fossé qui s'était creusé en France, entre le savoir et l'esprit, entre l'érudition et la philosophie, entre la vertu et le plaisir, un fossé qui n'existait pas pour Léopold et Mozart enfant. Comme l'a dit Hadyn à Léopold Mozart quand il l'assura du génie particulier de son fils : "je vous le dis devant Dieu, en honnête homme... il a du goût et avec cela, la plus grande science de la composition". Alfred Einstein commente ce propos : "Génie et savoir tout ensemble, art galant et art savant, c'est le mot le plus juste que l'on a pu dire sur Mozart".
A la pédagogie des Lumières, on doit donc cette extraordinaire conjonction.
L'art et le génie, au bout du plus complet des métiers. Ou plutôt, comme chez Vermeer et chez Chardin, l'art chez Mozart n'est pas séparé de la connaissance. Pour comprendre cette place accordée au savoir, à l'apprentissage, est à l'érudition, il faut maintenance revenir à Salzbourg et aux particularités des Lumières salzbourgeoises.
La religion des Lumières.
La condamnation de la Franc-maçonnerie par Rome, l'opposition absolue du parti des Lumières français, fortement engagé dans la maçonnerie, à l'Eglise catholique que résume le slogan rageur de Voltaire : "Ecrasons l'infâme !" a séparé en France, les Lumières de la religion. L'anticléricalisme propre aux Lumières françaises ne se limite pas au mouvement général de méfiance ou de scepticisme à l'égard de la religion établie à laquelle on veut substituer une "religion dans les limites de la simple raison" qui coïncide avec le déisme abstrait, il aboutit plus souvent qu'à son tour, à l'incrédulité et à l'athéisme (d'Holbach, Helvétius,.....). Cette opposition virulente entre église et maçonnerie rend pour nous énigmatique, la double appartenance de Mozart. Élevé dans la religion catholique, il a composé tout au long de sa vie de nombreuses œuvres liturgiques, (aria, kyrie, motet, oratorio, lieder, messe, vêpres, cantate, sonate, requiem, jusqu'au grand Requiem en ré mineur (K 626)). Initié à la Maçonnerie en 1784, dans la petite loge viennoise (A la bienfaisance) puis membre de la grande loge célèbre (A la vraie concorde), l'esprit des mystères maçons inspire ouvertement au moins deux de ses opéras, Thamos roi d'Egypte et la Flûte enchantée, ainsi que des cantates, des chants, de la musique funèbre. Comment Mozart pouvait-il être ensemble catholique et franc-maçon ? Comment pouvait-il à la fois se réclamer de l'Eglise et des Lumières ?
On remarquera d'abord que la séparation irréductible entre Lumières et religion n'existe guère dans le monde protestant. Avec Herbert de Cherbury, Toland et Tyndall, se développe plutôt l'idée de rationaliser les Ecritures qui délivrent l'enseignement de la loi de nature et d'instituer la tolérance. L'opposition si vivement creusée en France entre le croire et le savoir, entre la piété et la science n'est nullement reconduite dans le biblicisme anglais qui inspire Newton et Warburton (le pionnier du déchiffrement des écritures anciennes), ni dans le littéralisme allemand où Baumgarten, Michaelis, Ernesti pratiquent une exégèse critique des textes religieux, davantage destinée à les conforter qu'à les détruire. Soit dira-t-on, il a existé un courant protestant ouvert aux études mais peut-on en trouver le pendant dans le monde catholique ? La condamnation de la Compagnie des Jésus, chassée successivement du Portugal, d'Espagne, de France, d'Autriche n'apparaît-elle pas comme la victoire des Lumières contre l'obscurantisme ? Une idée convenue oppose en effet volontiers un catholicisme tout entier conservateur à un parti des Lumières tout entier progressiste. Elle fait bon marché de l'histoire plus complexe des jésuites qui, au XVIIe siècle, ont fondé les missions condamnatrices des l'esclavage, en Amérique du Sud, et préjuge même d'une évolution qui, au XXème siècle, les a quelquefois fait accompagner la théologie de la libération. Mais plus encore, ce jugement sous-estime la complexité de la foi catholique du XVIIème siècle que résume encore mal une opposition par trop simpliste entre un jansénisme néo-protestant et un courant jésuite animé par la Contre-réforme. On comprend et on connaît plus mal encore ceux qu'on baptise rapidement de Jansénistes. Car le Jansénisme, au moment où toutes les fractions du catholicisme éclairé ont rallié une opposition politique est l'arbre qui cache la forêt et seulement une deuxième étape du parti des études dans l'Eglise catholique.
Dans la deuxième moitié du XVIIème siècle, il a existé en France toute une nébuleuse de congrégations, les bénédictins mauristes, les oratoriens, les sulpiciens, Port-Royal qui défendaient à la fois les prérogatives d'une église nationale contre l'ultramontanisme, le dialogue avec les protestants, et le savoir scientifique. Ce courant gallican a donné avec des personnalités comme celles de Mabillon et de Montfaucon, le témoignage d'un catholicisme savant et œcuménique, qui voulait concilier, selon les termes mêmes de Luc d'Achery et de Mabillon, la vérité et la piété, en même temps qu'il avait pris la responsabilité de republier les œuvres de Saint Augustin qui sont au centre de la piété protestante.
En France, la déchirure entre le catholicisme et l'adhésion à la science a une origine historique contingente, qui date de la condamnation des études dans l'Église obtenu sous la double pression de la Trappe et des Carmes. Elle frappe de plein fouet les Bénédictins mauristes, les Oratoriens (et aussi en Belgique, les Bollandistes) qui devront renoncer à leurs recherches savantes. Sous le coup d'un enchevêtrement de querelles, la querelle des anciens et des modernes, la querelle de l'exégèse biblique, la querelle de la diplomatique, les congrégations qui s'adonnaient au savoir ont été frappées à mort. Cette "crise la conscience européenne", selon le mot de Paul Hazard a produit un cataclysme. A partir de ce moment en France, le catholicisme éclairé devient janséniste et "remonstrant" et trouve au XVIIIème siècle, ses appuis au Parlement, selon un mouvement de dégradation de la mystique en politique. Condamné, cette fois par l'Etat, il ne trouve plus d'autorité pour combattre l'incrédulité philosophique à laquelle quelques-uns de ses adeptes se rallieront.
Le catholicisme éclairé a donc été condamné à disparaître en France, mais il n'est pas mort partout. Il s'est perpétué en Autriche avec Marie Thérèse qui, réticente à renvoyer les Jésuites, n'en défend pas moins, avec l'appui du Chancelier Kaunitz, les prérogatives de l'Eglise nationale autrichienne, et surtout avec Joseph II et le joséphisme qui proclame, à son tour, la tolérance. En 1781, un édit de tolérance accorde la liberté de conscience et une large liberté de culte aux luthériens et aux calvinistes qui supprime les monastères qui ne s'adonnent pas à l'enseignement, aux travaux d'érudition et aux soins des malades. Ce catholicisme éclairé, installé en Autriche, était également présent à Salzbourg.
Au XVIIIe siècle, Salzbourg jouissait à juste titre de la réputation d'une ville catholique libérale parce que son université était aux mains des bénédictins qui constituaient, nous l'avons vu, la part la plus ouverte aux études de l'ensemble de l'Eglise catholique de même que celle qui dialoguait le plus profondément avec le protestantisme. L'université bénédictine de Salzbourg avait ouvertement introduit la philosophie rationaliste de Leibniz qui avait été le correspondant des bénédictins mauristes. Ludovic Muratori, le grand érudit italien historien correspondant des mauristes français, lui aussi, y enseignait un catholicisme ennemi des reliques et de la superstition. Bref, on y trouvait un catholicisme modéré ouvert au dialogue tant avec le protestantisme qu'avec les Lumières qui était le fond de la formation du père de Mozart. C'est à cette version du catholicisme qu'appartient le catholicisme de Mozart.
Incontestablement l'Autriche et Salzburg "retardaient". Mais les caractéristiques du catholicisme éclairé qui conciliait une exigence théocentrique puissante avec une place reconnue à l'œuvre humaine, explique sa perméabilité aux idéaux des Lumières et de la Franc-maçonnerie. Malgré le cri haineux de Mozart lors de la mort de Voltaire, qu'il voit "crevé comme un chien", ne s'explique peut-être pas seulement par l'échec de son second voyage en France et le décès de sa mère, mais aussi par l'écart qui le sépare du philosophe français. Si l'on veut trouver de véritables correspondants de la quête mozartienne, il faut plutôt les chercher du côté des Lumières érudites, chez un Nicolas Fréret, un abbé Barthélemy, les pionniers de déchiffrement des écritures anciennes et de la civilisation égyptienne, comme c'est dans le Sethos de l'abbé Terrasson que Mozart et Schikaneder ont trouvé le sujet de Thamos et de la Flûte enchantée. Qui dit retard par rapport à une évolution générale ne signifie pas nécessairement handicap puisque c'est ce même retard de l'Autriche à résister au Romantisme allemand et à conserver l’Aufklärung qui a produit le milieu culturel où ont pu se développer ultérieurement Freud et Wittgenstein.
Après l'unité avec le mouvement pédagogique des Lumières, le catholicisme libéral de Mozart représente le moment incontestable de la particularité. Mais, à ce point, au-delà de l'unité et de la diversité, il est temps de se demander ce que Mozart a apporté à la culture des Lumières et qu'elle a été sa créativité.
La culture des Lumières.
Mozart d'abord a largement emprunté à la culture des Lumières. S'il existe un lien attesté, visible et indéniable entre la musique de Mozart et la culture des Lumières, c'est bien celui de ses sujets et de ses livrets d'opéra. Qu'on en juge : Bastien et Bastienne est tiré de Devin de Village, de Jean Jacques Rousseau, la Finta Simplice de Goldoni, Mithiridate re di Ponte est emprunté à la pièce de Racine, la Finta Giardinera reprend le roman de Richardson, Pamela. Re pastore est issu du Tasse et du Métastase, Zaide vient de Zaïre de Voltaire. Idoménée, roi de Crète est décalqué du Télemaque de Fénelon, et de la version Idoménée de Crébillon, les Noces de Figaro viennent de Beaumarchais, Don Juan de Molière, Cosi fàn Tutte, cousine avec Marivaux. Dans ces emprunts, on observe que la littérature française se taille la part du lion, conformément à l'influence qu'elle exerce alors en Europe, mais non sans extraits moins copieux à la littérature italienne ou anglaise. Les autres livrets sont inspirés de l'histoire antique (Apollo et Hyacinthe, Ascanio in Alba, le Songe de Scipion, Lucio Silla, la Clémence de Titus) des turqueries orientalistes (l'Enlèvement au Sérail) ou de l'Egyptianisme (Thamos, Koënig in Aegypten, la Flûte enchantée) conformément aux orientations fondamentales du siècle caractérisée par le néo-classicisme, l'orientalisme, la recherche et le déchiffrement de la prisca sapientia de l'Egypte antique, ce que Jurgis Baltrusaïtis a appelé "la quête d'Isis".
Les thèmes de ces livrets d'opéra traitent aussi des contenus et des interrogations principales de la culture des Lumières : le rapport de l'homme et de la nature dans la pastorale (Bastien et Bastienne, la Flûte enchantée, Les Noces de Figaro), sans éviter aucunement les couples ambivalents ou contradictoires de la raison et du sentiment, du désir et de la vertu pour lesquels Mozart propose ses propres arrangements, avec l'omniprésence des figures féminines (L'odor di femina) et un hymne très spécifiquement mozartien à la conjugalité (les Noces, la Flûte enchantée). L'antiquité néoclassique et la turquerie sont pour lui des occasions de représenter les conflits de la liberté et du despotisme, de la civilisation et de la barbarie, selon une thématique largement partagée, tandis qu'il recherche dans la fraternité maçonnique, la promotion d'un idéal de paix et de refus de la vengeance.
Les Lumières cherchaient un équilibre entre l'homme et la nature, la raison et le sentiment, le devoir et la vertu, la liberté et le despotisme, mais cet équilibre s'est finalement rompu avec la Révolution. Nous aurons Sade et Robespierre, nous aurons la terreur. Les opéras de Mozart accompagnent cette recherche de l'équilibre, mais annoncent aussi, en visionnaire, la rupture à laquelle, cependant Mozart ne s'abandonnera pas. C'est ce mouvement qui s'exprime dans la place donnée aux jardins, aux femmes et à la conjugalité, dans la vision prophétique de la séparation, puis dans la réassomption finale des idéaux des Lumières par lequel Mozart occupe une place unique.
L'homme et la nature
L'opéra se déroulera en partie au jardin. On retrouve la nature, on se met au balcon, on sort enfin à l'air libre. On trouve "un endroit rocheux, enchâssé d'arbres avec un temple circulaire" (la Flûte enchantée), des oiseaux, on adresse" des mots d'amour à l'ombre, à la montagne, aux fleurs, à l'herbe, aux souffles", on admire la jeunesse en liesse qui jette des fleurs, la douce brise sous les pins du petit bois ... " (les Noces de Figaro). Le jardin, le jardin néoclassique est davantage qu'un miroir ou qu'une incarnation de la loi naturelle, selon la grande idée du XVIIIe siècle, il est l'harmonie entre l'homme et la nature, l'ajustement de l'ordre du monde et de celui de la raison, la correspondance de la science et de la subjectivité. L'herborisation, le potager apportent l'utilité de la nature à l'homme. La recréation par la culture du monde sauvage noue aussi une alliance avec la beauté. Le jardin est rationnel, utile et beau et, pour toutes ses qualités, il est le véritable lieu du bonheur. Revenant à la Renaissance qui avait redécouvert le jardin romain, le XVIIIe siècle a aimé l'art du jardin. La pastorale arcadienne avec l'exaltation du village, la ferme de Trianon, le jardin anglais avec ses frondaisons redevenues libres, ses allées, ses voûtes et ses ombrages transportent mille impressions de lumière et de souffle qu'a célébrées Diderot : "Ce n'est point une éloquence qu'on entend, c'est une persuasion qu'on respire, c'est un exemple auquel on se conforme par une pente naturelle à se mettre à l'unisson avec tout ce qu'on voit. La mobilité des arbres nous arrête, l'étendue d'une plaine égare nos yeux et nos âmes; le bruit égal et monotone des eaux, nous endort. Il semble que tout nous berce dans les chants et nous partageons la rêverie de l'Être qui forme le désordre de cette scène ou rien n'est arrangée, ni déplacée et celui qui le voit de loin et rie à l'aventure de cette scène, se trouve fort bien". L'éloge de la vie champêtre, des montagnes, des lacs, des vendanges, la recherche de l'ermitage cher à Rousseau, planent distinctement sur Bastien et Bastienne, la Finta Giardinera, Les Noces de Figaro, la Flûte enchantée. On a oublié aujourd'hui, la lumière, le bruissement de la paix et l'ombre du jardin soumis aux cachettes et aux caprices du cœur qu'à l'unisson avec les Lumières, Mozart a chanté. Le jardin comme lieu du bonheur où la nature est réglée par la raison d'un Dieu jardinier ou par la ruse patiente et fertile de femmes au cœur pur ... Pourtant comme les fêtes galantes de Watteau et de Boucher, la musique de Mozart s'élève à l'air libre et parfumé du jardin. C'est là que peuvent s'ébaucher les rencontres de l'amour et du hasard, c'est là que le sentiment peut trouver sa raison.
Raison et sentiment.
Les Lumières ont été un mouvement parallèle d'affirmation de la raison et de réévaluation de la sensibilité et c'est pourquoi Raison et sentiment, le titre de roman de Jane Austen résume l'époque. On souligne, à juste titre, l'influence doctrinale exercée par Wieland dont la famille Mozart possédait les œuvres dans sa bibliothèque. Entre un déni de soi stoïcien et une licence excessive, Wieland défend une voix moyenne, un ajustement de la raison et du sentiment, un accord de la moralité et de la sensualité. Est-il légitime de rattacher également Mozart à une version anglaise des Lumières ? La question suggérée par Nicolas Till mérite amplement d'être posée. Mozart emprunte en effet le livret de La Finta Giardinera à Pamela de Richardson" Les deux récits illustrent un accord entre la poursuite de l'intérêt personnel et la demande sociale de moralité, entre l'utilité et la moralité. Le sentiment est récompensé quand il est soumis à la raison. Davantage, Mozart qui, comme toute la littérature du XVIIe siècle, sait chanter le bonheur et la légèreté de l'amour, donne aussi au mariage et à la conjugalité, une place que l'on ne trouve que dans les romans de Jane Austen (mais nullement dans les œuvres de Voltaire, Crébillon ou Rousseau). Il n'est pas d'autre exemple en dehors des Noces de Figaro, d'une œuvre commençant par l'exaltation du lit conjugal ! En pratiquant l'analytique comparée du livret de Da Ponte et de la pièce de Beaumarchais, Jean Victor Hocquart a souligné cet engagement mozartien. Alors que dans la pièce française, Suzanne s'apprête à tromper son fiancé, l'héroïne de Mozart pourtant espiègle et rusée, lui demeure indéfectiblement fidèle. Au même moment, Joseph II instituait en Autriche le contrat civil entre époux célébrant l'aspect purement éthique du mariage.
Cependant, l'analogie va cesser, l'équilibre entre raison et sentiment, utilité et moralité, coulé dans le discours de fer et de diamants de Jane Austen et conforté dans l'esthétique anglaise où il continuera de prévaloir en partie, ne sera pas immédiatement reconduit dans les deux grands opéras mozartiens suivants ; Don Juan et Cosi fan tutte qui annoncent, à l'opposé, la rupture des sentiments et dévoilent la fragilité de l'amour. C'est qu'entre-temps, la séparation s'est précipitée et que la fin des Lumières approche. Les égarements du cœur et de l'esprit, les caprices de l'amour et du hasard ont rompu le bel équilibre.
Don Juan ou la séparation
Pour comprendre Don Juan, c'est Hegel qu'il faut convoquer, parce qu'il est le penseur de la séparation et de la fin des Lumières.
Don Juan plait aujourd'hui par sa violence et ce que nous croyons être son ambiguïté d'esprit libre et d'esprit fort. Mozart et Lorenzo da Ponte n'ont pas fait dans la dentelle pourtant, en représentant le grand seigneur, méchant homme. Au premier acte, à la première scène, Don Juan viole et tue, il commence comme cela. Mais il nous impressionne ensuite par sa course effrénée, sa puissance, sa force qui va, sa volonté, la poursuite infinie du désir qui n'a d'autre loi que lui-même et qui assujettit à son gai vouloir de despote au pied léger, femmes ou hommes, grandes dames et paysannes. Don Juan illustre le moment où la volonté du désir devient le désir de volonté, lorsque la puissance de la volonté, se fait volonté de puissance. Don Juan ou le désir qui s'affirme jusqu'à ce que mort s'ensuive. Car en face, la vertu du commandeur, elle aussi, isolée, séparée, morte, n'a plus qu'un cœur et des lèvres de pierre. La vertu du Père mort devenue vengeance, tue aveuglement au cri de "Viva la Liberta !". Don Juan ou le temps de l'arasement des classes, de l'égalité des nations, de la massification : jeunes et vieilles, aristocrates et roturières, belles et laides, charmantes et méchantes, toutes anonymes et masquées.
Nous admirons Don Juan aujourd'hui et nous applaudissons le désir et la violence sans préjuger des drames qu'ils préparent. Jacques-Louis David, a représenté, en 1785, dans Le serment des Horaces, la civilité révolutionnaire, (un Français doit mourir pour elle). Mozart annonce ici le prix à payer comptant du désir séparé de la vertu. Il fait un compte exact du débordement des sens auquel la réévaluation des émotions, la culture des larmes, la prééminence de la loi du cœur conduisaient et il pressent aussi où a mené la loi vide et bafouée : à l'affrontement direct du désir et de la vertu qui deviennent l'un et l'autre, meurtrier, au retour barbare du Père mort. Don Juan n'est pas Chérubin, ce charmant androgyne promis à la Gloria Militar et au destin de Frédéric II. (Mozart l'a vu d'instinct, la Prusse militaire et bureaucratique est moins dangereuse, au début, du moins, que la Révolution). On a fini de rire, l'Opéra buffa embrasse l'Opéra seria, la frivolité, la musique des petits riens, la leçon de séduction de la scène galante sont saisis par le contrepoint et les leçons de la musique sacrée, comme la mort saisi le vif.
Sur le continent, rien ne va plus, les jeux sont faits. Le Duc d'Aiguillon au Parlement de Bretagne a fort à faire avec la révolte seigneuriale qui a commencé. Les idéaux classiques qui se continueront en Angleterre de Austen à Forster (Chambre avec vue) seront définitivement perdus. Don Juan anticipe. En 1787, la foi dans la constance et la fidélité des femmes, dans la croyance, la fraternité et la paix ont sérieusement fléchi. Mais ce ne sont pas les dernières notes de Mozart. Il a réassumé autrement et ultérieurement ses idéaux. Non dans un autre espace, (chez lui, il n'y a pas de deuxième monde) mais dans un autre temps, le temps du futur, la féerie de la Flûte enchantée, ou dans le temps du passé, la Clémence de Titus. Le bonheur qui est le prix de ces équilibres, ne peut être atteint, que comme une idée de la raison dira Kant suiviste. Mais Mozart, plus fidèle que lui aux idéaux des Lumières, riposte : "Je suis le troisième acte". Les idéaux s'enracineront dans le temps de la mémoire et de l'annonciation. Les Lumières sont anamnèse et prophétie, la plus vieille et la plus neuve des sagesses. Ce que l'entendement est impuissant à conceptualiser, la musique peut le donner à entendre. C'est Mozart encore, ou le chant de la raison.
La réassomption des idéaux des Lumières. Le troisième acte.
"Je suis le 3ème acte". Mozart finalement persiste et signe. Après la mort de Joseph II, après Varenne, avant le manifeste de Brunswick et les massacres de septembre, il réaffirme dans la dernière année de sa vie, avec la Flûte enchantée, l'hymne de l'union de l'homme et de la femme, proclamée sur un plan nouveau :
"Son but suprême est le plus noble
Rien de plus noble que femme et homme
Homme et femme, femme et homme
Recherchant la divinité"
Mozart ne sera pas nihiliste. Dieu n'est pas mort et la recherche de l'équilibre entre la raison et le sentiment, le désir et la vertu, la liberté et la fraternité est le seul qui vaille, mais il a changé de plan. Il est devenu féerique ou historique ou plus exactement utopique et immergé dans une quête qui attribue sa place exacte au fini et à l'infini. Dans la quête d'Isis, le bien et le mal ne sont pas apparents, le bon et le méchant comme le Dieu des Jansénistes sont cachés, mais le mal sert le bien comme la Reine de la nuit sert Sarastro. L'erreur, la puissance du négatif ont été reconnus et eux aussi sont au service de la vérité car Dieu est un professionnel. Il use de tout et surtout des erreurs. Mais pour le comprendre, il faut renoncer au ressentiment et à la vengeance, "la vengeance est inconnue", "les ennemis sont pardonnés" et "celui qui n'aime pas ses leçons ne mérite pas d'être un homme." Il y a une voie pour la liberté, qui passe, à travers la lente initiation de Tamino et de Tamina, par la reconnaissance de l'erreur et de la finitude, par l'acceptation de la négativité, par la réassomption de la loi du père sanctifiant l'union du couple. Mozart réénonce aussi dans son dernier opéra, La Clémence de Titus, la possibilité d'un pouvoir éclairé par la raison, ouvert sur la fraternité et l'amour. Malgré leur chute, malgré leur défaite momentanée. Mozart, loin de renoncer aux idéaux des Lumières, les vaporise dans la musique céleste de la Flûte enchantée. Advienne la lumière ...
Le génie
Même une époque aussi hargneusement populiste que la notre, qui brocarde le talent, dénigre les hiérarchies et trouve toujours à discuter le mérite, - les Mérites - proclame François Dubet partisan radical de la pédagogie égalitariste, sont toujours suspects - ne met pas en question le génie de Mozart. Le génie, c'est-à-dire, la faculté d'engendrer, la créativité. Le génie ou la représentation de la création n'est pas une invention romantique issue des maladies des enfants du siècle, mais bel et bien une idée des Lumières. Le Romantisme analysera la condition du génie, mais les Lumières ont donné la définition. La tradition classique avait souligné qu'aucune œuvre d'art ne peut s'accomplir sans une formation rigoureuse et un ingenium présent dans la nature de l'artiste mais elle cherchait l'objectivité de beau dans la nature des choses. C'est dans la personnalité spirituelle, dans une loi régissant l'organisation du cosmos intérieur, bref dans la nature de l'homme que Shaftesbury, le principal théoricien de l'esthétique des Lumières, installe le processus de création : l'élaboration et l'enfantement par quoi l'homme devient un second Jupiter. Le génie n'est pas celui qui imite la nature mais celui qui s'engage profondément dans la genèse et l'engendrement. Il est la raison sublimée ; ni sensation, ni entendement, mais subtilité, passion, délicatesse, promptitude. Le beau, la belle œuvre, ne procèdent pas des idées innées, ni de l'expérience mais d'une distinction essentielle, d'une énergie pure et d'une fonction originale de l'esprit. La beauté élève l'âme parce qu'elle est son transport le plus intense. Lorsque Kant définira le génie comme le talent qui donne sa règle à l'art, il ne fera que poursuivre et amplifier en le subjectivisant davantage cette entrée du siècle des Lumières.
Chez Mozart, le génie propre est étonnamment conforme à cette définition et il n'est pas discuté. Sans doute existe-t-il, quelques velléités d'un cercle Salieri latent qui médite d'obtenir pour le musicien de cour que Joseph II a préféré à Mozart, la reconnaissance qu’il a aujourd'hui en partie obtenue pour Simon Vouet au détriment de Nicolas Poussin. Mais l'entreprise n'est est qu'à ses débuts et rien ne dit qu'elle marchera, même si le meilleur moyen de ruiner la réputation du génie est d'exhausser celle du médiocre. C'est une tentation très forte pour échapper à la culpabilité inévitable qu'engendre la vie de Mozart et à la contradiction flagrante entre la splendeur de son œuvre et la misère du statut finalement reconnu à son auteur. Le temps des Lumières est celui où Mozart créa son œuvre immense mais également celui où le plus grand - ou sinon l'un des plus grands musiciens européens - n'obtint jamais un poste, convenable et stable. Engagé comme koncertmeister par Colloredo, de 1772 à 1781, il ne retrouvera à Vienne qu'un petit poste rémunéré de kammermusikus auprès de Joseph II, parce que, selon le mot cruel de Marie Thérèse impératrice, sa famille et lui couraient "comme des gueux", comme des mendiants sur les routes de l'Europe.
Aussi, ne serait-ce que pour nous consoler de notre remord devant sa détresse financière finale, devant l'absence de commande et de souscription de ses derniers instants et la relégation dans la fosse commune, devant ce trou noir qui a englouti son incandescente étoile, des questions ont surgi : Que lui ont-ils fait ? Qui est responsable ? Ou encore qui a accablé Mozart, qui l'a aidé ?
A ces interrogations, deux réponses ont été proposées. D'abord une réponse paranoïaque ou romanesque, (c'est selon) qui met en cause des rivalités individuelles. La version de l'empoisonnement de Mozart par Salieri qu'a repris le songe cauchemardesque de Pouchkine d'après un témoignage contemporain. Pouchkine, affronté comme Mozart à la jalousie et aux rancœurs, incrimine les concurrents et de la corporation. En un sens, le poète russe a vu juste. C'est dans la corporation que Mozart a compté ses ennemis les plus acharnés. En 1768, la Finta simplice ne pourra être représenté en raison des cabales montées par ses concurrents. Léopold soupçonne Gluck et il accuse plus tard nommément Salieri de mener des intrigues contre Mozart. Les Noces de Figaro et Don Juan triomphent mais ne tiennent pas la scène à Vienne, chassés par la cabale. La corporation qui appartient à la structure sociale d'Ancien régime substitue le pouvoir à l'art, exige qu'on n'ait pas davantage de talent ou de métier que de poste, de rang ou de titre. Elle haït et châtie le génie, c'est-à-dire la créativité vagabonde qui court les routes et bat la campagne. Elle n'a pas raté Mozart comme elle n'avait pas manqué Poussin. Mais il y a aussi, comme Alfred Einstein l'a justement souligné, un sentiment de soi du génie, railleur et insupportable à ceux qui en sont démunis, une conscience de sa propre supériorité que Mozart possédait et exprimait sans haine et sans crainte, mais non sans dommage pour lui. Pour tout dire, la musique de Mozart, l'art au bout d'un métier prodigieux, la synthèse de tous les genres et de toutes les musiques de son temps, du contrepoint comme de la musique galante des piccinistes et des gluckistes le mettait en dessus de la mêlée, et à part.
La seconde réponse est empruntée à la sociologie et sa meilleure version se trouve exposé par Norbert Elias (la sociologie du génie) En ce sens, mais peut-être seulement en ce sens, Mozart est un romantique au temps des Lumières parce que seuls, les romantiques surent trouver l'énergie suffisante pour dénoncer à grands cris la malédiction sociale de la solitude de la génialité. Grâce à quoi, ils amélioreront singulièrement le statut des artistes. Comme l'a bien souligné N. Elias, "Mozart était un génie" un être doté d'une puissance créatrice exceptionnelle, qui vivait dans une société qui ne connaissait pas encore la notion romantique de génie et dont les normes sociales n'accordaient pas encore de place légitime en son sein à l'artiste génial possédant une forte individualité. La remarque citée de Marie Thérèse à son fils Léopold qui intercédait pour offrir un poste à Mozart fait écho à la logique de Colloredo dont Alfred Einstein a montré qu'elle était dans son ordre, imparable. Colloredo qu’à juste titre, Mozart détestait, n'avait lui, que de la commisération et de l'indifférence pour le musicien. L'idée qui s'installait petit à petit en France selon laquelle tout homme en vaut un autre et qu'ils se valent tous "Y a-t-il meilleur homme que celui-là ?" (Rousseau) était absolument étrangère à l'aristocratie salzbourgeoise et viennoise dont Mozart attendait la reconnaissance. Celle-ci ne voyait dans le musicien compositeur qu'un domestique à son service et s'irritait que Mozart veuille être autre chose et souhaite vivre autrement. Cette dualité-là, une musique et un art qui ne peuvent être produits et reconnus que par et pour une société aristocratique dans lequel le créateur ne trouve pas véritablement une place, c'est toute la dualité du siècle des Lumières qui finira par la faire exploser.
On pourrait ajouter, pour rendre compte de la détresse finale de Mozart, une explication d'ordre historique. La fin des années 1780 et surtout les deux dernières années de son existence sont contemporaines de l'échec des réformes libérales de Joseph II et de sa mort, comme du début de la Révolution. Les rapports entre l'aristocratie qui composaient la liste des auditeurs et des souscripteurs de Mozart et le parti des Lumières se tendent très sérieusement. Même à déplorer la faute de goût - plutôt de degré que de nature - commise par les Empereurs, Marie-Thérèse, Joseph II, Léopold II, qui sans avoir totalement méconnu Mozart n'ont pas, à la différence d'Elisabeth d'Angleterre ou de Louis XIV, élisant Shakespeare et Molière, su déceler en lui le plus grand musicien de son temps, ou, à s'interroger sur la part de tragédie qui règle les rapports de Joseph II, courageusement engagé dans un programme de réformes qu'applaudissait Mozart, et qui est demeuré si chiche pourtant à l'égard du musicien, on ne s'engagerait pas dans une interprétation mozartienne. Car Mozart nous propose en vérité, sa propre explication.
Elle n'est pas celle du ressentiment, de l’accusation, du nihilisme. Mozart, n'est pas, n'est jamais la subjectivité vengeresse, la plainte de l'enfant (délaissé) du siècle : "Levez-vous orages désirés !", le moi absolu. Malgré toutes les volontés d'appropriation que manifestera vis-à-vis de lui la revendication nationaliste allemande, il n'est pas allemand si l'Allemagne se confond avec le romantisme politique. Parce qu'il a maintenu la recherche de la liberté contre le despotisme, l'équilibre de l'homme et de la nature, de la raison et du sentiment, du désir et de la vertu, l'aspiration au bonheur comme un chant inaltéré et mis le malheur en échec par la magie de sa musique.
C'est pourquoi, il a été, il est, il sera la jeunesse, le jardin, les noces, les Lumières, le divin Mozart
Blandine Kriegel
Opéra - Paris
11 février 2006
Le politique en France et en Allemagne
Par son intitulé : la France et l’actualité de l’histoire. Dimension nationale, prétention universelle ?, la vingt-sixième conférence annuelle de l’Institut franco-allemand, invite les français à un examen de conscience.
Ne nous dérobons pas devant cette occasion de balayer devant notre porte et de pratiquer une réflexion critique provoquée par un grief justifié. Les meilleurs amis ou alliés de la France sont souvent décontenancés par une revendication qui pour être multiséculaire, n’en est pas moins paradoxale : l’élan irrésistible de notre nation à se réclamer de l’exception française, tout en soulignant la portée universelle de son message, la fierté qu’elle tire de sa particularité et la volonté qu’elle met à la généraliser, son inclination s’énorgueillir de la contingence historique et sa propension à en défendre l’exemplarité mondiale. Comment la nation française, qui, par définition est une nation parmi d’autres, a-t-elle pu devenir « la grande nation », - nec pluribus impar, selon la devise orgueilleuse de Louis XIV, – sans réussir, à ses yeux ou à ceux des autres, à l’oublier ?
Il est constant que nous avons, avec le même acharnement, combiné deux conduites qui auraient dû s’exclure réciproquement. D’un côté, la reconnaissance de la dimension historique qui nous a créé, puisque depuis toujours la France se sait un composé de territoires, de langues, de peuples, de cultures produites dans et par le temps, et malgré le leitmotiv connu : « nos ancêtres les Gaulois », elle a très peu revendiqué son autochtonie. Elle est aussi le pays des historiens, des chroniqueurs médiévaux depuis Froissart et Commynes jusqu’aux historiens de la société contemporaine, Thierry, Mignet, Quinet, qu’a admiré Marx, sans oublier les ateliers de l’histoire (Renan) dominés par les mauristes au XVIIe et au XVIIIe siècles. Sa littérature, de Chateaubriand à Proust, quand elle n’a pas été rédigée par les historiens eux-mêmes, comme Michelet, est toute entière tournée vers la recherche du temps perdu, animée qu’elle est par la foi que tout peut être retrouvé, que le temps fertile peut surmonter, au-delà des orages d’acier, toutes les catastrophes. Bref, la France sait depuis toujours qu’elle est une construction historique, inscrite dans la finitude.
Mais à l’opposé, la France est aussi le pays des révolutions et des recommencements, ab ovo et ex nihilo. C’est dans l’arrachement de ses transformations radicales qu’elle s’adresse au monde pour tenir un discours universel, ou compris comme tel ; ainsi, la Déclaration des droits de l’homme et des citoyens, d’août 1789. Pour le formuler dans les termes mêmes de la grande philosophie allemande (Hegel), le problème posé aujourd’hui est peut-être celui-ci : comment l’esprit d’un peuple a-t-il pu devenir l’esprit du monde ? Une telle prétention est-elle soutenable ? Peut-elle durer ? Et combien de temps ? Mais, si nous voulons l’examiner convenablement, il est nécessaire de commencer par se demander : d’où vient-elle et qu’est-ce qui a noué l’histoire et la politique dans le droit politique français, à partir de quelle expérience et de quelle frustration s’est-elle enracinée ? Puisque nous sommes à l’Institut franco-allemand enfin, il faut aussi chercher comment cette prétention française a pu influer sur les relations franco-allemandes.
En Europe, « dans l’ouest absolu du monde » la terre de l’universel, selon Hegel, le moment français est celui de la Révolution, précédé par les Lumières. Car les Lumières ont sinon universalisé, du moins européanisé la culture française. (Mais l’Europe à l’époque, pour nous, c’est le monde). Voltaire en Prusse chez Fréderic le Grand, Diderot en Russie chez Catherine II, ou le moment français de la culture européenne qui se pense comme culture mondiale et qui parle en français, de l’atlantique à l’Oural, le discours de l’universel. Discours de la raison, du progrès, de la société civile, de l’économie et du commerce, de la science, du droit, de la paix et de la république universelles. Même si en vérité, malgré la Grande Encyclopédie et son Dictionnaire des arts et des sciences, c’est Kant, qui dans la lointaine Königsberg, en rédige le manifeste dans sa réponse à la question : « Was ist Aufklärung ?». Et le philosophe d’affirmer : « L’émancipation de l’humanité par elle-même. Sapere aude, ose savoir, ose accéder à la majorité par ta propre volonté ». Les Lumières, les Lumières françaises, tiennent aussi hélas ! en mineur, le discours de la suprématie de la civilisation sur la barbarie, de la primauté des compétences sur les consciences, de la supériorité des élites : « le vulgaire en tout temps est féroce », s’écrie Voltaire. Touché, le barbare qui se sent visé, répond avec Herder, comme le berger à la bergère. Parfaitement, riposte-t-il, mais par-delà l’unité de l’humanité, vous ne pouvez oublier la diversité irréductible des peuples… On dira bientôt, la pluralité, voire l’affrontement, des nations, le choc des cultures, et peut-être dans cet affrontement, les barbares que vous méprisez ne seront pas les derniers… Le Romantisme a commencé qui déploie ses idées en Allemagne. Mais, « encore un moment, Monsieur le bourreau », la France garde un temps d’avance, car la critique de la civilisation, la mise en cause de la supériorité des arts et des lettres se développent aussi chez elle avec la présence du citoyen de Genève à Paris. Jean-Jacques Rousseau exprime déjà la revanche des humiliés et des offensés, des petits, des sans-grades, du peuple qui va se donner libre cours dans la Révolution.
La Révolution, la Révolution française, qui commence au cri de « Vive la nation ! », comme une expérience unique et irremplaçable est saluée par tous les penseurs allemands. Par Goethe, après la victoire de Valmy : « De ce jour commence une ère nouvelle de l’histoire du monde », par Kant, qui pour la seule fois de sa vie, change de promenade, le 14 juillet, et par Hegel qui annonce « Une aurore nouvelle ». Incontestablement, le caractère universel de la Révolution française, dans leur enthousiasme, les Français l’on senti, mais dans leur profondeur, ce sont les Allemands qui l’ont pensé. C’est à Kant et à Hegel, qu’on doit en effet, les concepts par lesquels la république et la révolution seront associés : à Kant, la république ; à Hegel, la révolution. Autrement dit, Kant et Hegel reconnaissent le message universel de la république et de la révolution comme un message pour l’Europe entière – donc pour le monde – ici, parce qu’elle est l’aboutissement de la philosophie politique moderne, là, parce qu’elle est un moment de l’histoire de l’esprit. Aux yeux de Kant, auteur de l’histoire universelle au point de vue cosmopolitique – je reprends le titre de son ouvrage, La Révolution française, porte sur les fonts baptismaux, la République et les droits de l’homme. Aux yeux de Hegel (je cite encore), « La Révolution française est partie de la philosophie… Ce qu’elle a fait valoir c’est l’idée, le concept de droit contre lequel le sinistre échafaudage d’injustice ne pouvait offrir aucune résistance. Une constitution a donc été érigée dans la pensée de droit. Tout devait être fondé sur cette pensée. Depuis que le soleil se trouve au firmament et que les planètes l’encerclent, on n’avait pas vu cela ; que l’homme se mette sur la tête, c'est-à-dire sur la pensée et qu’il édifie la réalité effective sur la pensée… Ce fut là un magnifique lever de soleil. Une émotion sublime a régné sur ce temps : un enthousiasme de l’esprit a foisonné dans le monde, comme si l’on en était alors enfin arrivé à une réconciliation effective du divin avec le monde ». Hegel, La philosophie de l’histoire, ed. Bienenstock, Paris, Librairie générale française, 2009, p. 561 et 562. Il est vrai que les représentants du peuple français parlent désormais haut et fort le langage de l’universel : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». « Toute société qui ne connait point la séparation des pouvoirs n’a pas de constitution ». (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen). « Vous pouvez déchiqueter nos membres et les éparpiller sur toute l’Europe, il en sortira des républiques ! », lance Saint-Just. Les acteurs de la Révolution tiennent le langage de la république, comme s’ils étaient les premiers républicains et ses derniers prophètes. La république en effet est bien une idéalité politique universelle, « cosmopolitique » comme dit Kant qui y a longuement réfléchi. Seule, à l’opposé de son antagoniste, le despotisme qui ne vise que l’intérêt privé et où l’autorité s’exerce par la force sur des individus assujettis, la république a en vue l’intérêt général, où l’autorité s’exerce par la loi sur des hommes libres et égaux, selon les définitions de la république antique, données par Aristote. Universelle, parce qu’elle est conforme à la nature humaine qui rêve d’une vie libre, sûre et égale, où les propriétés et l’épanouissement des individus sont assurés. Kant réfléchit encore pour la république française : Pourquoi, demande-t-il, nous intéressons-nous compulsivement à l’histoire d’Athènes et de Rome, alors que nous avons laissé tomber sans remords dans les puits de l’oubli, tant de nations, sinon parce que Athènes et Rome inauguraient l’idéal universel de la république ?
C’est donc bien de la force de l’idée républicaine que la France des droits de l’homme a tiré son influence sur d’autres peuples et c’est de cette fondation de la république par les Etats Généraux de 1789, qu’elle a commémorée récemment lors de son bicentenaire, qu’elle a puisée sa certitude d’être devenue en Europe, une nation en avance sur les autres nations – la grande nation –, un pas en avant des despotismes.
Sans doute… Peut-être. Mais seulement pour un temps… La prétention universelle à instaurer la république associée à l’histoire nationale de la Révolution, prend rapidement l’allure d’une tragédie. La Révolution balaie en effet tout sur son passage et remet le droit de guerre, le droit de conquête (Saint-Just encore), la violence, la terreur, au cœur de son processus. L’histoire nationale française, ou l’indissolubilité de la république et de la révolution, que justifiera - à ses yeux du moins – le propos péremptoire et définitif de Clémenceau plus tard : « La Révolution est un bloc ». Mais en attendant, la revanche des savetiers et des cordonniers, la victoire des soldats de l’an II, qui n’étaient pas, dit Victor Hugo, « de petits compagnons », les jours de gloire des armées d’Italie, d’Allemagne, de Russie, d’Espagne, dessinent peu à peu le chemin d’une reconquête par le fer et par le sang. Le droit s’établit par les voies de fait, la république s’avance par la guerre. Au bout du compte, en sortent, l’empire napoléonien et son cortège de nouveaux seigneurs, d’Eylau, de Wagram, de Naples et d’ailleurs, qui ont exporté la Révolution par la force. Les nations abaissées par « l’esprit du monde à cheval » se redressent et crient vengeance. Au lendemain de Iéna, la jeunesse allemande, la société russe, indignées, abandonnent leur culte des français, les musiciens comme Beethoven débaptisent leur symphonies ou leur concertos pour retrouver hic et nunc, leur identité nationale. La plus cruelle leçon, la plus amère conséquence de l’exportation de la république par la Révolution, est que la première décède quand la seconde se perpétue. En fin de compte, ce qui sera légué par la France à l’Allemagne dans ce parcours tragique, ce n’est pas la république, mais la révolution, ce ne sont plus les droits de l’homme, mais la puissance des nations. Le XIXe et le XXe siècle seront davantage l’ère des nationalités et l’époque des révolutions, de la révolution conservatrice, comme de la révolution sociale, que l’époque des républiques.
A partir de là, la scène historique va pivoter et de nouveaux acteurs font leur entrée. Ce ne sont plus des français mais des allemands. « De l’Allemagne » écrit prophétiquement Germaine de Staël. Qui pourrait nier en effet, qu’en matière de révolution sociale, Marx n’ait compté davantage que Proudhon et qu’à l’égard de la Révolution conservatrice, Carl Schmitt ne soit plus profond que Charles Maurras ? Histoire nationale, prétention universelle ? Si au XVIIIe siècle, les Lumières et la Révolution ont été largement françaises, au XIXe siècle, le romantisme et l’essor des nations seront fondamentalement allemands.
A la fin du XIXe siècle, il ne faut donc pas seulement parler comme Claude Digeon, d’une crise allemande de la pensée française, mais d’une culture allemande de la pensée française, et, ajoutons-le, européenne. Car toute l’Europe, Pouchkine et Leopardi exceptés, devient romantique. Dès lors, la musique allemande du XIXe siècle, la mélodie de l’âme tourmentée des nations, devient pour l’essentiel, notre musique. Malgré les réserves en forme d’avertissement de Heinrich Heine, nous n’aurons plus d’autre philosophie que la philosophie allemande, de Kant et de l’idéalisme classique allemand, à Heidegger.
La recherche de l’absolu, l’éclaircissement de l’être, la phénoménologie de la conscience et de l’existence seront les seuls chemins qui nous mèneront quelque part. Notre littérature elle-même, passée la Bataille d’Hernani, si centrée sur la société française (Balzac, Stendhal, Flaubert, Proust) où notre peinture, si tournée également vers les sujets historiques et les paysages français, n’auraient pas été ce qu’elles ont été sans la réévaluation du sentiment contre la raison, la redécouverte de l’impression, le chemin vers les forces obscures de l’instinct, la représentation du conflit. Contre les idéaux universalistes abstraits du progrès et de la raison, la philosophie romantique allemande promeut à juste titre l’importance de l’émotion et de l’intuition, le flot de l’énergie, révèle avec Nietzsche et Freud l’existence de l’inconscient et permet le renouvellement de la littérature, de la peinture, des sciences humaines. L’érudition classique où la France avait tenu le haut du pavé au XVIIIe siècle, après un dernier tour d’honneur avec le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion en 1822, rend les armes aux sciences historiques et sociales allemandes. On peut même observer, que c’est sous la IIIe république, quand la société sera devenue plus libre, que le moment allemand de la culture française s’imposera dans sa visibilité irrésistible. C’est alors que Kant, Hegel, Fichte lui-même, seront devenus les auteurs philosophiques de référence, et que le salon du peintre Madeleine Lemaire fera une place aussi importante à la musique de Wagner qu’à celle de Debussy.
Et le droit politique ? Il ne fera pas exception, élargi qu’il sera par trois thèmes issus de la pensée allemande, ou approfondis par elle, le national, le social, le révolutionnaire. Les penseurs français admiratifs devant l’érudition allemande qui leur a damé le pion, comme ce fut le cas de Fustel de Coulanges à l’égard de Mommsen, même s’ils n’abondaient pas nécessairement vers toutes leurs conclusions, sont obligés de faire droit à la rectification romantique de l’existence de la particularité nationale, par-delà l’idéal abstrait des Lumières. Un peuple n’est pas un contrat. Au lendemain de notre défaite de 1870, Fustel et Renan reconnaissent chacun à leur manière, la vérité de cette observation. Chaque peuple en effet a une histoire, une géographie, et quand bien même nos deux historiens protestent que les générations qui viennent, doivent l’emporter sur celles qui précèdent et qu’il faut toujours recommencer le contrat, ils acceptent de tenir compte de l’histoire et de la singularité des nations. Comme Carré de Malberg l’a fait remarquer, plus tard, face à un Etat administratif tout-puissant et peu sensible aux libertés individuelles, c’est bien souvent, l’Etat de droit prussien, puis ensuite l’Etat-Providence bismarckien ouvrant la voie au droit social, qui vont jouer le rôle de locomotives du progrès.
Autrement dit, l’invention du social, la reconnaissance des nationalités, le redéploiement de la Révolution, correspondent à l’élargissement indispensable des connaissances et convergent tous et toutes dans l’assignation des particularités. La force du mouvement romantique tient donc à sa compréhension du divers, à son assignation de la finitude, à l’importance de ce que Hegel appelle le « ceci » ou « la croix du présent », bref, à l’irruption de l’universel concret. Il désigne avec justesse l’existence des nations, des cultures, en débat ou en lutte, et le XIXe siècle est bien celui qui ouvre l’ère des nationalités et l’époque des révolutions. Avant la déviation affreuse du racisme, c'est-à-dire avant la naturalisation ou la biologisation du divers, avant son essentialisation, le retour à la particularité, à la diversité, à l’enracinement, au sentiment, décuple l’horizon de la culture européenne, et cet élargissement, nous le devons à la philosophie romantique allemande.
Absolutisées, ces assertions vont néanmoins déraper dans un parcours tragique qui ne sera pas moins catastrophique que l’expérience de la Révolution française. L’absolutisation de la nation dans le nationalisme qui commence avec le discours de Fichte à la nation allemande : « Je parle à des allemands, rien qu’à des allemands et je leur parle d’allemands, rien que des allemands », conduit irrésistiblement à l’idée de révolution nationale. L’hypertrophie de la juste revendication du droit des nations se transforme dans un nationalisme expansionniste qui sera au principe de la première guerre mondiale. Aucune nation ne peut demeurer indéfiniment la grande nation, et pas plus la nation allemande, destinée selon Fichte, à conduire toutes les autres que la nation française, promise selon Saint Just à guider tous les peuples. Aucune nation européenne ne sortira totalement indemne de ce nationalisme exclusif et révolutionnariste, et au lendemain des honteuses et stupides conditions du traité de Versailles, dénoncées justement par Keynes, l’expansion puis l’échec de la Révolution nationale se reproduisent pour s’élargir jusqu’à la catastrophe au XXe siècle.
En France, la tentation de la Révolution nationale a toujours été moins forte que celle de la Révolution sociale qui avait débuté avec Babeuf, après la défaite de Robespierre et s’était propagée dans le socialisme utopique. L’échec final de la Révolution sociale s’inscrit néanmoins par l’écroulement du système soviétique dans la seconde moitié du XXe siècle. Par deux fois, le XXe siècle découvre donc l’échec de l’universel révolutionnaire comme faux universel : la faillite du nazisme et de la Révolution nationale conservatrice, la faillite du communisme et de la Révolution sociale. Même lorsque – et c’est mon cas – on n’établit pas une équation identitaire entre ces deux systèmes – force est de constater une certaine solidarité entre eux. Pour l’un comme pour l’autre en effet, la guerre est toujours la continuation de la politique par d’autres moyens et l’Etat est toujours et seulement puissance, c'est-à-dire le contraire à l’Etat de droit républicain. Il n’y a pas de république, il n’y a que des despotismes.
Devons-nous alors renoncer à articuler l’histoire nationale à l’universel, devons-nous récuser toute philosophie de l’histoire comme d’aucuns nous le proposent aujourd’hui, parce qu’ils considèrent que le temps de l’Europe est passé ? A cette tentation, je ne réponds pas par la négative mais en proposant de nous détourner de la philosophie de l’histoire suggérée par Hegel.
Aux lendemains qui déchantent de la nation et de la révolution, il nous faut reconnaître le dépassement nécessaire de Hegel comme de Marx, même si dans le bal des vampires de la pensée morte d’aujourd’hui ils continuent d’être omniprésents. Si le cas de Marx semble être entendu, le dépassement de Hegel demeure extrêmement problématique. Le grand philosophe a souhaité unifier l’histoire nationale et le message universel. Son projet grandiose, d’inscrire toute l’histoire de l’Esprit dans la « croix du présent », c'est-à-dire tout l’universel dans l’esprit d’un peuple ou dans la succession des esprits du peuple qui s’arrête au monde germanique, tourne court hélas ! Car le divers déborde toujours. Hegel a oublié l’Afrique, méconnu l’Orient, et nous sommes aujourd’hui convaincus – n’en déplaise à Fukuyama – qu’il n’y a pas de fin de l’histoire. La finitude, la diversité, résistent à l’universalité, précisément lorsque cette dernière est pensée à partir de la particularité. Si en effet, la fausseté du mouvement des Lumières radicales révolutionnaires française tient à leur particularisation de l’universel et à la pensée selon laquelle il n’y a qu’une nation républicaine, la grande nation française, la fausseté du mouvement romantique tient à l’absolutisation de la particularité et à la pensée selon laquelle l’histoire du monde – le moment présent sans reste ni retour – est le tribunal du monde.
On observera alors que, malgré le développement économique, scientifique manifeste, dans le parcours de nations européennes qui aboutit aux grandes déflagrations de la première et de la seconde Guerre mondiale, à travers la montée des révolutions nationales et sociales, l’idéal républicain s’est marginalisé. En Allemagne, la République de Weimar a été un moment très court, en France, tout au long du XIXe siècle, la république s’efface à plusieurs reprises, remplacée par d’autres régimes politiques. Et le message universel auquel la France croyait s’être identifié, son emblème le plus manifeste, les droits de l’homme, est marginalisé et considéré comme un texte déclaratif sans valeur juridique aucune. Cependant, timidement, au lendemain de la seconde Guerre mondiale, les républiques font retour. La République fédérale en Allemagne, après la faillite du Reich allemand, la IVe République en France, après la faillite de l’Etat français. La fin de la Révolution conduit dorénavant à séparer la pensée de ce qu’on avait cru indissolublement lié, c'est-à-dire à distinguer la république de la révolution et de la nation.
Dès lors, comment procéder ? Serait-il possible de trouver une articulation plus juste d’une histoire nationale à un discours universel ? Peut-on maintenir l’idéal de la république universelle ? Je crois que c’est possible si on sépare la République de la Révolution et si on la dissocie d’une expérience nationale unique. La condition est de remonter plus loin et de regarder plus au large l’histoire républicaine européenne. Pour la France cela donne nécessairement : 1° La république vient d’une histoire plus large. 2° Le droit politique républicain ne date pas de la Révolution. 3° Le lien entre histoire nationale et universelle n’est pas celui que l’on croit.
La France devra d’abord accepter le fait, en suivant le progrès des études d’histoire et de philosophie politique, que l’histoire républicaine ne commence nullement avec les révolutions du XVIIIe siècle, et qu’elle n’est pas étroitement française. Née dans les cités de l’Antiquité (Athènes, Rome), la république se redéploye et se développe dans les villes émancipées d’Italie et d’Allemagne (Hambourg, Florence, Venise et d’autres) pour secouer la tutelle du Saint-Empire.
Il lui faudra également reconnaitre que le droit républicain français, Le droit politique français, comme l’appellera Rousseau au XVIIIe siècle, provient en vérité du XVIe siècle. Dans l’Ecole de Bourges, création au sommet de Michel de l’Hospital, les juristes français ont reconsidérer le droit romain, médiéval et impérial au profit d’un droit moderne républicain. Bodin, dans Les six livres de la république, a élaboré la doctrine de la souveraineté. François Hotman, La Franco-Gallia (1573), Théodore de Bèze, Du droit des magistrats (1574), Hubert Languet, Vindiciae contra tyrannos (1571), ont rédigé une série de livres qui posent les fondements du droit politique français moderne. Ces ouvrages sont issus directement du contexte des guerres de religion, mais aussi et plus fondamentalement de la guerre de Hollande, à laquelle nos auteurs vont participer de leur mieux. Charles du Moulin donne une consultation aux Etats du Brabant, François Baudouin rejoint un temps, Guillaume d’Orange, tandis qu’Hubert Languet et Philippe Duplessis-Mornay se mettent au service du Taciturne et participent à la rédaction de ses discours les plus importants (La justification et l’Apologie). La France devra donc observer que son élan universaliste est déjà né pendant l’insurrection des Provinces-Unies. La première république moderne instituée à l’échelle d’un Etat, et non plus d’une cité, la république des Provinces-Unies, dont on date la naissance du traité d’Utrecht en 1579, s’est constituée bien avant la république française de 1792, avant la république américaine de 1776, avant l’éphémère république anglaise de Cromwell, en 1648, toutes ces tentatives qui ont été autant de préfaces et de galops d’essai des républiques contemporaines. Dans la révolte hollandaise qui institue la première république d’Etat, des français ont donc joué un rôle politique de premier plan, mais pas pour eux, et pas tous seuls.
Or, la république des Provinces-Unies doit d’abord beaucoup au monde germanique. Après les ruades des cités républicaines contre le Saint-Empire, l’humanisme, qui fait retour au modèle républicain antique, et la Réforme, qui a inauguré la conscience de la liberté moderne, défient l’autorité de la seconde puissance médiévale, la Papauté. La Réforme luthérienne met en avant l’idée allemande de la foi et de la liberté. Contre les autorités théologico-politiques médiévales, elle institue le colloque singulier du fidèle avec Dieu, sola fide, sola scriptura ; contre les pompes de l’Eglise, contre ses indulgences, elle défend l’austérité, l’église locale évangélique, et milite pour la supériorité du Concile et du synode. Contre le culte des saints, elle impose la foi épurée en Dieu et en Christ seuls. Mieux que personne au XIXe siècle, Max Weber a exprimé combien cette éthique nouvelle abolit la séparation entre le siècle et la règle, maintient toute l’existence sous le regard de Dieu, et reconduit chacun à la Bible donnée à chaque homme et à chaque femme. L’insurrection de la liberté des Provinces Unies contre le monarque espagnol et son projet d’instituer l’Inquisition a trouvé son inspiration dans les idées critiques religieuses du monde germanique légèrement déviée par une inflexion calviniste française à l’origine plus démocratique, qui s’harmonise aux libertés des villes flamandes.
Les nouveautés de la philosophie politique moderne qu’on trouvera chez Grotius, Pufendorf, Hobbes, Locke, Spinoza, et au XVIIIe siècle, chez Wolf, Montesquieu et Rousseau, comme chez les pères fondateurs de la république américaine, s’affirment dans la théorie du contrat, le développement des droits de l’homme, la légitimité de l’insurrection, la doctrine de la représentation. Or, ces idées ont été élaborées par des Français sous l’influence de la Réforme et au service des Provinces Unies. Pour ne citer que ce seul exemple, je m’arrête sur Vindiciae contra tyrannos, vindicte (au double sens de grief et de revanche) contre les tyrans. Parmi les deux mille libelles parus en Hollande au temps de l’insurrection, il eut un immense retentissement. Rédigé (le plus probablement) par Hubert Languet, et édité par Philippe Duplessis-Mornay, en lien avec le cercle de François Hotman et Théodore de Bèze, il développe de stupéfiantes nouveautés. Le pouvoir légitime n’est pas de type féodal, car Dieu seul est seigneur et propriétaire, ni du type impérial du César-Christ, car Dieu seul est de nature divine. Les sujets ne sont ni esclaves, ni serfs, parce qu’ils sont « membres du peuple de Dieu », et ils ont donc des droits. Comme l’écrit Hubert Languet, le nom de roi ne signifie ni héritage, ni propriété, ni usufruit, mais charge et procuration. Seul le peuple établit les rois, le peuple qui est « parent et frère du roi ». Cette nouvelle doctrine du pouvoir accomplit à l’égard du politique, le même exercice de sécularisation qu’analysera Max Weber à propos de l’économie. La toute-puissance de Dieu retire au roi la propriété de la terre pour la donner au peuple. L’idéal de la Réforme sécularise la vie publique comme il sécularisera la vie économique. La théorie du double contrat, la grande innovation moderne, inspirée par la lecture des Ecritures, est également fondée sur la dénonciation du contrat seigneurial hiérarchique. Le premier contrat, passé entre Dieu le roi et le peuple, est un contrat de soumission à la loi divine, le second, noué entre le roi et le peuple, est un contrat réciproque d’association, parce que le seul but de la royauté est de maintenir la justice et de faire usage des armes au profit du public et des particuliers pour les garder de tout outrage et de tout dommage. Le pouvoir n’a autre chose à faire que de procurer le bien au peuple. Le thème de l’insurrection en découle et, par-là, le devoir d’ingérence qu’Hubert Languet légitime, à la fois pour le peuple, ses magistrats et surtout les Etats étrangers qui doivent porter assistance aux peuples bafoués. Ces thèmes mettront ainsi quelques siècles à s’inscrire à l’état-civil de l’histoire, et non sans de sanglants rebonds. Mais on peut dire que dans ce décor, le message universel du droit politique de l’Etat républicain est déjà complet. A un détail près : celui-ci est délivré tout entier dans le langage inspiré par la parole biblique que parlera encore la Révolution américaine, mais non plus déjà, la Révolution française…
L’engagement des Français pour l’insurrection hollandaise, qui traverse toutes les doctrines des monarchomaques, dépasse la seule cohorte des Huguenots pour s’élargir à tout le parti des politiques (les républicains d’alors). Il suit le duc d’Alençon qui deviendra le duc d’Anjou, lorsqu’Henri III montera sur le trône, et des Malcontents, lorsque ce dernier est promu, à la demande de Guillaume d’Orange, gouverneur des Provinces-Unies, et lorsque la cause de la Hollande se mue, dès le XVIe siècle, en la cause de ceux qui souhaitent la reconnaissance et la coexistence de la pluralité des croyances (Montaigne, La Boëtie, par exemple). Bien avant Lafayette et ses amis Cincinnati, des penseurs français de première importance comme Hubert Languet et Philippe Duplessis-Mornay deviennent ainsi les agents diplomatiques et les rédacteurs des écrits de Guillaume d’Orange (La justification en 1568, et l’Apologie en 1580), tout en menant un ensemble de négociations pour l’Internationale Protestante en gestation. C’est de cet enthousiasme pour la cause des Flandres que l’on retrouve jusque chez l’historien catholique, Auguste de Thou, qu’est né le courant républicain universaliste français dont procède le premier projet de généralisation d’union républicaine à l’échelle européenne, « le grand dessein » d’Henri IV. Contre les impériaux (les Espagnols), Henri IV a en effet rêvé d’unifier les principautés, les monarchies, qui avec des gouvernements différents, aristocratiques ou monarchiques de l’Europe, rassemblaient des Etats républicains hostiles à l’unification impériale depuis l’Ecosse jusqu’à le Bohême, en passant par la France et l’Allemagne sur la déflagration religieuse. Le premier projet d’une Europe unifiée pacifiquement par les Etats républicains, et non par la conquête, ne verra pas le jour au XVIIe siècle, mais il sera relevé au lendemain de la seconde Guerre mondiale par Jean Monnet, Robert Schumann et Konrad Adenauer, qui ont repris les termes mêmes consignés dans le projet d’Henri IV : « Conseil de l’Europe, Commission Européenne ».
Où nous mène donc cette histoire des républiques européennes ? Au message universel qui traverse nos histoires nationales. Si la république et les droits de l’homme sont bien des universaux politiques, mais s’ils émergent à travers des histoires particulières, il nous faut comprendre que la république ne s’est pas définie à l’échelle d’une nation, puisque les princes protestants allemands, l’électeur palatin Jean Casimir, l’empereur Maximilien II de Habsbourg avec ses fils Rodolphe et Mathias, la France, avec le duc d’Anjou, l’Angleterre avec Leicester et Philip Sidney dans l’entourage d’Elizabeth I, ont contribué chacun à leur manière à la résistance; et il nous faut également ainsi comprendre que l’insurrection, la résistance, la révolution, qui peuvent avoir leur légitimité, ne sont pas des universaux, eux qui sont toujours inscrits dans le temps de crise d’une histoire nationale. L’universel authentique réside dans le résultat, non dans le processus lui-même, et il peut même arriver que ce processus, s’il légitime indûment la violence, emporte telle une crue le résultat recherché. Machiavel avait peut-être bien tort.
Il est temps de répondre aux questions que nous nous sommes posées. Oui, la prétention d’une nation de porter le développement à un moment « T » de l’histoire est parfaitement soutenable. Ce fut le cas de la France des Lumières, comme celui de l’Allemagne Romantique. Mais à la condition de savoir que l’avance manifestée n’est jamais que partielle ou temporelle, parce que « la connaissance est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres » (Bachelard). En vertu de la finitude humaine, aucune nation ne détient tout l’espace et toute la durée du développement universel qui reste à hauteur de l’Humanité. Le passage à l’universel virtuel, la mauvaise subsomption, viennent toujours de la même cause : la dénégation hystérique de la défaite et de la finitude. Le travail du négatif est l’oubli de la transmission, la violence est l’oubli et du refoulement, et l’oubli est le père de la violence. La négation de la négativité propulse le passage au « dream world », à la vie rêvée des anges, à l’histoire actuelle qui elle-aussi voyage. Malgré l’importance de la participation des Français à l’insurrection des Pays-Bas, l’histoire de la république des Provinces-Unies, ce moment capital d’avènement de la république moderne, a été quasi forclose dans la pensée française. A l’exception de Quinet, ce sont les Allemands, Goethe et Schiller, qui vont la penser et la représenter dans les drames d’Egmont et de Don Carlos. Qu’avons-nous tenu scellé, qu’avons-nous voulu oublier ? La défaite des compagnons d’Henri IV, la défaite de la Réforme. Lorsque Turenne, le petit-fils de Guillaume d’Orange, maréchal de Louis XIV, sera mis à la tête des troupes françaises contre la Hollande et lorsque l’Edit de Nantes sera révoqué, la page de la Geste des compagnons d’Henri IV sera définitivement close. Après elle, le Jansénisme recouvre et fait oublier la Réforme. (Qu’est ce qui sépare un janséniste d’un protestant ? La réponse est la même que pour la question : « Qu’est-ce qui sépare un psychanalyste et un confectionneur ? » Une génération !) La Réforme française aura été défaite par la furie populiste déclenchée par la Ligue, lors du massacre de la Saint-Barthélemy. Deux siècles plus tard, on n’y reprendra plus les Jansénistes et les rares survivants du protestantisme. Car ce sont eux cette fois, qui déchaîneront la foule et utiliseront la terreur. La Révolution demandera ainsi l’utilisation du despotisme pour faire advenir la république. En France comme en Allemagne, et comme dans le reste de l’Europe, la Révolution française qui a fondé la (première) république française serait difficilement pensable sans le trajet souterrain de l’idée républicaine, tracée en partie par la république des Lettres, au XVIIe et au XVIIIe siècle, et née elle-même comme substitut à la défaite de la Réforme. Elle est une revanche post-partum de la Révocation de l’Edit de Nantes, en 1685, mais elle est aussi et surtout un passage au virtuel, une adresse au monde, compensatoire d’une fragilité amèrement éprouvée. La mélancolie de Jean-Jacques Rousseau tel que l’a compris Hölderlin, avant le déchainement.
Cette incertitude de la république dans la Révolution française peut nous faire comprendre par comparaison et extension, ce qu’a été la fragilité de l’unité nationale allemande. Cherchée sans succès par le fer et par le sang, elle ne s’est finalement réalisée que dans la paix, par la République Fédérale, en 1981. La division religieuse de la nation allemande, pendant la Guerre de Trente Ans, avait perduré plus longtemps qu’ailleurs. La volonté de l’unité nationale portée par l’Allemagne des villes et de la modernité qu’a symbolisé Weimar, la ville de Goethe et de Schiller, où se réuniront les constituants républicains de 1918, après la tentative de l’Assemblée de Francfort en 1848, a été ainsi imprégnée de l’air des principautés féodales morcelées qui se sont perpétuées, avec leur nostalgie médiévale jusqu’au cœur du IIe Reich. Pourquoi un Etat de droit prussien bismarckien qui avait accepté, au moins un temps, l’équilibre des puissances européennes à l’extérieur, et même une politique de démocratisation contrôlée à l’intérieur, n’a-t-il pu se stabiliser une fois commis le rapt de l’Alsace-Lorraine ? Pourquoi l’unité sociale elle-même de l’Allemagne Wichelmienne, malgré les bases qu’elle avait à la Belle Epoque et la volonté de résoudre la question sociale comprise dans des formes juridiques, n’ont-t-elles pu être accomplies jusqu’à leur terme ? Sans doute parce que dans le conflit des nationalismes qui s’achève en 1914 et qui disloque l’Europe après 1948, nous assistons en Allemagne à une double subversion : 1° Au dépassement du système de l’Etat militaire bismarckien-rationnel, au profit du nouvel État soumis au credo de la conquête illimitée, fondée sur l’idée d’une identité nationale allemande supérieure à l’État et au primat du militaire sur le politique, c'est-à-dire de l’apparition de la Révolution conservatrice parvenue à sa logique profonde – 2°, de l’autre côté, à l’explosion de la social-démocratie sous la puissance de choc de la conflagration et l’émergence de l’aile d’extrême gauche de Rosa Luxemburg, qui rêve à son tour de balayer la république balbutiante par la révolution sociale. Autrement dit, les républicains modérés de Weimar se sont retrouvés contestés en permanence des deux côtés par les intolérants de la Révolution nationale et ceux de la Révolution sociale. Ne croyez pas que je ne parle que de vous. Non, je parle aussi de nous, car malgré le second rapprochement franco-allemand entre Weimar et la IIIe République entre Briand et Stresemann, nous ne serons guère plus solides et notre Parlement à son tour en 1940, votera les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, peu après que le Rechtsstaat weimarien aura soutenu l’accession de Hitler à la chancellerie, en 1933.
Universelle et virtuelle, la mauvaise subsomption vient toujours des mêmes causes. Dans la défaite de la république, ou dans la mise en sursis de la nation, l’imaginaire prend la place du réel, la Révolution compense la blessure, le monde du rêve accomplit ce que la réalité ne peut donner. Nous avons donc chacun notre lot de blessures réciproques. Comment en guérir sinon par le retour vers la vérité et l’histoire ? La vérité : nous ne sommes pas seuls. L’histoire : l’histoire de la république, n’est pas l’apanage d’une nation particulière. Elle recommence en Europe au XVIe siècle, il ne faudrait pas la manquer au XXIe siècle.
Et aujourd’hui ? Aujourd’hui, la république européenne dont les pionners ont été des français et des allemands, constitue le dépassement réciproque de nos vieux démons du révolutionarisme et du nationalisme. Nous savons que certains tentent maintenant de les réveiller. Nombre de Français, fiers de leur discours au monde, pensent qu’ils pourraient se passer de l’Europe et ne cessent de faire la leçon à leurs partenaires. Nombre d’Allemands, enivrés de leur travail de leur économie prospère autant que rigoureuse, lassés des pays latins hâbleurs et insuffisamment travailleurs, sont tentés de ne plus compter que sur eux-mêmes.
Pourtant, ce que l’Union Européenne représente aujourd’hui, c’est non seulement la chance pour l’Europe de compter comme puissance économique face aux géants que sont l’Amérique et les nouveaux pays continents émergents de l’Asie, la Chine, l’Inde, le Brésil. Mais, c’est aussi et davantage la défense de son idéal d’universalité, celui de la république, énoncé par Kant et chanté par Beethoven, c'est-à-dire la régulation par le droit de la coexistence des peuples. L’Allemagne qui travaille, qui a réglé ses rapports avec le monde d’une manière pacifique, qui a radicalement critiqué les fautes du IIIe Reich, est pour l’Europe un atout essentiel. La France qui ne travaille peut-être pas suffisamment a conservé une capacité d’accueil et de dialogue avec les autres qui s’est traduite par une politique d’intégration indiscutable liée aux valeurs universelles de la république. Pour que l’Europe puisse sans prétention tenir un discours universel à partir de ses idéaux, il faut combiner la république des Lumières et la diversité romantique. Même et surtout lorsque les temps sont difficiles comme aujourd’hui, nous aurions bien tort de renoncer au dialogue de la France et de l’Allemagne, à l’accommodement de nos histoires nationales, transcendé par nos idéaux européens et universels. Car nous en sommes toujours au début du dialogue des républiques, à mesurer les différences et à les composer. Et pour nous français, à corriger notre droit politique de l’Etat central par l’Etat fédéral, à rectifier l’Etat de finance par l’Etat de justice, à utiliser le dialogue des cultures nationales européennes, pour mieux apprendre à parler la langue de l’humanité
Blandine Kriegel, jeudi 24 juin 2010
Institut franco-allemand Ludwigsburg
Michel Villey et l’Ecole française d’histoire du droit
Legem bonam a mala, nulla alia nisi naturae norma dividere possumus... quodsi popularum jussis, si principum decretis, si sententiis judicum jura constituerentur, jus esset latrocinari, jus adulterare, jus testamenta falsa, supponere.
(Cicéron)[1]
Dans les années 1970, quelques-uns(e) se mirent à lire le grand Michel Villey. L’impression fut saisissante.
La philosophie était encore à la recherche d’une justification que lui refusaient les sciences humaines. Pourquoi des philosophes ?, avait écrit Jean-François Revel, puisque les sciences humaines délivrent désormais un savoir positif qui contourne leurs investigations critiques. Villey avec son premier axiome: « la réflexion philosophique est l’instrument irremplaçable des progrès du droit. », lui avait répondu pour le domaine qui était le sien, le droit. Au lendemain de 1968, par le truchement de sa narration moliéresque dans un récit à se tordre des Assemblées générales, se moquant de ses collègues passés sans transition du positivisme et de la dévotion à la loi, « au drapeau rouge et aux occupations, en laissant choir toute légalité », il confessait n’être point pour sa part convaincu de l’infériorité de Platon par rapport à Marcuse : « En ce domaine, la date récente n’est pas une garantie absolue de validité, il y a quelques raisons de penser qu’en philosophie, Aristote, Saint-Thomas ou Kant, ne sont pas moins hauts que les auteurs contemporains »[2]. Il refusait de se rallier à l’argument du dernier venu pour voir dans le plus récent, le critère décisif du vrai et du faux. Il avait tranquillement conclu : « La physique moderne n’étudie que les faits…et les relations de causalité…. d’où vient d’ailleurs sa réussite… Ainsi comprise, la sociologie juridique ne peut être vraiment l’étude du droit ». Aux contradicteurs qui lui objectaient : « Nous savons que le devoir être ne peut avoir sa source qu’en nous-mêmes, en notre volonté, notre projet. On lutte contre la nature. Personne n’admet plus que l’étude des choses soient l’étude de ce que les choses devraient être », Villey rétorquait : « En effet vous avez compris, c’est cela le sociologisme… La sociologie qui prétend être une sociologie du droit, n’est qu’une sociologie des faits. »[3] Pour lui, le droit était bien objectif ; il reposait sur « l’observation des choses », mais la science du droit était : « scientia justi et injusti », la reconnaissance dans les choses du bien et du mal pour faire bonne mesure.
Villey s’en prenait aussi à l’historicisme qui régnait partout à l’exception – soulignait-il – du Structuralisme : « Toute la morale du Sociologisme historique consiste à être dans le sens de l’histoire, à être dans le courant, à être dans le mouvement », et pour autant, disait-il, la science du droit est historique mais sa clé est l’histoire de la philosophie. Comment les étudiants de Bachelard et de Canguilhem qui avaient appris avec Alexandre Koyré que Galilée était revenu, par-dessus la physique médiévale de l’impetus, à Archimède et qui avaient compris que la route de l’histoire n’était pas celle de la perspective Nevski, n’auraient-ils pas été alertés ?
Retour à l’ontologie, retour aux normes et à la science du juste et de l’injuste. Villey, traité de « vieux fossile » par la majorité de ses collègues qui adhéraient aux systèmes de pensées dominants de l’époque et croyaient dur comme fer au primat de l’économique et du social, se trouvait d’un coup, beaucoup moins éloigné qu’on aurait pu le croire, des deux lignes de sortie et de fuite de ces systèmes, l’Anthropologie structurale et la Psychanalyse. Chacune de ses deux disciplines avaient lutté pour rétablir son indépendance et trouver la consistance propre du symbolique ou du psychique. Sa recherche entrait aussi en résonance avec le regain de la philosophie nourri par la vitalité de l’Ecole française de philosophie des sciences (Bachelard, Canguilhem) et les buts avoués d’un Althusser ou d’un Foucault à la recherche de la philosophie spontanée des savants ou des systèmes de pensée (la chaire de Foucault au Collège de France s’appellera Chaire d’histoire des systèmes de pensée). Et même, elle était comme un écho continental au retour de la philosophie politique engagé par les anciens étudiants allemands ou russes devenus professeurs aux Etats-Unis qui dominaient désormais la grande école anglo-saxonne du droit naturel (Leo Strauss, Hannah Arendt, Isaïah Berlin). Ceux qui cherchaient à leur tour à reconnaitre au Politique et à la Philosophie du droit, leur autonomie, devaient s’intéresser à Villey, même si les premiers qui l’ont fait, avaient encore un peu d’avance[4]. Après une vie de relégation intellectuelle au sein de l’université, Villey allait enfin connaitre le succès qui survient toujours, quand et quand seulement, une opinion clivée trouve une raison, venue de chacune des parties qui la divisent, de se reconnaitre.
Découvrir Villey, c’était alors découvrir une philosophie et une histoire du droit inédites. Iconoclaste en philosophie, puisqu’il prêchait le retour à la science juridique romaine aux principes inspirés des catégories aristotéliciennes et critique par rapport à la modernité, puisqu’il dénonçait la dérive induite, selon lui, par le droit subjectif des modernes, et notamment les droits de l’homme. Un sujet qui, comme on peut l’imaginer, faisait immédiatement débat. Mais Villey avait aussi proposé, chemin faisant, une déconstruction philosophique et historique des idées reçues en matière d’histoire et de philosophie du droit. Notamment en soulignant le rôle central de la lecture des Ecritures dans le développement du droit moderne que la vulgate de l’opinion dominante avait contourné. Pour les connaisseurs de la philosophie politique classique qui n’étaient pas persuadés que « le concept de droit naturel est le concept le plus opaque de la philosophie politique » (Marcel Gauchet), l’observation de Villey était une évidence. Toute l’Ecole du droit de la nature et des gens, de Bodin à Rousseau, en passant par Hobbes, Spinoza, Locke, avait rédigé ses Traités théologico-politiques, penchée sur les Ecritures. A la Renaissance, avec les théologiens espagnols relayés par les juristes protestants, elle s’était également engagée dans une critique appuyée du droit romain impérial médiéval et curial. Enfin un philosophe et une philosophie du droit nourrie de la lecture des textes !
Villey est donc sorti de sa relégation et une nouvelle génération de philosophes et d’historiens du droit l’a lu, publié et commenté. Non sans qu’il suscite des résistances et des fins de non-recevoir, venues autant du sociologisme juridique et des historiens marxistes, que du courant des historiens du droit convertis aux idées de l’historiographie et de la philosophie allemande du droit, comme par exemple le regretté Yann Thomas.
Mais Sic transit gloria mundi. Après avoir été mise, non sur un piédestal, mais seulement étudiée et commentée et hélas !, pour lui sur le tard !, l’œuvre de Villey fait aujourd’hui l’objet d’approches plus critiques (et plus rarement, de rejet pur et simple.)[5] Même si dans l’appréciation critique de l’œuvre de Villey, on ne peut hélas (!), que regretter la différence du bon ton, et du mauvais ton, là, qui séparent les remarques de nos collègues anglo-saxons des contempteurs français de Villey de toujours, pour aller au fond, c'est-à-dire essentiellement à sa philosophie et à son histoire du droit « une histoire de la pensée juridique inséparable de l’exposé d’une philosophie du droit », qui joue –nous explique-t-on – sur deux registres croisés (S. Piron), on ne peut engager une réflexion critique sur Villey que si l’on aborde donc sérieusement la question de sa philosophie du droit et de l’histoire du droit qui est la sienne.
D’abord la philosophie du droit de Michel Villey.
Pour comprendre son originalité et son impact, il n’est pas indifférent de rappeler que sa philosophie du droit a été de bout en bout une critique de sociologisme et de subjectivisme anti-sociologiste : le droit est objectif, inscrit dans la nature des choses, il est la science du juste et de l’injuste, son modèle est le droit romain imprégné de la philosophie du droit naturel d’Aristote. Ce n’est pas un rapport de force, un pouvoir ou une puissance, ce n’est pas du social. Sa philosophie du droit, Villey l’a dégagée à partir du droit romain[6]. Le droit (to dikaïon) vise la justice dikaïosune, le judex à Rome (dikastes, en grec) est celui qui dit le droit, jus dicere, vise le droit en acte, c'est-à-dire la justice. Jus id quod aequum est (Digeste, Livre I, Tome I, fragment 11). Villey s’écarte donc aussi de la conception germaniste qu’on retrouve chez Yann Thomas[7]. Pour Villey, le droit romain n’est pas le droit romain archaïque qui fonde le jus sur la puissance et sur la main qui s’abat et qui, par l’œuvre des Pandectistes allemands, Savigny et Puchta, a exercé une fascination certaine sur une partie des historiens romanistes au lendemain de 1914. Faisant lui, retour à Saint Thomas, Villey découvre dans le grand rationalisme de la scolastique, une défense contre l'irrationalisme de la subjectivité. On méconnait profondément le christianisme de Villey en imaginant qu’il soumet le droit à la spiritualité. C’est très exactement l’inverse. C’est parce qu’il est profondément chrétien, un chrétien augustinien convaincu de la finitude de la cité terrestre par rapport à la transcendance de la cité de Dieu, comme il apparait dans ses Carnets[8], que Villey croit comme Pascal que, « qui veut faire l’ange fait la bête » et qu’on ne doit pas faire du droit un absolu ni vouloir faire descendre la morale sur la terre. Il faut reconnaitre que la consistance et la réalité objective du droit ne sont pas celles des commandements moraux, mais des relations justes qui doivent être établies entre les hommes. « La justice, la justice tu chercheras », mais elle sera toujours approchée, en acte, par les Prudents. Comme tout l’Humanisme, Villey pense qu’il n’y a rien de mieux en ce domaine que le droit romain classique qui a été le pédagogue éminent du droit civil européen. La pensée humaniste avait réintégré les antiquités gréco-romaines dans la culture chrétienne, Villey ne procède pas autrement. Cette vision villeyienne qui confère à la pensée scolastique médiévale une plus grande capacité d'intelligibilité qu'à la pensée moderne va contre le sens commun. Elle est pourtant à l'origine d'un des retournements les plus puissants de son opérateur philosophique. A partir du moment en effet, où avec la seule « via moderna » l'on mettra toute la rationalité dans la subjectivité, on déplacera la rationalité vers la volonté. La rationalité deviendra un fait de la volonté, la culture un fait d'opportunité, et la contingence, la loi du sujet. On perdra en même temps, souligne Villey, l'origine et la fin, et on oubliera, en aval et en amont de la causalité, la finalité et l'efficience. Le subjectivisme a pour conséquence inéluctable le volontarisme en histoire, le décisionnisme en droit, le transcendantalisme en philosophie, selon une série de compromis douteux dont Villey prophétise qu'ils -ne manqueront pas de s'écrouler pour faire apparaître la nature profondément irrationnelle du désir humain. L'intelligibilité villeyienne méfiante vis à vis de la raison spéculative, enflée dans la recherche de l'absolu resserre sa visée jusqu'au point de fuite de l'expérience approchée, qui n'est pas celui du réduit de la conscience mais celui de la finitude de l'individu. Tout est toujours à reprendre, tout est toujours à recommencer, il y a la somme et le reste. Sa dialectique est ouverte parce qu'elle accepte l'entropie. On transforme l'homme en Dieu et on tombe ce faisant dans les diableries du XXe siècle. Le démiurge prométhéen ne nous a t-il pas donné l'expansion de la technique moderne mais aussi Auschwitz et Hiroshima ?
De là, la force de sa protestation anti-subjectiviste. Villey est le premier à montrer le pouvoir d’innervation du nominalisme dans le droit moderne avec son influence sur Pierre d’Ailly, Gerson ou Buridan. La révolution accomplie par Duns Scot et Guillaume d’Occam consiste à faire du droit une puissance, à réduire le jus à la potestas, alors que le droit romain les avait judicieusement séparés. Pour mettre à mal la Papauté et séparer l’usage de la propriété juridique, les franciscains qui voulaient exalter la pauvreté ont fait du droit une potestas, un pouvoir, un dominium de l’individu. En réfléchissant à partir de la notion de dominium, conçu comme un pouvoir de l’individu (potestas) et donc comme liberté, ils ont remplacé une philosophie de l’ordre et de la fin par une théorie du chaos et de l’artifice.. Les conséquences selon Villey, ont été catastrophiques pour l’unité de la cité, car elles ont entrainé l’ivresse subjectiviste.
Il me parait cependant difficile de récuser sérieusement sa philosophie en arguant qu’il s’agit 1° « d’une philosophie chrétienne qui ne dit pas son nom, appliquée à la seule question du droit » et 2°, que celle-ci est « résumée dans le mot de système ? »[9] Pour le mettre à la porte de la cité intellectuelle, il faudra encore nous convaincre que la philosophie chrétienne et la philosophie universaliste sont incompatibles avec la vérité dans une république démocratique et que les philosophes ont renoncé à tout système d’interprétation.
2° L’Histoire du droit.
Mon but ici n’est nullement de défendre intégralement les positions de Michel Villey ni d’étudier dans le détail son œuvre puissante et multiforme qui ne peut se laisser réduire à quelques formules à l’emporte-pièce. Par exemple sur son thomisme, quant à la vérité, l’augustinisme foncier de sa philosophie telle qu’elle apparait dans les Carnets dont François Terré et moi-même avons patronné la publication, selon le souhait de Madeleine Villey, l’épouse de Michel Villey[10], est le démenti évident. Non, mon intention ici est de montrer qu’on ne peut comprendre véritablement l’œuvre de Villey en la cherchant simplement dans sa filiation de porphyrogénète de la IIIe République (même si les renseignements biographiques demeurent toujours utiles). Pour apprécier son génie et sa création propre, il faut me semble-t-il, situer Michel Villey dans sa véritable lignée inscrite dans l’horizon de l’Ecole d’histoire française du droit et de la politique. Disons donc quelques mots sur l’Ecole française.
Avec la naissance des Etats-nation à la Renaissance, les différentes écoles historiques européennes ont acquis des traits nationaux particuliers : la France n’a pas fait exception. Si l’on voulait résumer la singularité majeure de l’Ecole gallicane de l’histoire du droit, puis tout simplement nationale, on devrait marquer l’opposition qui l’a affronté à la grande tradition germaine et italienne du droit de l’Empire et de la Papauté. Tout commence avec le Mos Gallicus, le mouvement français d’histoire du droit. Création au sommet de l’Etat français à la Renaissance, l’Ecole française s’installe à Bourges sous les auspices de la Duchesse Marguerite de France et du Chancelier Michel de l’Hospital. Inspirée par l’humanisme juridique et fortement teintée du protestantisme avec Le Douaren, Baudouin, Doneau, Hotman et Cujas, elle critique la réception du droit romain reçues par les légistes impériaux et curiaux en utilisant la philologie moderne pour d’abord établir un droit romain républicain[11]. C’est peut-être Rabelais qui avec sa verve habituelle, qui l’a le mieux décrite : « Ainsi vint à Bourges – dit-il de Pantagruel – où étudia bien longtemps et profita beaucoup en la faculté des lois et disait aucuns que les livres de loi lui semblaient une belle robe d’or précieuse et merveilleuse qui fut brodée de merde. Car, disait-il, au monde, n’y a tant beau tant orné, comme le sont le texte des Pandectes, mais la bordure d’iceux, c’est à savoir la Glose d’Accurse est tant sale, tant infâme et punaisée, que ce n’est qu’ordure et vilénie »[12]. Le travail philologique de l’Ecole de Bourges, s’est interrompu en effet avec la commande de Michel de l’Hospital à François Hotman de l’ouvrage l’Antitribonien qui récuse désormais le droit romain impérial inapplicable en France. Et Hotman de conclure qu’on aura besoin d’un droit des Français. Celui-ci se fera d’autant plus attendre que la collation et la publication des coutumes et des ordonnances des Rois de France qui se développe tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles sous les auspices notamment des Jansénistes, Domat et d’Aguesseau ne produit pas la juridification attendue. Un débat historique reprend au XVIIIe siècle où l’Ecole française se déchire entre Germanistes et Romanistes. Mais c’est surtout au XIXe siècle, après la création d’une chaire d’histoire du droit dévolue à Klimrath au lendemain de la Révolution, et avec les travaux en France de Glasson et Fustel de Coulanges, puis plus tard des Chenon, Esmein, Declareuil, Flach, Boutmy, Viollet[13] que se déploie toute une mise en cause des concepts de l’Ecole du droit allemande et de sa conception de la naissance de la modernité juridique à partir du seul Saint-Empire romain germanique.
On ne peut donc comprendre à mon sens l’histoire du droit de Michel Villey sans la longue histoire de l’Ecole française du XIXe siècle, mais aussi du XVIe siècle. Villey est le digne héritier de Fustel de Coulanges, puisque le droit romain partage des choses extérieures, est, selon lui, essentiellement un droit civil. Contre l’interprétation de Theodore Mommsen et l’influence qu’elle a exercée sur l’Ecole des romanistes français seulement au XXe siècle, Michel Villey se rallie à Fustel et nie l’existence d’un droit public romain au sens que les Modernes ont donné à ce mot. Notre droit moderne caractérisé par l’autonomie de l’Etat, la distinction tranchée entre droit public et droit privé, l’affirmation des droits de l’homme, a une autre origine que le droit romain. Cette origine, Villey est le premier au XXe siècle à notre connaissance, a avoir affirmé avec une telle insistance son origine biblique, faisant retour aux idées des juristes du XVIe siècle. La Genèse, L’Exode, Le Deutéronome, d’autres livres de l’ancien Testament sont à ses yeux, la véritable source du droit moderne. « Notre ignorance sur ce point est prodigieuse », dit-il. Non seulement un grand nombre de nos institutions, le sacre des Rois, la prohibition de l’usure, le régime du mariage furent autrefois empruntés aux sources bibliques, mais il est probable – ajoute-t-il – que notre actualité du droit est l’héritage de la pensée judéo-chrétienne, bien plus que le droit romain.
A la vérité, les travaux actuels sur l’émergence du droit moderne qui puisent leurs sources dans le passé théologique médiéval alimenté par les Ecritures, ont leur origine dans l’œuvre de Michel Villey. Elle a en effet ouvert une série de discussions : la première porte sur l’émergence du droit politique et sa rupture avec le droit romain impérial et médiéval et elle concerne la genèse moderne du droit public et la place qu’ont tenus la Bible et le modèle de l’Etat des Hébreux, non seulement dans la politique juridique des monarchies occidentales orientées dans la relégation du droit romain, mais dans la formation de l’Ecole du droit de la nature et des gens. La seconde touche à la nature du droit subjectif dans la formation des Droits de l’homme.
L’idée d’un l’enracinement du droit politique moderne dans la théologie de la Bible, du Moyen-âge et de la Renaissance et non dans le droit romain, rompt ici avec l’Ecole historique du droit des Pandectistes qui faisaient du droit romain impérial, le véritable et seul vecteur du développement du droit politique de l’Etat moderne. Grâce aux études anglo-saxonnes et françaises[14], ce point de vue est aujourd’hui largement partagé. Le droit politique des Etats anglais et français, pas davantage que la philosophie de l’Ecole du droit de la nature et des gens, ne sont issus directement du droit romain impérial. L’Ecole française s’était acharnée à montrer que l’Etat moderne s’était développé ex novo et non comme une excroissance de l’empire romain germanique, certes infléchi et renouvelé dans l’historique de Michel Villey. Ce constat est désormais derrière nous et la querelle du droit romain est en grande partie vidée. On dira que Michel Villey l’a mené d’une manière extrêmement paradoxale par rapport à ses devanciers, puisque c’est celle du regret : il déplore en effet que le droit romain ait cessé d’être actuel, mais au moins aura-t-il reconnu et souligné comme par devant, le changement intervenu.
La seconde discussion qui croise évidemment la philosophie et l’histoire, est au cœur des appréciations critiques à son endroit et concerne la genèse du droit subjectif. On connait aujourd’hui beaucoup mieux, les théoriciens politiques médiévaux et ceux de la Renaissance, grâce à plusieurs décennies d’études d’histoire des idées politiques où il faut reconnaitre l’incontestable avance de l’Ecole historique anglo-saxonne.
Comme le soulignent ses historiens (Brian Tierney et Annabel Brett[15]), même si on peut trouver chez d’autres franciscains, voire des canonistes, des formulations semblables, et si l’on doit reculer la datation de l’émergence du droit subjectif chez Ruffin, Hugo et d’autres, le débat ouvert sur Occam, Gerson, Henri de Gand à l’origine des droits individuels, prend sa source chez Villey.
En effet, si l’on s’accorde – ce qui est mon cas – à la rectification historique précise et détaillée proposée par Brian Tierney, reste le décalage qui sépare en philosophie, la notion de jus et de dominium et le refus dans le cadre de la réapparition des républiques-Etat modernes, des théoriciens (Vitoria autant que Hobbes) de reconnaitre une légitimité politique au dominium. Le dominium formera la base du droit naturel de l’individu conçue comme libertas, puissance, mais nullement, pas plus chez Hobbes que chez Bodin, de modèle politique, puisque l’Etat moderne est fondé sur la loi. S’ouvre alors ici une autre discussion sur la véritable genèse des droits de l’homme, que tous les penseurs chrétiens de Hobbes à Locke, maintiennent dans l’horizon de la loi de nature. Mais ceci est une autre histoire.
Car – et cela doit d’abord être reconnu – en marquant la rupture philosophique du droit politique moderne et du droit ancien, Michel Villey à sa manière inimitable, est resté une fois de plus fidèle aux canons de l’Ecole historique française. En refusant obstinément de se plier au diktat de l’Ecole historique du droit qui avait triomphé en Allemagne avec Mommsen et les Pandectistes pour faire du droit romain impérial, la source et l’origine de toute l’histoire du droit politique moderne, Villey retrouvait le fil d’Ariane de l’Ecole française du droit depuis la Renaissance. Certes, en retournant la table, puisqu’il estimait qu’il fallait préférer le droit romain classique aux délires subjectivistes du droit moderne. Mais, ne recherchait-il pas à sa manière l’orientation intellectuelle du Mos Gallicus qui avait essayé de retrouver le droit romain républicain débarrassé de la Glose impérialiste et curialiste ?
Enfin en s’opposant de toutes ses forces, au subjectivisme et au positivisme juridique (même si une fois encore, on peut douter qu’il soit l’accompagnement inévitable des droits de l’homme, lesquels débutent avec Vitoria), bref, en faisant retour à la loi naturelle et au droit naturel, Villey a réouvert le grand débat philosophique de la modernité.
Car quelque soit la manière dont nous nous baptisons, (post-modernes ?), nous cherchons tous à sortir des grands errements philosophiques du XIXe et du XXe siècles : le prométhéisme, le délire de la volonté de puissance, l’exil hors de la nature, la négation de la finitude, cette philosophie de la conscience (ou de la substance devenue sujet) qui n’a pas seulement accompagnée les grandes catastrophes politiques du XXe siècle, mais qui nous a aussi conduit aussi très loin du cheminement de l’astrophysique ou de la logique du vivant. Comme toujours, l’humanité, lorsqu’elle a pris un mauvais embranchement, essaye de faire retour sur son itinéraire. Hier, Galilée s’était tourné vers la physique antique, naguère, des philosophes ont essayé de retrouver les vérités perdues des Anciens, tels Strauss, Arendt ou Allan Bloom. Pourtant, force est de reconnaitre, qu’animé par un mouvement qui leur est parallèle, Villey a fait un pas de plus.
Car, encore une fois, il s’est avéré plus fidèle qu’il ne le croyait peut-être, à cette autre voie de la modernité que n’ont cessé de défendre les adversaires du subjectivisme qui, de Vitoria, en passant par Mabillon jusqu’à Spinoza, voulaient non pas séparer, mais articuler la foi et la raison, ou plus tard, qui, de Cavaillès à François Jacob souhaitaient non pas exiler, mais réinstaller l’homme dans la nature. Villey a alors ouvert le débat majeur qui nous divise avec la philosophie idéaliste allemande, laquelle a dominé la France et la discussion mineure que nous entretenons aujourd’hui avec les historiens des idées politiques anglais. Ces derniers, grâce à leur Etat moderne institué depuis le XIVe siècle, savent que leur modernité commence plus tôt que la nôtre mais sous-estiment parfois la profondeur et l’élévation de la rupture introduite par notre Etat moderne. De sorte qu’aujourd’hui, on peut certes imaginer une autre philosophie et une autre histoire du droit que celle de Michel Villey, mais on doit avouer qu’elles ne pourraient l’élaborer sans lui.
Blandine Kriegel
Paris, 13 février 2014
Publié dans Revista Europea,
de historia de la ideas políticas
y de la Instituciones Publicas
[1] Cicéron, Des lois, Livre I, XV, 43, et.seq. « nous ne pouvons distinguer la loi bonne de la loi mauvaise par rien d’autre que par la norme de la nature… Car si le droit se fondait sur la volonté des peuples, le décret des princes, la sentence des juges, on pourrait aussi avoir droit de brigandage, d’adultère, de faux testament… » Et plus loin il ajoute « Nec solum jus et injuria natura dijudicatur sed omnine omnia honestia et turpia. » « Ce n’est pas seulement le droit et son opposé qu’on juge par la nature, mais plus généralement tout ce qui est honnête ou vil » (ibidem).
[2] Michel Villey, Leçon d’histoire et de philosophie du droit, Paris, 1962. Il est erroné de présenter Michel Villey comme un mandarin auquel a été réservé trop longtemps, trop d'honneur. (Cf Sylvain Piron, supra). Si l'on veut se faire une idée exacte de la place occupée aujourd'hui encore par les orientations de Michel Villey dans les études de droit et la science juridique générale, il n'est que de visiter les usuels du droit à la BNF. On observera qu'il n'existe qu’une sous-section philosophie et histoire du droit et que les volumes qui y sont consacrés sont rangés dans l'intitulé « Généralités ». Quant aux propres œuvres de Villey, au demeurant moins nombreuses dans ses rayons qu’on ne pourrait l’espérer, un peu de gymnastique est nécessaire pour les dénicher trop près ou trop loin du sol. Le sociologisme juridique et le positivisme juridiques y règnent encore largement. C'est hors de France aujourd'hui comme hier, que Villey a été véritablement entendu. Hier notamment en Belgique et dans le monde ibérique, aujourd'hui dans le monde anglo-saxon.
[3] M. Villey, op.cit, ibidem.
[4] Lorsque j'ai découvert ses œuvres au hasard de mes lectures des auteurs de l'Ecole française de l'histoire du droit à la BNF, et me suis enthousiasmée pour son travail, l'un de mes amis a parié avec moi une bouteille de champagne que Villey ne sortirait jamais de son obscurité.
[5] Tel, un Brian Tierney (The idea of Natural Right, Cambridge, UK, 1997, p.13 et.seq.) et les sociologistes, tel récemment, un Sylvain Piron « Congé à Villey », L’Atelier du centre des recherches historiques (en ligne, le 18 novembre 2008). Tierney, après avoir salué en effet : « Les contributions notables apportées par Villey à l’histoire juridique » ajoute : « Sa thèse est toujours intéressante et idiosyncratique » et conclut : « Si toutes les notions juridiques modernes issues de l’idée du droit subjectif n’existaient pas à Rome, alors combien vaste est le champ d’investigation de leur véritable origine ? » On a compris qu’il s’écartera dans les formes, de la construction de Michel Villey. Sylvain Piron qui dédie son texte à l’adversaire historique intellectuel de Villey en matière de droit romain, le regretté Yann Thomas réclame la relégation de son œuvre majeure au rang « des constructions historiographiques obsolètes ». On regrettera, au vu de sa bibliographie probe et informée, son parti pris. Car il est difficile de prendre congé de quelqu’un à qui on n’a jamais souhaité le bonjour, de mettre un terme à une relation qui n’a pas commencé, comme discutable de traiter un œuvre dans les termes du licenciement économique ou pire, de l’anathème. C’est pourtant dans cette même veine que l’auteur juge tout simplement « ahurissants » (sic) les propos de Chantal Delsol : « Michel Villey était peut-être né trop tôt, je crois que notre époque peut le comprendre mieux que la sienne ne l’a fait », alors que la philosophe ne fait que prendre acte de l’influence post-mortem, remportée par l’œuvre de Villey. De même qu’il déclare « hagiographiques » et « évangéliques » (resic p.18) et donc particulièrement suspectes, les observations sur la solitude intellectuelle de Villey et sa calme indifférence devant les calomnies évoquées par la même philosophe et François Terré. Cependant, comme l’avait répliqué le grand psychiatre Clamageran à une personne qui incriminait la folie d’un parent pour demander son internement : « Même les paranoïaques ont des ennemis », de telles observations sur le courage tranquille de Villey (qui n’était nullement un paranoïaque), ne sont pourtant pas moins éclairantes que l’investigation sociologique baptisée sociologie des sciences, quand il s’agit prosaïquement de généalogie familiale. On peut discuter l’exactitude des unes et les autres sans les disqualifier a priori. Car il ne faut pas confondre la sociologie « traiter les faits sociaux comme des choses » qui a produit encore récemment des œuvres éclairantes, (Bourdieu Aron, Schnapper), du sociologisme, qui veut tout expliquer par le social. Une sociologie de Villey ne rend pas compte de son anti-sociologisme.
[6] Michel Villey, « Signalétique philosophique du droit romain », Archives de philosophie du droit, tome XXVI, 1981, p.390. D’autant moins que je n’ai jamais pour ma part, partagé ses appréciations ni sur la seconde scolastique espagnole ni sur le lien des droits de l’homme et du droit subjectif ni d’une manière générale, sa vision empruntée en partie à Heidegger, d’une voie essentiellement unique de la modernité.
[7] Yann Thomas, in Droit, nature, histoire,…Michel Villey, Philosophe du droit, Aix-Marseille, 1985
[8] Cf, note 10.
[9] S. Piron, art.cit. De Saint-Augustin à Hegel en passant par Descartes et Kant, nous avons une lignée étincelante de philosophes chrétiens que nous continuons pourtant à lire et il n’est nullement certain que la majorité des philosophes occidentaux contemporains ne soient pas en un sens, chrétiens. Chrétien n’étant pas suffisant pour dévaloriser une philosophie, on ajoute que Michel Villey n’est pas moderne parce qu’il est relativiste : « Une fois identifié ses prémisses théologiques, il parait difficile de prétendre que cette doctrine offre une réponse appropriée à la question du droit dans les sociétés démocratiques postmodernes irrémédiablement marquées par le pluralisme des valeurs » (S. Piron) (p.5). Mais pour disqualifier la philosophie de Villey, il faut nous expliquer en quoi la philosophie pluraliste est meilleure que la philosophie universaliste. Parce qu’elle est plus moderne ou acceptée par un nombre plus grand de modernes ? L’argument de la modernité et l’argument de la majorité ? Mais les Modernes ne sont pas nécessairement les plus développés, on l’a vu avec Galilée, faisant retour à Archimède et la vérité ne se décide pas par un vote. Dans les sciences comme dans la philosophie et même en art, ce n’est pas la loi de la majorité qui partage le vrai et le beau. Une belle œuvre n’est pas fatalement celle que le public applaudit à l’instant ; que l’on se rappelle avec la réception de Stendhal (je serai lu en 1880) ou de Baudelaire par leurs contemporains. Il ne suffit donc pas d’affirmer que Villey est chrétien, ou qu’il récuse une philosophie relativiste de valeurs. Quant à l’argument de relégation du « système », il est tout simplement positivement et principiellement un rejet de tout point de vue philosophique. Positivement : j’ai rappelé l’intitulé de la chaire de Michel Foucault, au XXe siècle, Histoire des systèmes de pensées, qui témoigne, si besoin était, que la recherche du système, c'est-à-dire de la logique, ne s’arrête pas au XIXe siècle comme le critique de Villey le prétend. Et principiellement, car toute visée rationnelle, toute logique (voir François Jacob, La logique du vivant), tend à l’organisation systématique de la compréhension, même lorsqu’on a renoncé à Hegel « le vrai est le tout », pour reconnaitre l’existence de sciences régionales.
[10] M. Villey, Réflexion sur la philosophie et le droit. Les carnets, édité par Marianne Frison-Roche et Christophe Jamin, préface par Blandine Barret-Kriegel et François Terré.
[11] Cf. Donald Kelley, Foundation of Modern Historical Scholarship, Language, Law and History in the French Renaissance, New York and London, 1970, et Blandine Barret-Kriegel, La défaite de l’érudition, Paris, PUF, 1988.
[12] Rabelais, (l’orthographe de la citation a été modernisée), Œuvres, Paris, 1922, Tome 3, pp.58-59.
[13] Cf, Blandine Kriegel, « L’Ecole française d’histoire politique à la fin du XIXe siècle », in Les chemins de l’Etat, Paris, 1986, p.213.
[14] D. Kelley, op.cit, J.G.A. Pocock, The Ancient Constitutional and the Federal Law, Cambridge, 1997,traduit en français, Paris, PUF, 2000. The Machiavellian Moment, 1975, trad. en français, Paris, PUF, 1987. Q. Skinner, The foundations of Modern Political Thought 1980-1992, traduit en français, Paris, Albin-Michel, 2001. B. Barret-Kriegel, Les historiens de la monarchie, Paris PUF, 1988, 4 vol.
[15] Brian Tierney, The Idea of Natural Rights, Atlanta, 1997. Annabel S. Brett, Liberty, Right and Nature, Individual Rights in Later Scholastic Thought, Cambridge, 1997.
La république européenne à la lumière dorée de la République de Hollande
La république européenne à la lumière dorée de la République de Hollande
« Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde…
Les soleils couchants
Revêtent les champs
Les canaux, la ville entière
D’hyacinthe et d’or
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière… »
Charles Baudelaire
Pour la première fois en Europe, pour la première fois dans le monde, une république d’Etat sortie des cités, une république capable de tenir tête et de mettre en échec le plus grand Empire européen, « les Espagnes » de Philippe II, s’était établie. Et ceux qui l’ont oubliée continuent d’en rêver comme le trésor perdu d’une enfance protégée, un soleilleux sommeil attiédi dans la lumière, la lumière dorée de la république hollandaise…
Grâce à un coup de foudre inattendu dans l’histoire de la pensée et des puissances politiques, l’épopée émancipatrice des Pays-Bas, « la guerre des Flandres », la grande révolte anti-espagnole et humaniste, « politique », autant que protestante, avec la participation décisive des élites pensantes de la république occidentale (principalement des Français), qui rentraient de plain-pied dans l’histoire, produisait un bouleversement de la politique mondiale. Il permettait l’instauration, en lieu et place du projet médiévaliste et césaro-papiste du grand Empire catholique, d’un début d’organisation consensuelle et républicaine, destinée à se perpétuer et à irradier durablement. Rayonnement immédiat, dans l’idée du Grand Dessein qui porte en germe l’instauration d’un équilibre européen et, à terme, d’une Europe pacifiée, illumination médiate dans l’influence qui ne tarira plus des idées et des expériences républicaines propagées par une philosophie politique nouvelle et une République des Lettres en voie de constitution.
Que doit-on retenir en effet de ce « voyage de Hollande » ?
D’abord, que l’acte de naissance définitif de la République des Provinces-Unies, signé à Munster, a été officialisé par les grandes puissances européennes, pour autant que la république elle-même était le produit européen d’une gestation continentale et non seulement locale. Les Gueux des Flandres sur terre et sur mer subirent l’occupation et animèrent la résistance que conduisait un Prince d’exception et des magistrats qui n’étaient pas décidés à se laisser tranquillement dépouiller. Et ils furent, à coup sûr, les héros de la république. Pourtant, sans l’Angleterre, la France, Genève et, de manière plus épisodique, sans les Princes protestants d’Allemagne, les velléités ou la temporisation de l’Autriche, les « revenez-y » quelque peu tordus de Venise et surtout sans l’élan de soutien des « scholars », humanistes et évangéliques, agents diplomatiques, Politiques, qui voyaient d’un œil bienveillant la révolte ou qui y étaient passionnément engagés comme dans leur cause commune, celle-ci n’aurait pu tenir si longtemps.
Cet accouchement européen se manifeste dans l’articulation tangible et visible de deux courants qui n’avaient pas la même origine et qui s’incarnent dans la dualité des Etats-Généraux et du stathouder, ou mieux encore dans la recherche désespérée d’un souverain même étranger aux provinces (Mathias, Anjou, Henri III, Élisabeth, Leicester). Le premier courant est issu des républiques médiévales avec leurs Etats-Généraux, leurs franchises, leurs libertés particulières nées des privilèges. Le second dérive de la république souveraine avec l’unification du corps politique par l’Etat puissance législative. La confiscation par la souveraineté des actes de guerre met fin aux divisions des guerres privées et instaure l’égalité des sujets citoyens devant la puissance d’une loi unifiée. Cet écart entre les deux traditions atteste de la différence d’origine entre le droit politique des cités, fondé sur l’association, le serment, l’assemblée, et celui des empires ou des royaumes, qui fonctionnaient déjà avec un système d’Etat. L’invention de la doctrine d’un Etat républicain, la grande innovation bodinienne qui paraît prendre forme d’un oxymore (comment pouvait-on réconcilier république et Etat ?), prête enfin aux républiques de cité l’appui et l’étais qui leur permet d’édifier ou d’annexer l’Etat dont elles avaient besoin pour se défendre contre les agressions extérieures et intérieures.
Qu’à partir de cette articulation il y aura néanmoins, selon que sera plus résistante ou plus pesante, ici, la tradition des cités ou, là, la tradition de la souveraineté, des voies légèrement différentes dans les républiques modernes est assez évident. Bien que les théoriciens de la république anglaise de l’Âge classique, comme Hobbes, reprennent eux aussi la doctrine de la souveraineté, il n’est pas moins vrai qu’à partir de Locke, qui lui aussi a voyagé en Hollande, c’est le courant machiavélien qui va l’emporter dans la voie anglo-américaine (Pocock), plus marquée par une renaissance encore médiévale (la Grande Charte), par la défiance vis-à-vis du monarque et par le lien direct entre les aristocraties et le peuple. À l’inverse, sur le continent, la république d’Etat souverain plus tardive progresse presque seule, avec Grotius, Pufendorf, Rousseau, et le schéma qu’elle organise repose sur l’association du souverain et du peuple, les élites aristocratiques étant mises à distance. Il est donc temps de rendre à chacun le sien et d’observer la part de vérité que comportent les différentes interprétations de l’histoire quelquefois divergente des républiques. Elles sont comme le complément nécessaire du théorème d’incomplétude qui caractérise chacune de leur évolution. Il y a une explication légitime de la naissance de liberté moderne par les privilèges, qu’on retrouvera chez Montesquieu et dans le courant aristocratique germaniste, jusqu’à Custine et Tocqueville, qu’on pourrait énoncer ainsi : une partie de la liberté moderne a pris son essor dans les cités médiévales et a été défendue bec et ongle par les élites (ou les corps intermédiaires). Mais il y a aussi une généalogie de la liberté moderne par la souveraineté qui n’est pas moins prégnante et qu’on peut résumer de la sorte : la liberté s’est établie dans les républiques modernes, quand on a unifié et mobilisé par l’unité de la loi l’ensemble du peuple et du corps politique… l’un et l’autre se dit (valablement) et se disent… en portant chacun une part de ce qui s’est effectivement passé. Cet écart signale que chaque tradition est affligée par un manque. La précoce République anglaise, libérale et aristocratique, exportant sans complexe son impérialisme outre-mer, demeurera longtemps méfiante vis-à-vis de la démocratie. La République française tardive, établie sur la souveraineté et la volonté générale, gardera dans la promulgation de la loi un décisionnisme césariste qui la fera aisément déraper de l’intérieur, vers l’Empire…
Revenons maintenant aux Provinces-Unies. Si les Pays-Bas furent près d’un siècle stabilisés dans leur régime républicain, la république en Europe fut, il faut bien l’avouer, rien moins que victorieuse, « recouverte – comme Nietzsche l’a dit de la Renaissance, comme un premier printemps – sous la neige ». Le rêve européen des derniers disciples d’Érasme fut achevé sans phrase pendant trois siècles par les chevauchées impériales, dominantes malgré tout et puissamment destructrices : la guerre de Trente Ans, ultime spasme encore victorieux d’une puissance habsbourgeoise déjà pourtant blessée à mort, où les Princes protestants allemands eurent à payer au comptant leur procrastination à se mettre d’accord entre luthériens et calvinistes, ou à aider les Pays-Bas, procrastination qui souligne leur alliance délétère avec le monde féodal ; la nouvelle tentative impériale française des Bourbon après le mariage espagnol de Louis XIV, qui fit tourner à la France la page de la tolérance vis-à-vis du protestantisme qu’Henri IV avait écrite en paraphant l’édit de Nantes ; et plus tard encore, le paroxysme impérial d’inspiration italienne de Napoléon Bonaparte, à la fin de la Révolution française, sans oublier la course à l’abîme de l’Allemagne jusqu’à l’apocalypse de 1945.
Durant cette longue et amère aventure de guerres et de violences qui elles-mêmes, contrairement aux espoirs d’un Hegel qui voyait dans la guerre le moment principal de la vie des peuples, n’accoucheraient que d’enfants mort-nés, la fécondité des idéalités politiques, nées à la fin du xvie siècle, s’est affirmée comme un contrepoint, d’abord fragile, une sorte de filet de voix ténu qui n’a cessé de s’amplifier. Car, partie et créée autour des Pays-Bas néerlandais, centre névralgique d’une véritable fusion politique et culturelle, nous assistons bien à la naissance, à ce moment-là, d’un véritable Big Bang, qui produira en Hollande, Rembrandt, Vermeer et Spinoza un siècle plus tard, mais qui permettra aussi le développement dans toute l’Europe de la philosophie politique classique. Exactement comme dans le Big Bang cosmologique qui en est presque contemporain, avec la formation de la mécanique classique de Tycho Brahé, Kepler et Galilée, s’élaborait en effet une sorte de calcul matriciel fondamental, où étaient déjà présents, comme autant de constantes algébriques, les formules et les chapitres qui allaient se déployer pleinement dans « la philosophie naturelle ».
Du corpus que nous avons isolé, les textes essentiellement français ou les écrits fondateurs de l’Indépendance des Provinces-Unies, les idées principales diffuseront irrésistiblement chez Grotius et Spinoza en Hollande, puis chez Hobbes et Locke en Angleterre, Rousseau et Montesquieu en France, dans la philosophie politique de l’Âge classique. Sa cartographie première se trouve donc, ensemble, chez Jean Bodin qui exhume de la bibliothèque cicéronienne, revue et corrigée par la pensée « antitribonienne », la notion de république souveraine ; chez Hubert Languet et ses associés qui proclament que Dieu seul est seigneur, disqualifient le roi (ou les Princes) de droit divin, pour qualifier le Prince moderne comme élu du peuple, et développent la doctrine du contrat nécessaire ; chez François Hotman, enfin, en qui s’incarne toute l’hostilité au droit romain qu’a manifestée l’École de Bourges pour instituer le thème germaniste de la nation.
Bodin et Languet sont tout entiers du côté du droit politique, Hotman tout entier du côté de l’histoire nationale. Dans le droit politique, Bodin tient apparemment le discours de la réalité avec la nécessité de la puissance souveraine, Languet celui de la vérité avec la justice requise du consentement. Mais le droit politique nouveau, commun à l’un comme à l’autre, n’aurait pas émergé sans la disqualification propre aux deux Français du droit romain et de l’esclavage. Tous ces thèmes se disposent dans la matrice d’une théologie biblique – marrane et protestante, mais aussi bientôt catholique – qui entend soumettre le pouvoir des rois à la volonté d’un Dieu, seul souverain véritable de la terre. Ses desseins demeurent scellés à jamais dans la finitude de l’expérience humaine, mais son règne ne peut être glorifié que par la participation de toutes ses créatures, même les plus humbles, à la réalisation de son projet. Ce que les cités marchandes avaient élaboré, une à une, mais comme des monades leibniziennes, sans portes ni fenêtres, l’insurrection légitime le proclamera comme un acte de piété ultime à la face des puissants, « Deposuit potentes de sede et exaltavit humiles », chanteront après cela et dans la même inspiration les grands poètes symphoniques de la Réforme que sont Bach et Haendel. Le droit à l’insurrection en découle : on peut combattre et déposer la puissance quand son règne n’est pas celui de la loi. De la légitimité de la révolte menée par des magistrats et des princes, même étrangers, et du droit à l’intervention hautement proclamé par Languet et pratiqué par Guillaume d’Orange découle une seconde posture politique : la nécessité d’une organisation consentie qui fait droit par conséquent à la représentation de tous, selon des arrangements eux-mêmes variables, mais qui, s’inspirant du droit de remontrance, conduiront au droit de suffrage, c’est-à-dire au parlementarisme moderne, lequel après un long passage corporatiste ou censitaire, celui des Etats-Généraux hollandais ou français, ou des Communes anglaises, tous enracinés dans une histoire politique longue d’intentionnalité anti-impériale, fournira irrésistiblement un fondement inébranlé au gouvernement démocratique.
Nous y insistons : le catalyseur de cette théologie politique renouvelée, fondatrice du droit politique moderne, de la république d’Etat moderne, c’est-à-dire de l’Etat de droit, c’est bien Bodin et ce sont les Français qui l’ont promulgué et élaboré : il s’agit ici, ni plus ni moins, de l’invention d’une forme politique originelle par laquelle la république, quels que soient ses gouvernements, monarchique, aristocratique ou démocratique, se réduit enfin à la loi unificatrice de l’Etat, la même pour tous, qui ferme, par le bas, toutes les prétentions des vieilles associations féodales qui distribuaient le pouvoir et la puissance et qui interdit, vers le haut, toute intervention d’un César-Christ transcendant, incarné au xvie siècle par l’union de l’Empire de Philippe II et de l’Église catholique romaine universelle. De quelle façon, selon quelles modalités, cette loi sera-t-elle promulguée (par l’arbitraire a priori d’une décision ou par l’arbitrage a posteriori d’un jugement), cela reste encore en suspens, mais en deçà de cet axiome de choix que donne le modèle de la république d’Etat. Et quelque soit l’importance ou le poids reconnus à la longue histoire de la république médiévale de cité, toutes les républiques modernes, aussi bien celles qui vont naître en Angleterre et en Amérique que celles qui se distribuent en Europe, seront tributaires de cette élaboration de l’Etat républicain. Toutes les républiques modernes (les républiques fédérales décentralisées de même que les républiques souveraines unes et indivisibles) posséderont un Etat. Toutes exciperont, au moins vis-à-vis des puissances étrangères, de leur souveraineté indépendante. Toutes, enfin, choisiront la loi pour arbitrer le choc des conflits. Toutes disposeront donc d’un Etat de droit. Sans doute sera-t-il plus facile aux républiques qui auront limité la prérogative royale, partagé la souveraineté entre les Etats-Généraux et un chef transitoirement nommé (ou élu), d’élaborer une doctrine de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs ouverte aux libertés, qui fera lourdement défaut aux républiques purement souveraines. Sans doute, encore, les républiques souveraines qui ont passé une alliance plus cimentée de l’unité et de l’indivisibilité du corps politique seront-elles plus sensibles à l’égalité des conditions et à l’émergence d’une citoyenneté partagée. Aucune de ces deux traditions ne détient, à elle seule, la clef de cette articulation qui permit l’avènement de la république moderne. Elle est bien, par son origine, pleinement européenne. Chaque république aura à apprendre de ses voisines, les unes pour donner une meilleure place au peuple, les autres pour limiter celle du Prince. C’est ainsi qu’après l’émergence de la première république moderne des Pays-Bas du Nord, qu’on va convenablement rebaptiser Hollande par métonymie, viendront consciemment ou inconsciemment se refléter et se ressourcer dans son incomparable lumière les républiques qui vont suivre, la seconde et éphémère République britannique, le Commonwealth cromwellien, fondé à son tour sur une common law jurisprudentielle et non sur un droit romain aprioriste. Ce Commonwealth puritain allié au souvenir des Provinces-Unies, érasmiennes et tolérantes, renaît tel un phénix de ses cendres dans la Révolution américaine de 1776. Et vient l’acte de 1789, préparé par des explosions prémonitoires, salué par Jean-Jacques Rousseau, à Genève, en Corse, puis au même moment au Brabant, dont se réclame aussi un Camille Desmoulin dans l’intitulé de son journal.
Est-ce tout ? Est-ce bien fini ? Existe-t-il une éternité de cette république pour les siècles des siècles ? Pas du tout, pas le moins du monde.
Au-delà de l’éternité, l’historicité ; au-delà du droit politique, la révolution nationale. Ici, marquons un temps d’arrêt qui signale un étonnement : c’est une idée reçue de l’histoire des idées politiques que si les théories de la souveraineté et du contrat (le droit politique) appartiennent à la philosophie classique, en revanche, l’idéologie de la nation procède du romantisme et ne s’est imposée qu’à l’époque contemporaine. À la vérité, il n’en est rien et ces doctrines (le droit politique et la nation) sont tout à fait contemporaines. Dans l’invention de la nation qu’inaugure un François Hotman, idéologue de la Réforme et des insurrections combinées des aristocrates protestants français et des Gueux de la mer hollandais, pour la plus grande gloire de la République genevoise et de l’Évangile, s’inaugure en effet une plongée historiciste différente dans sa nature du « droit d’insurrection » qui se réclame de ce qu’on nommera « droit naturel », fondement théologico-politique d’une inscription des droits fondamentaux et historiques, assignés le plus souvent par le droit coutumier dans une nature humaine jugée stable et capable de perfectionnement dans son concept même car créé à l’image de Dieu. Lui, Hotman, enracine la nation dans le fait. Il est le premier positiviste et le premier théoricien de la Révolution. Il trouve dans les « libertés germaniques », qu’il réinvente à partir des récits mérovingiens de Grégoire de Tours, une France pure et première, une France fondée par les Francs, non contaminée par Rome et qui trouve en elle-même, c’est-à-dire dans sa propre volonté souveraine, le fondement certain de sa puissance à la face du monde… « Les volontaires » de Valmy ne seront plus très loin. Ici, l’innovation de Jean Bodin, l’instauration de l’Etat souverain, jouera dans un sens plus destructeur et plus inattendu : la conjonction du volontarisme germaniste et de l’Etat souverain demeuré indépendant, des desiderata particuliers des différents membres du corps politique, ne peut qu’aboutir au sacre de la nation. Deux siècles plus tard, ce sera le parcours, à une vitesse presque instantanée, qui conduit à la proclamation solennelle des droits de l’homme, dans la transformation de l’Assemblée en un organe de dictature, d’un Comité de salut public, qui n’aura besoin selon ses propres termes ni de savants, ni de dissidents… Parvenue à cette impasse, la République deviendra en effet « incertaine », ainsi que je l’ai baptisée naguère, et le mouvement qu’elle instaure se trouvera, en effet, retranchée dans l’impasse machiavélienne et non, comme l’avait imaginée Skinner, dans sa prétendue solution. Car c’est l’apparition du podestat, originaire d’une autre cité, qui reprend, à nouveaux frais et en canalisant l’énergie républicaine qui s’éploie comme un torrent, le vieux projet impérial, tout simplement. L’essor de la grande nation est enfin arrivé et il se termine là où l’avènement de la république moderne s’était joué, au cœur des Pays-Bas historiques dans la morbide plaine de Waterloo.
Disons-le alors honnêtement, il y a bien sûr du continu dans l’expérience humaine et, en ce sens, la distinction aristotélicienne si limpide entre régimes républicains et régimes despotiques transcende en effet toutes les époques, ni plus ni moins que Pythagore, Thales et Archimède participaient déjà du même mouvement de pensée qu’Einstein, Niels Bohr, Hilbert ou Bourbaki. Mais néanmoins, ces géants physico-mathématiques ne procèdent pas en droite ligne de leurs devanciers grecs, mais de la révolution accomplie par Copernic et Galilée, sans lesquels l’entreprise de la cosmologie moderne perdrait ses fondements absolus, la mathématisation de la nature physique et la conception unifiée de mêmes lois régissant la mécanique de la terre comme celle des cieux, toutes notions encore inconnues des Grecs, comme des Égyptiens qui savaient pourtant bien se servir dans leur architecture du nombre d’or, comme de la constante π.
Il en va de même ici : l’obstacle épistémologique franchi aura été le passage de la république de cité, bien réelle celle-là, au concept de république étendue à l’ensemble du corps social, à l’échelle des grands ensembles politiques, cette république qui seule à nos yeux mérite le qualificatif de « moderne » et qui est à l’origine du mouvement de bascule décisif de notre monde. Faire ressortir ces entreprises totalement innovantes au premier balbutiement anti-aristocratique et anti-tyrannique de la cité grecque serait à coup sûr aussi inexact qu’imaginer que la république est née dans les cités médiévales ou que, au rebours, elle apparaisse entre Lexington et Valmy, de la conjonction des révolutions américaine et française des Lumières, de l’union de Jefferson et de Condorcet. Car il serait aussi faux, hélas, d’imaginer que la république a été toujours la même depuis le xvie siècle, qu’elle le sera aussi dans une éternité, pour les siècles des siècles.
Car si la république moderne naît en pensée et en acte lorsque se réunissent, comme dans une réaction nucléaire, ces deux piliers qui sont des composés hautement instables, le gouvernement populaire, issu des républiques de cité médiévales, et la souveraineté de l’Etat, élaborée dans les traverses des grandes monarchies occidentales en lutte contre l’Empire, elle est une réalité marquée comme les précédentes républiques antique et médiévale d’une même incomplétude… une idéalité festonnée par le rêve.
Certes, cette funeste union de la Révolution et de la nation, sous les auspices usurpateurs de la souveraineté, nous l’avons explicitement en Allemagne, tacitement en France ou en Italie, répudiée. Mais nous savons désormais, de l’examen historique de nos origines véritables, que tout cela était déjà présent dans la matrice initiale de l’instauration de nos républiques modernes à la fin du xvie siècle. Elle a aussi son historicité. Car, nous l’avons vu par ailleurs, le moment « Guillaume d’Orange » engendre deux grandes insurrections de la pensée : l’Etat de droit républicain et l’Etat fédéral unifié. La première finit par triompher, non sans impasses et tribulations à l’échelle de tout notre continent (car nos monarchies parlementaires, en Angleterre, en Espagne, en Belgique ou en Scandinavie, ne sont que des républiques comme les autres). Mais la seconde, en particulier l’idée d’une république fédérale européenne, nous le savons bien, se porte fort mal aujourd’hui. La monnaie unique, les divergences croissantes de comportements économiques de certains de ces pays périphériques notamment, tout cela l’irrite et risque de la désagréger. Ici, me dira-t-on, peut-être touchons-nous enfin au point de saturation de notre Big Bang mis à mal par les comportements à haut risque de la finance mondialisée.
Bref, nous voici arrivés aux problèmes actuels, trop actuels, de la république européenne d’aujourd’hui. Le croit-on vraiment, et ces problèmes ne seraient-ils que ceux de notre temps ? Hier déjà, les différents acteurs de la scène politique européenne s’efforçaient, chacun dans son camp, de rapporter la conjoncture qu’ils traversaient à des données plus simples, plus machiavéliennes. Les Princes protestants entendaient ne pas rompre la bonne entente avec les Habsbourg de Vienne, quitte à payer plus tard leur aveuglement initial du « solo funèbre » de la guerre de Trente Ans. Élisabeth Ire, longtemps redevable à Philippe II pour avoir été sauvée littéralement de la fureur de Marie Tudor, ne songeait qu’à préserver l’Angleterre de la guerre continentale et, sitôt Henri IV vainqueur, se tournait déjà vers son propre Empire outre-mer, où elle n’était pas sans redouter la concurrence de la libre Hollande ; Henri IV enfin, mieux disposé pourtant envers ses incontournables alliés des Pays-Bas, lorgnait déjà avec trop d’insistance sur la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Quant aux acteurs secondaires du drame, grands seigneurs demeurés catholiques du Brabant, réconciliés avec une monarchie espagnole attendrie en apparence par ses défaites successives, patriciens de Venise qui, sitôt les menées de Philippe II éloignées, ne songeaient déjà plus qu’à leurs affaires, républiques italiennes, à l’instar de Gênes, la première d’entre elles, résignées à voir triompher un principat qui enterrait leurs libertés, aussi sûrement que les Médicis de Florence qui les avaient fondées en devenaient désormais les fossoyeurs intéressés, que dire de cette mare aux grenouilles qui n’attendait qu’un roi à l’ancienne, Philippe III de Habsbourg, Louis XIV de Bourbon ou même George III d’Hanovre allié à Frédéric II de Prusse, dans le temps court de la prépondérance anglaise à la fin du xviie et au xviiie siècles ?…
Notre problème est peut-être beaucoup moins différent aujourd’hui de ce qu’il semblait être naguère. Car le grand dessein nous apparaît comme plus concret que jamais, grâce à l’obstination mémorielle de Sully. De quoi s’agit-il en effet, sinon, aujourd’hui comme hier, d’une union politique ? Celle-ci vint au xvie siècle de l’entêtement des humanistes unis par une même culture érasmienne à soutenir en Guillaume d’Orange le défenseur de la liberté de conscience et des libertés de l’Europe, car l’histoire appartient aussi de temps à autre, non aux forces profondes de la puissance politique, militaire ou économique, mais à des hommes disparates comme Hubert Languet, Philip Sidney, Philippe Duplessis-Mornay, Giordano Bruno, qui ont tenté de fédérer à l’échelle européenne l’union des grands esprits, sans parler des ombres immenses de Cervantès et de Shakespeare, un peu plus tard, qui déconstruisaient à leur manière la gloriole sanglante de la monarchie absolue, qu’ils finiront par vaincre sans doute brièvement, mais de manière décisive.
Demain, la conjonction des forces démocratiques républicaines dans les trois nations constitutives de l’Europe qui ont joué un rôle si grand dans ce voyage de Hollande, la France, l’Allemagne et l’Angleterre, devrait pouvoir s’opérer en bâtissant, comme le voulaient nos véritables pères fondateurs, oubliés ceux-là, à la différence de ceux d’outre-Atlantique, une Europe des républiques, prélude sans doute à une grande Europe républicaine. Nous le pouvons, si nous acceptons de ne pas recouvrir du manteau de l’oubli ce moment si proche de nous, où l’Europe s’arracha tout autant à la romanité antique qu’à la chrétienté médiévale pour bâtir un monde radicalement nouveau, un monde d’art – Vermeer –, de science – Galilée – et de morale politique – Guillaume d’Orange –, auquel nous sommes encore redevables de la pauvre gloire dont nous essayons, de temps à autre, mais légitimement, de nous prévaloir.
La philosophie du sujet
Le sujet souverain : c'est sous cette forme du souverain qu'on rencontre le sujet dans la philosophie politique classique ; le sujet contre les droits de l'individu. Toute cette dramaturgie du sujet politique appelé à la pose héroïque régnant par sa seule volonté dénaturée parce que refusant la nature. Ce personnage de transition, le sujet souverain, féodal-impérial aux deux tiers, moderne pour le tiers restant, est l'exact correspondant de la métaphysique du même nom qui proclame d'ailleurs que la politique est l'affaire du prince.
Mais nous en sommes sortis, mais nous l'avons quitté. Par la transformation de la philosophie classique qui, à la tyrannie du sujet, seul fondement de l'ordre politique, seul garant du contrat invoqué, a opposé une autre généalogie, celle des droits naturels de l'homme tels qu'ils ont été successivement énoncés par Hobbes, Spinoza, Locke, les trois grands philosophes XVIIe siècle témoins des deux grandes révolutions modernes, la révolution républicaine hollandaise et la révolution républicaine anglaise. Chez eux, à la différence du cartésianisme, l'individu est pensé dans l'homme et non dans le sujet. À la fin du monde antique, le souci de soi, les maladies du narcissisme, la dialectique du maître et de l'esclave corrompent et détruisent pour longtemps l'individu, tandis que surgit le fils de l'homme. Il faut donc refaire la généalogie de la Modernité constituée par Heidegger et reconnaître que les Modernes eux-mêmes sont séparés. Qu'est-ce que congédie Descartes avec la figure humaniste de l'homme ? C'est précisément l'inscription de l'individu dans le monde. Or, très précisément, la doctrine des droits de l'homme attribue des droits individuels naturels à l'homme. Cet individu, dont les droits sont proclamés comme naturels, la philosophie des droits de l'homme le pense lui-même comme objet naturel. Ou encor nous existons comme individus, et notre jugement moral est un jugement d'individu. C'est pourquoi, au jugement dernier ou à la fin de l'Histoire, nous serons encore jugés comme individus. Cet ensemble de droits, les droits de l'homme, le droit à la sûreté (Hobbes), le droit à la liberté de conscience (Spinoza), le droit à la propriété (Locke), et, pour tous, le droit à l'égalité, procède non d'une auto-instauration du sujet, non d'une auto-inscription du sujet dans sa liberté, non d'un pacte, d'une décision ou d'une convention, mais, à l'opposé, d'une reconnaissance de l'inscription du sujet dans la norme qui fait de l'individu un homme dépendant. La liberté n'est rien d'autre que la libération, c'est-à-dire la nécessité comprise. C'est une voie radicalement inverse, on le constate, de celle de la philosophie du sujet. Dans cette voie, on fait de la finitude humaine, non pas le tombeau de l'Être pour la mort, la déréliction, mais l'avènement du mode fini de la substance, parfaite en son genre. De l'homme au citoyen, la conséquence, alors, peut être bonne.
Le sujet devait aboutir, par l'héroïsation, à la négation du temps, à l'éternité (Simon Vouet, Le Temps vaincu). Ce qui était recherché dans le sacre du souverain, ce qui était espéré dans l'imperium semper est, ce qu'on voulait trouver dans les dignités qui ne meurent pas et dans toute la dramaturgie baroque des funérailles royales étudiées par les historiens, c'était moins la transmission et la filiation que l'éternité. La mort saisit le vif, le roi ne meurt jamais. Le roi est mort, vive le roi! que l'on peut transposer ainsi : il faut de la mort pour que vive le sujet. La philosophie du sujet, c'est-à-dire la philosophie du souverain déployée sur la formidable dénégation de la condition des assujettis : le monde, les choses, la nature, les autres. Le sujet ne meurt pas. Alors que, à opposé, ce qu’exaltent les philosophes hollandais, anglais et, chez nous, les mauristes, les oratoriens, les jansénistes, l'École française de spiritualité, c'est que l'individu, non le sujet, passe. Il passe la main, il laisse la place. Notre finitude n'est pas nécessairement un sujet d'affliction et de désespoir, une leçon des ténèbres, mais un sujet de joie et de transcendance qui est de l'ordre de la reconnaissance de l'organisation humaine comme située en Dieu ou dans la nature.
C'est de la même manière, dans un autre vocabulaire, dans l'idée de l'incarnation ascendante de la vie en Dieu ou du christocentrisme de l'École française de spiritualité qu'a été également affirmée, dans un langage théologique qui le laisse bien souvent inaudible aujourd'hui, l'idée que l'individu comme objet fini parvient à la perfection dans son genre en se pensant comme fini. Le corps glorieux est là, il n'est pas dans l'éternité. Il est dans la compréhension de notre caractère mortel, dans la reconnaissance de la transcendance de Dieu ou de la nature, et, une fois que ceci a été appréhendé, le philosophe ou le saint, le saint de la série des Acta et de la communion des saints, ne pensent à rien moins qu'à la mort, et leur méditation est une méditation, non de la mort, mais de la vie. Ce qui signifie que, dans l'instauration de la loi, non seulement il ne faut pas déclarer que la loi est infaillible parce qu'elle serait le produit de Dieu, mais, à l'opposé, que la loi, loin d'être un aérolithe coulé dans le bronze, une kaaba tombée du ciel, est une création continuée et approchée des hommes à travers l'Histoire. De là, la jurisprudence dans la common law comme dans la casuistique ou la conviction qu'une assemblée d'hommes, une réunion de prudents valent mieux qu'un législateur isolé. Et cette transposition d'une loi naturelle s'imposera pour les objets économiques eux-mêmes avec Adam Smith, professeur de sciences morales à Édimbourg et presbytérien avare autant qu'avisé. L'ensemble des Écossais sagaces calculant leurs intérêts personnels sur le marché a plus de chances d'aboutir à des résultats rationnels qu'un seul sujet planificateur soviétique. La jurisprudence, l'économie de marché, l'Assemblée nationale, l'alternance qui doit faire surgir de nouvelles terres et fleurir de nouveaux projets, c'est-à-dire laisser la place à d'autres, c'est-à-dire instituer le passage de relais des individus à d'autres individus de manière à ce que le pouvoir ne se concentre pas dans une seule main, la désacralisation du pouvoir laissent l'homme seul avec sa conscience religieuse et philosophique qui fait surgir la loi morale comme éthique distincte de la politique, tout cela manifeste la victoire partielle mais certifiée, philosophiquement limitée mais avérée, d'un point de vue supérieur qui est celui des droits naturels de l'homme sur les droits du sujet, dans une partie de l'Europe.
Nous en sommes encore là. La victoire a été âprement disputée, le succès a été chèrement acquis, il n'est encore que très partiel, philosophiquement. Il serait faux de penser que les droits de l'homme l'ont emporté. Ils ont été largement dominés par ceux que Spinoza appelait, lors de l'assassinat de Jean et Cornelis de Witt, Ultimi barbarorum. La philosophie du sujet est la philosophie des barbares. Laissons Jean de Witt et son corps ensanglanté sous le triomphe de longue durée du parti orangiste et revenons à sa doctrine qui a gagné en Europe avec le Stathouder, qui s'est déployée avec Napoléon,. qui a envahi le continent avec le romantisme allemand et, finalement, qui a culminé avec le IIIe Reich et ses riches heures métaphysiques. Revenons à la métaphysique. Il serait trop facile en effet, à la manière de Charles Andler, d'Edmond Vermeil ou de Robert Minder, ces bons maîtres que nous révérons, de considérer néanmoins que tout est réglé lorsqu'on a mis sur le dos du seul mauvais objet, l'Allemagne, des travers qui ne sont que trop les nôtres, des errements qui sont ceux de toute la culture européenne dé Descartes à Fichte. La philosophie de la liberté en apparence, la philosophie du sujet assujetti en réalité. La liberté métaphysique heurte ici en effet perpendiculairement la loi morale et les droits politiques. Pas un néo-cartésien qui les assume ou les défende. Où est donc le vice, où gît donc l'erreur de cette philosophie ? Pourquoi la philosophie du sujet bannit-elle résolument l'accès à la pensée du citoyen comme individu ?
En ceci que l'individu n'est pas conçu comme résultat mais comme origine. Le renversement de la philosophie du sujet et de la conscience est de faire de la conscience de soi le principe organisateur du monde et non l'inverse, au lieu de rapporter la conscience à ses données objectives. Le sujet organise, à partir de la conscience, le monde. Il s'agit là, comme je l'évoquais plus haut, d'une sortie, mais d'une sortie à mon sens manquée des troubles philosophiques issus de la révolution scientifique classique. Dès lors que, comme le dira si pertinemment Kant, il n'y a que des objets appréhendés dans le divers sensible par concept, ou, comme nous l'enseignait le maître de notre jeunesse, dès lors qu'il n'y a que du concret de pensée, nous n'avons jamais affaire qu'à des pensées et à des théories; dès lors que nous naviguons dans un monde purement et totalement spirituel et que notre périple est celui d'une représentation à une autre qui ne l'est pas moins que la première, nous sommes toujours pris dans le réseau du temps, de l'espace et du langage. Et c'est donc le sujet qui choisit et c'est le sujet qui, à partir de la certitude du cogito, reconstruit dans le chaos des ordres élémentaires successifs et jamais achevés. L'inflexion n'est pas seulement celle de la substance qui devient sujet, comme le dira Hegel plus tard, c'est d'abord que la substance s'est invaginée dans le sujet. Braudel parlait d'économie-monde, la philosophie du sujet est la philosophie d'un sujet-monde, d'un sujet-être. Revienne donc notre question. Cherchons la faute, où est le hic ?
C'est d'avoir échangé la lumière et les ténèbres, c'est d'avoir transformé le doute. Pour Spinoza et pour Leibniz en effet, le début de la connaissance n'est pas le commencement de la philosophie: « Habemus enim ideam veram. » La philosophie du Deus sive natura débute par l'idée vraie, alors que la philosophie du sujet prétend imposer la vérité aux objets. Le monde est noyé, la nature est naufragée, l'Univers est disqualifié. L'être au monde n'est jamais né. Il n'y a ni homme, ni femme, pas de nature humaine, pas de sexe, rien que de la volonté. L'humain n'apparaît comme réel qu'avec le je pense. Pour la philosophie de l'individu, celle de Spinoza encore une fois comme celle de Leibniz ou celle de Mabillon, le vrai — en Dieu ou la nature — existe toujours antérieurement. Dans la raison de l'idée vraie adéquate, nous abordons un autre genre de connaissance, mais la force du point de vue de la philosophie théocentrique est de montrer que la substance existe antérieurement et• intégralement, qu'elle est toujours déjà là parce que nous sommes nés. L'appréhension du monde est le fondement même de notre savoir. Là où la philosophie du sujet porte un doute sur la création, la philosophie de la nature classique commence par affirmer le monde comme existence et l'individu comme doute. Disons-le autrement. C'est le monde qui est infini et c'est la créature qui est finie. Le monde comme existence, l'individu comme doute. Comme il est certain que nous passons d'une connaissance à l'autre — ceci est indiscutable —, il est certain également que seul l'individu peut être capable de discerner. Le jugement est un discernement, un choix opéré dans la vectorialisation et la finitude. Mais le choix est fini. Aussi bien, même la connaissance la plus humble, le premier genre a encore un prix, tel le préjugé ou telle l'habitude. Hume, Burke le répéteront à leur tour avant que Lévi- Strauss ne dise que les énoncés de la pensée sauvage sont aussi des connaissances. Tl n'y a pas d'ignorance, il n'y a que des étagements de la connaissance. Saint Thomas reprenant à Maïmonide et Averroès la distinction aristotélicienne de l’intellect actif de l’intellect passif n’y est pas pour rien.
Pour revenir à l' orientation fallacieuse de Heidegger et à son interprétation de la philosophie des Modernes, on comprend que, dans cette confrontation des philosophies du sujet et des philosophies de l'individu – Descartes versus Hobbes, Spinoza, Locke –, chez Spinoza et bientôt chez Leibniz, l'individu et la monade soient pensés par et avec l'énergie – le conatus –, la puissance, mais que précisément la force, ou, plus exactement, la force elle-même, comme dans La Guerre des Étoiles, soient pensée par les philosophes de l'individu par-delà l'individualité; et que faire de l'individu, du sujet l'expression de la volonté de puissance, c'est précisément heurter perpendiculairement une conception vitaliste de l'individualité au sens canguilhemien et bergsonien du terme, de la nature et de la vie. L'individu est inscrit dans un champ de forces qui le dépassent de tous côtés. S'il y a un doute métaphysique qui est porté par cette philosophie réaliste, ce n'est pas sur le monde qu'il pèse, mais, avec Pascal, c'est sur l'homme qu'il se pose. De ce courant procède évidemment la psychanalyse moderne. L'homme lui-même n'est pas accompli. Pour s'accomplir, il doit non pas se subjectiver, mais s'individuer. Lorsque Freud, par une étrange et singulière association avec la métaphore hollandaise, dit que «là où était le ça, comme dans l'assèchement du Zuyderzee – c'est le terme qu'il emploie – expressis verbis : le je doit advenir », il fait très exactement allusion à la trajectoire spinoziste de l'individuation. L'individu, né de l'homme, est en effet un profond mystère. L'émergence de l'individu est un réel problème à penser. Une énigme qui doit être résolue. Et sur laquelle Spinoza s'est penché et dont il traite dans le quatrième et le cinquième livre de L'Éthique. L'individu n'est pas la substance mais il en procède selon une forme originale et problématique. Si l'individu ne se règle pas sur l'éthique qui elle-même est une connaissance, s'il n'ordonne pas son droit naturel à la loi naturelle, s'il n'est pas capable de soumettre les passions tristes à la force supérieure des sentiments joyeux – Freud dira : si le ça ne devient pas moi –, il ne passera ni au deuxième genre de connaissance – la connaissance par les causes et la morale courante - et moins encore au troisième genre qui le débarrassera des préventions du sujet et le réintégrera dans un monde lui permettant d'être pleinement et totalement un individu. C'est dans ce renversement que se retrouve le jansénisme pascalien, qui lui aussi combat la liberté métaphysique et le déni de la Grâce suffisante chers à la Compagnie pour rappeler la toute-puissance de la Grâce efficace, et qui, dans le même temps, affranchit l'individu chrétien de la fréquente communion et de la fréquente confession pour le restituer à un Dieu avec lequel il communique singulièrement puisqu'il se trouve entre les deux infinis.
Faire du sujet le producteur de la puissance, voilà la faute et le raté de l'individuation. La puissance, la force, l'énergie, l'action, l'acte, l'actualisation vont et viennent. Jamais stables, ils ou elles approchent un individu et s'en retirent, traversent les sujets qu'ils ou elles portent ou affaissent . Comme le dit la Bible, au juste tu reprocheras son injustice et au méchant tu rappelleras sa bonté. L'acte moral va et vient. Personne d'autre que Dieu ou la suite de l'Histoire ne détient le jugement ultime du bien et du mal, et chaque individu demeure à jamais enseveli sous un voile d'ignorance, marqué par le doute et la faiblesse. Il n'y a pas de substance dans l'individualité. L'individu n'est pas une substance, il est un mode. Il y a une intentionnalité, une vectorialisation de l'individu qui agit dans un champ de puissance. La mauvaise individuation conduit toujours à incarner la force dans l'individu, à en faire la belle brute blonde, le surhomme, l'homme qui doit être surpassé alors même qu'il ne lui faut que s'individuer. Le sujet se veut souverain. Il ne demeure que seigneurial, maître et possesseur.
Si les hommes ne sont pas des choses et ne se possèdent que par institution, comme l'a dit Pufendorf, le rapport de maîtrise et de possession fait déjà problème entre les hommes. La dimension morale ne réside pas dans la surhumanité, mais seulement dans la tentative de l'homme d'être un individu (« Tu seras un Homme, mon fils »).
Le doute sur le monde porté à ses ultimes conséquences par Fichte dans l'ordre métaphysique – abolition de la distinction entre entendement et raison – et dans l'ordre politique – ostracisme des droits de l'homme au nom du droit du peuple – ferme à jamais la voie de l'individuation et reconduit dès lors par la porte du sujet à l'enfer de la sujétion. L'insertion abusive de la force dans le seul lien de subjectivité transforme la puissance en domination. L'idée de la maîtrise et de la possession de la nature propulse fantasmatiquement l'homme dans un deuxième monde, un hors de la nature qui néantise son origine naturelle. Alors que pour comprendre et transformer la nature, l'individu n'en est pas moins une partie de celle- ci. La génialité de Heidegger est d'avoir compris ce que cette philosophie du sujet tout-puissant avait de fallacieux; et, comme il le dit dans son langage, d'inauthentique; et son intelligence est d'avoir tenté, à partir de là, d'en ruiner le fondement en pratiquant le retour aux Dieux, à l'Être, en dissolvant la philosophie du sujet. Heidegger conclut alors à l'extrême abaissement d'un sujet toujours figé dans une préoccupation ontique, et s'autorise par là à rabattre toutes les philosophies modernes les unes sur les autres et, en revenant à l'ontologie pré-socratique, à détruire non seulement le sujet, mais aussi l'individu, enfin, pour faire bonne mesure, l'homme. Chez Heidegger, il n'y a plus d'individu, mais est néanmoins conservée entière la structure de la philosophie du sujet embarqué, seul, mais coupé de son fondement ontologique. Désormais, l'acte héroïque, au lieu d'être l'expression de la maîtrise parfaite, n'est plus que la manifestation de la déréliction. Il est retourné comme un phénix qui renaît de ses cendres. Il redevient l'engagement tragique.
Nous en sommes là. Reste-t-il une possibilité de construire une philosophie de l'individu? Certainement, mais la condition est d'en comprendre l'humanité davantage que la subjectivité et de saisir comment l'homme est individué. L'individuation commence par le sexe. L'humanité est homme et femme, accidents non séparables (Aristote). Elle se poursuit par l'affirmation des singularités concrètes. La nature de l'homme est précisément de ne pas être un de ces terminaux d'ordinateur que sont dans leurs différences spécifiques les animaux, dont les réactions écologiques sont collectives. Alors que, à l'opposé, l'homme approfondit indéfiniment son individuation et sa capacité de créer. Pas deux feuilles d'arbre semblables sans doute, et le comportement humain est un point d'aboutissement de l'individuation radicale, c'est-à-dire le développement de talents propres et singuliers de l'individu au sein de l'espèce. Le génie ici s'oppose non au genos, à l'engendrement, mais à l'union cimentée par le seul genre. Le propre de l'homme est l'individuation. Comme il est dit dans la Genèse à Abraham: « Va au loin, va pour toi. » Si le régime politique qui est adéquat à l'individuation est celui de la république démocratique, c'est parce qu'elle est le produit de ce que chaque individu a de spécifique. L'idée que chaque individu dans sa vie singulière est unique, précieux, aboutit au droit à la -' sûreté et à l'ensemble des droits individuels. Soit, chaque individu a droit à son corps propre, chaque individu a droit à sa liberté de conscience, chaque individu a droit à ses propriétés, chaque individu a droit à l'égalité et à la poursuite du bonheur.
Entretien entre Alexis Lacroix et Blandine Kriegel
Alexis Lacroix : Dans votre génération, Blandine Kriegel, il y a eu une redécouverte massive des Droits de l’homme, mais son corollaire a été la réadhésion d’une partie de votre génération au libéralisme politique. En quoi votre travail, finalement, s’est-il inscrit dans une certaine marginalité vis-à-vis de ce courant dominant de votre génération ?
Blandine Kriegel : Oui. Vous avez raison, à un détail près. Le parcours qui va de Marx à Tocqueville a d’abord été celui de la génération précédente (Aron, Furet) et ce n’est que plus tardivement qu’une partie de la génération 68 s’est ralliée au libéralisme de ses aînés. Mais reste néanmoins un courant républicain (B. Kriegel, P. Birnbaum, D. Lidenberg, Régis Debray) avec des nuances différentes appuyée sur des travaux tels ceux de Mona Ozouf, Elisabeth Badinter ou Dominique Schnapper. Mais il est vrai c’est que cet intérêt pour la République a été en quelque sorte « récessif ».
J’ajouterai que les droits de l’homme n’ont pas comme origine, le courant libéral, mais le courant républicain avec l’Ecole du droit de la nature et des gens (de Vitoria à Rousseau en passant par Hobbes, Spinoza, Locke) . Sans doute les libéraux qui défendaient les libertés individuelles s’y sont ralliées, ex post. Pourtant, pendant tout le XIXe siècle, malgré le poids des penseurs libéraux du XVIIIe siècle (de Constant à Guizot) ceux-ci n’ont pas inscrit les droits de l’homme dans le droit constitutionnel où ils ne figurent que depuis 1944 grâce aux républicains. De même, dans notre génération j’ai été l’une des premières à réétudier les droits de l’homme (je ne pensais pas qu’ « ils n’étaient pas une politique »). Beaucoup n’y sont toujours pas ralliés.
Je ne me suis pas inscrite dans ce qu’on appelle le libéralisme classique pour une raison simple, c’est que le libéralisme, en particulier sous sa forme française, mais c’est vrai également sur le plan international, comme d’ailleurs Quentin Skinner ou J.A.G. Pocock l’ont souligné à leur tour, est un courant qui, comme je l’ai dit, s’intéressait à la société, à l’économie et peu au politique. Or ce que d’emblée, je cherchais à comprendre parce que c’était le sujet de ma thèse sur l’histoire et le rôle que l’Etat y jouait, c’est le politique et donc je me suis pas tournée vers l’Etat et le politique et non vers la société. On peut aborder le politique en estimant, dans un paradigme assez commun au marxisme et au libéralisme, que le politique n’est jamais qu’une superstructure de l’économie et de la société. Je pense pour ma part qu’il existe une consistance et une indépendance du politique et qu’elle est double : .le politique repose, soit sur la force, soit sur le droit. Je me suis donc intéressée au droit politique et à une histoire qui est le socle de la philosophie politique de l’Etat de droit et de la démocratie.
A. L. : Il y a une question qui me taraude étant un spectateur engagé de notre époque. Pourquoi par exemple une revue tocquevillienne, en diable, qui a accueilli tous les néo-conservateurs américains, notamment la revue Commentaire, n’a-t-elle pas fait plus de place à la réception de votre travail ?
B. K. : Il faut le demander à la revue Commentaire… Mes réflexions ne relèvent pas du néo conservatisme mais de l’Ecole française d’histoire politique, juridique et philosophique trop longtemps ou trop souvent oubliée. Ceux qui ont accueilli mon travail, ce sont les philosophes, (Desanti, Canguilhem, Foucault) ,les historiens, après André Burguière, Fernand Braudel a salué mon premier livre l’Etat et les esclaves ; Claude Nicolet, Pierre Chaunu, François Crouzet ou Roger Chartier c’est-à-dire tous les historiens qui s’intéressaient à l’histoire politique. Mais aussi évidemment les juristes (M. Villey) et les politologues, en France comme à l’étranger . Mais le courant libéral naguère, en France, très lié à la lutte contre le communisme soviétique, avait autre chose à l’esprit. Il n'y avait pas d’hostilités entre lui et moi. Je suivais le séminaire d’Aron et de Furet, je connaissais beaucoup d’éminents penseurs dans ce groupe, dont certains avec lesquels j’entretenais des rapports d’amitié mais dans la mesure où ils ne s’intéressaient ni n’étudiaient le droit politique, ils ne voyaient guère à cette époque, l’intérêt de mon travail. Pourtant aujourd’hui, il existe des libéraux républicains telles Mona Ozouf et Dominique Schnapper.
A. L. : Dans les années 80 vous avez endossé le rôle d’intellectuelle engagée avec aussi des missions d’action publique. La Présidence de la République, sous la forme de deux Présidents, François Mitterrand et Jacques Chirac, a-t-elle été pour vous une instance d’appel pour ce désintérêt de certains de vos aînés ? A l’époque, quelle est la réception de votre travail naissant sur l’Etat de droit au sein de ce personnel politique que vous allez avoir l’occasion de croiser alors et ensuite dans les années 90 et 2000 ?
B. K. : Les missions de conseils dans l’action publique ne relèvent pas tout-à-fait de l’engagement intellectuel. Une instance d’appel, peut-être. Pour en faire un bilan schématique, en mettant de côté les politologues, les juristes, les historiens, ce qui fait déjà pas mal de monde qui s’intéressait à la généalogie de la politique moderne et m’a permis de faire une carrière universitaire honorable, mes recherches n’ont pas exercé dans la société française, l’influence intellectuelle que j’espérais. En revanche, à l’étranger, j’ai été invitée dans toutes les grandes universités du monde. Grâce d’abord à l’Institut International de Philosophie Politique, puis à la Société Française d’Histoire du Droit et plus tardivement à l’Association des Sciences Politiques et à l’Association des historiens des Idées politiques. Sans eux, je n’aurais pas fait le tour du monde. Quand je regarde les comptes-rendus universitaires de mes travaux, ils sont encore beaucoup plus nombreux à l’étranger qu’en France. D’une certaine façon je considère en effet que les résultats de mes recherches ont été mieux accueillis d’emblée par de grands responsables politiques inscrits dans la tradition républicaine, que dans les médias ralliés à la pensée libérale.
A. L. : Qu’est-ce qui, dans votre pensée, s’est transmis aux deux Présidents que vous avez conseillés, François Mitterrand et Jacques Chirac ? Les avez-vous influencés ?
B. K. : Je ne dirai pas que j’ai « influencé » ni François Mitterrand ni Jacques Chirac. Ils étaient tous les deux des hommes de vaste culture, centrés certes sur des intérêts différents et ma rencontre avec eux s’est faite précisément parce que mes propres convictions rejoignaient les leurs. C’est-à-dire la défense de l’Etat de droit et des libertés chez un homme comme Mitterrand, auquel j’ai rendu le rapport sur l’Etat, de la Mission qu’il m’avait confié, et plus longuement avec Jacques Chirac à la Présidence de la République. Ils avaient depuis longtemps leurs idées propres, tangentes à celles que j’ai développées plus tard. Tous les deux avaient connu la Seconde Guerre Mondiale, Jacques Chirac était plus jeune, mais l’un et l’autre avaient largement accepté, (même s’il y a eu des oppositions politiques entre François Mitterrand et le Général De Gaulle), l’Union nationale qui est née de la Résistance, contre le déclin vichyste. Malgré leur formation différente, ils étaient tous les deux des républicains démocrates, soucieux du peuple et de la place de la France dans le monde. J’ai eu la chance de les compter très vite comme lecteurs, et ce que j’avais pu écrire, résonnait avec leurs propres convictions. Il est vrai que je faisais retour à la République…. alors que ce n’était pas la mode.
A. L. : Au cœur de l’action publique, il y a les années que vous avez passées auprès de Jacques Chirac. Le lien personnel que vous aviez avec lui était assez étroit, de confiance et de respect mutuels, il vous a écouté sur de nombreux sujets, notamment sur les politiques de l’intégration. Il vous avait notamment confié la présidence du HCI comme le souhaitait François Fillon. Est-ce que vous avez le sentiment, dans l’action publique, d’avoir fait progresser les idées de cet humanisme civique qui vous est cher ?
B. K. : Je dirais oui sur tous les points où mes propres idées rencontraient les leurs. C’est-à-dire la défense de l’Etat de droit et la volonté de démocratie chez un homme comme François Mitterrand. Dans une durée prolongée tout au long de son Quinquennat avec Jacques Chirac qui avait une conception républicaine de l’intégration, opposé au communautarisme. Jacque Chirac était un homme extrêmement ouvert à la pluralité des cultures et il l’a montré dans l’admiration qu’il vouait aux peuples premiers. Mais il était aussi très conscient des particularités historiques de la France et du fait que l’on ne peut pas remonter le cours de l’histoire. Nos convictions personnelles s’accordaient et il m’a laissé de la latitude pour agir. En particulier au moment de la loi sur le voile, de la définition des grandes politiques d’intégration, des droits de l’homme ou d’autres questions sur l’Ecole et l’Ethique sur lesquelles j’ai pu être sollicitée. J’en suis très heureuse, parce que la politique de Jacques Chirac a été beaucoup plus subtile qu’on ne le reconnait généralement et qu’elle a épargné à la France des années de troubles que nous voyons surgir aujourd’hui depuis l’arrêt de cette politique.
A. L. : Vous évoquez l’arrêt de cette politique. Dès 2006-2007, nous avons eu l’occasion vous et moi d’en discuter à l’époque, on sent que la droite change progressivement sur le plan idéologique et il y a l’influence grandissante de représentants en son sein de la Révolution conservatrice. Est-ce que vous avez perçu la nouveauté du phénomène et est-ce que vous avez le sentiment, une quinzaine d’années après, qu’il y a une double menace qui pèse sur le républicanisme avec d’un côté, du côté gauche pour ainsi dire, les pensées de la révolution sociale qui sont très présentes pour le champ italien par exemple avec de brillants esprits comme Giorgio Agamben, et de l’autre côté, en France, des penseurs de plus en plus influents de la Révolution conservatrice qui ont poussé leurs pions progressivement au sein de la droite française ?
B. K. : Si vous me permettez, de confronter mon témoignage avec celui d’un témoin réfléchi comme vous, Alexis, je dirais ceci : pour moi, le point de départ de l’inflexion décrite a pour origine ce qui ne s’est pas passé dans la Gauche. La Gauche aurait dû revenir à un programme de démocratisation de la République. François Mitterrand a d’abord voulu renforcer la social-démocratie en appuyant les politiques de Jacques Delors et de Laurent Fabius comme en défendant la politique internationale occidentale et la construction de l’Europe et l’extension, en France, de l’Etat de droit. Mais l’équilibre des forces sur le plan national et international, la pression de certains de ses conseillers, la loi du nombre l’ont retenu d’aller plus loin. La gauche a donc conservé son logiciel marxiste. Un bénéfice en a été qu’un certain nombre d’anciens militants trotskistes, qui venaient de la jeunesse y sont entrés en masse. Mais l’inconvénient majeur a eu pour conséquence que tous ceux qui, dans ma génération étaient déjà résolus à préférer la démocratie à la Révolution, sans se rallier au « libéralisme » anti-démocratique de la génération précédente, ont été affaiblis. Le résultat du maintien de la philosophie de la Révolution a été la réapparition de l’extrême gauche et de l’extrême droite qui se rejoignaient sur nombre de points. Remarquez en effet, que le déploiement des thèmes de la Révolution conservatrice provient de Toni Negri, Giorgio Agamben, Alain Badiou qui sont tous des penseurs situés à l’extrême gauche. C’est eux qui ont ouvert les vannes où ont ruisselé à flot les idées de Carl Schmitt, (le dirigeant de juristes nazis), et d’autres thématiques identiques. Pour l’extrême droite qui ne faisait que passer clandestinement certaines de ces idées, quelle chance ! Même si heureusement, grâce à quelques grands juristes comme François Terré, Carl Schmitt est maintenant plus discuté.
A. L. : Justement, Carl Schmitt a été porté en majesté. Je me souviens d’un ami que j’aimais bien comme Daniel Bensaïd et c’est vrai qu’il faisait un usage apologétique de la pensée de Carl Schmitt justement pour subvertir le capitalisme mondialisé. Dans les années 2000, au Figaro, c’était le discours qu’ils portaient. Après, ce qui m’intéresse, c’est la perception que vous avez eue de ce qui fermentait aussi à droite, parce que au fond la droite gaulliste classique quand vous étiez en responsabilités a été doublée par une autre droite qui a progressivement réhabilitée les idées qui sont celles de la Révolution conservatrice. Est-ce que vous avez une perception en direct de cette mutation ?
B. K. : Ce qui m’a frappé c’est que le socle philosophique de la Révolution conservatrice qui repose sur la philosophie de Heidegger s’est maintenu dans la philosophie française. Heidegger, en dépit de toutes les preuves sur son engagement nazi qui se sont accumulées depuis plusieurs années a continué d’exercer une grande influence. Ce qui était pire encore, c’est le retour de Kantorowicz et de ses idées impériales dans les sciences humaines ainsi que d’un certain courant nationaliste. Pourquoi de telles idées sont-elles réapparues ? Tout simplement parce que la génération intellectuelle qui nous précède a justement critiqué le communisme et le totalitarisme et qu’elle nous en a convaincu. En revanche elle a laissé inentamé l’examen de la Révolution conservatrice qui se trouvait trop loin de son horizon, (à part quelques exceptions comme celle de J.P. Faye et Pierre Bourdieu par exemple, , mais hélas ceux-là ont été rapidement marginalisés). Aujourd’hui nous traînons le retard de cette critique des philosophies de la catastrophe.
A. L. : C’est absolument passionnant. Vous avez raison, au cœur d’une partie de la philosophie allemande anti-Cassirer ou anti-Weimar, il y a les philosophies de la catastrophe. Il y a une fascination pour une forme de katechon comme disait Carl Schmitt, d’ailleurs vous l’aviez rappelé dans une circonstance où nous étions ensemble : c’était le grand colloque international que Bernard Henri Lévy avait organisé en 2015 sur Heidegger et les Juifs. Justement, rétrospectivement, ce colloque a marqué un tournant dans les études heideggériennes incontestablement, quel est le bilan que vous tirez de ce colloque ?
B. K. : Il n’a pas été ce qu’il aurait dû être. La vérité est que la mise au pilori d’Heidegger, a été effectuée majoritairement par les allemands puisque c’est Peter Trawny qui a été l’éditeur des Cahiers noirs ; dans les courants de la philosophie française enracinée dans l’heideggerisme, malgré le caractère explosif du dernier Cahier noir où Heidegger persiste et signe pour exprimer en langue vernaculaire – en allemand courant dans le texte - son abject antisémitisme, on a préféré une fois de plus, malgré les travaux indiscutables d’Emmanuel Faye, ne rien écouter, ni rien entendre.
A. L. : Huit ans après vous diriez que le lacis de cette résistance est en train de fondre progressivement ?
B. K. : Je dirais qu’il est plus difficile de défendre Heidegger après la multitude de travaux convergents qui ont démontré la profondeur de son engagement nazi ainsi que les orientations populistes et antilibérales de la Révolution conservatrice. On a traduit les derniers Cahiers noirs en français sans faire beaucoup de bruit. On est obligé de trouver de nouveaux appuis en philosophie.
A. L. : Les nouveaux appuis viendraient de quelle philosophie ?
B. K. : La mienne, même si elle est encore inachevée. On a besoin d’une philosophie qui soit amie, non ennemie et cohérente avec la philosophie politique des démocraties modernes, autrement dit, des républiques démocratiques. Pour l’élaborer, il fallait revenir à sa généalogie véritable qui ne date pas seulement des Révolutions du XVIIIe siècle.
A. L. : De quoi s’agit-il ? Quelles recherches ?
B. K. : Comme je l’ai fait : prendre connaissance de la tradition des historiens et philosophes enseignants en Alsace (Droz, Brunschvicg, Ayrault). Ils ont dénoncé d’avance les conséquences du pangermanisme ; s’informer du détail de la mise en cause de la conception impériale germanique du développement politique, faite par l’Ecole juridique française de la Renaissance au XIXe siècle et de leurs arguments, relayés par Michel Villey, Claude Nicolet, Robert Derathé. On ne peut le demander à tous ceux qui préfèrent la répétition à la recherche. Mais au moins, on aurait pu s’aviser de comprendre ce que nous exposait maintenant, les sciences humaines anglo-saxonnes, à savoir qu’un mouvement républicain a coexisté avec le courant libéral et qu’il détermine la généalogie de nos démocraties. Comme l’ont mis en lumière Donald Kelley et les études accomplies par Pocock, par Skinner. En France, cette tradition rencontre encore une résistance parce qu’il est vrai qu’une majorité, en particulier sur le plan médiatique, s’est ralliée finalement au libéralisme des aînés. Je considère que l’incompréhension de mon travail, heureusement partielle, est un des symptômes nets de cette résistance. Et j’en profite pour dire que l’absence de traduction en français de l’œuvre fondamentale du grand Donald Kelley est dommageable pour nous tous.
A. L. : Qu’est-ce qui est demeuré incompris selon vous ?
B. K. : Que la démocratie moderne ne se résume pas au libéralisme. S’il s’agit de l’économie non entièrement dirigée ou des libertés individuelles garanties, nous sommes tous libéraux et j’en fait partie. Mais une démocratie moderne ne se réduit pas à l’économie et à la société, elle comprend nécessairement des institutions politiques : l’Etat et les assemblées régies par le droit et la loi que néglige pour l’essentiel, la doctrine libérale. On les a trop longtemps oubliés et c’est ce que j’ai étudié. Ce qui a encore été incompris c’est que la république démocratique ne s’oppose pas à l’Ancien Régime mais plus fondamentalement, à la forme politique impériale qui perdure avec la Révolution sociale ou impériale. Etat de droit ou empire. Voilà ce qui n’a pas été entendu.
A. L. : Sur les dernières années de sa vie, Aron écrit un texte nommé l’Aube d’une histoire universelle où il prédit ce que dira sous forme axiomatique Fukuyama, c’est-à-dire non pas la fin de l’histoire, ce serait absurde, mais en revanche une forme d’avènement progressif de la liberté dans les sociétés du monde, plus ou moins longue ou plus ou moins difficile. Comment aujourd’hui voyez-vous la situation mondiale et comment cela résonne-t-il avec ce concept qui vous a rendu célèbre, le concept d’Etat de droit ? Après tout, n’avons-nous pas une sorte d’universalisation progressive de l’application de l’exigence que représente cette norme éthique qu’est l’Etat de droit ?
B. K. : Oui Raymond Aron et c’est toute sa grandeur, en publiant ses derniers articles évoque l’idéal des Lumières. Comme Michel Foucault… Je ne suis peut-être pas aussi optimiste. Parce que n’étant pas géopolitologue mais philosophe, je lis le monde d’après ce que je connais en philosophie. Bien entendu la mondialisation est notre horizon présent ; elle a existé plusieurs fois auparavant. Regardez l’Empire romain, la première mondialisation qu’il a réalisé n’a pas débouché sur le développement de la civilisation romaine, mais sur son effondrement au contact d’autres sociétés, dépourvues des mêmes codes, ou d’une même identité. Donc il n’est pas certain que toutes les idéalités politiques et éthiques apparues dans le cadre de la civilisation européenne et américaine occidentale, se maintiendront dans la rencontre des autres cultures. Néanmoins, je pense que les idéalités – telle la liberté - qui relèvent de l’universel ne seront pas perdues. Et si elles sont perdues, elles seront redécouvertes. Il s’est produit plusieurs renaissances avant la Renaissance tout court en Europe. C’est la raison pour laquelle personnellement, je crois comme Kant et Raymond Aron, à l’histoire universelle de l’humanité et que je fais confiance aux générations futures.
Un exemple. Quand j’ai découvert en 1968, Hannah Arendt par hasard et son Essai sur la Révolution, je me suis tout de suite enthousiasmée pour elle : avec Pascale Werner nous lui avons consacré la première émission la concernant diffusée sur France Culture. Pourtant quand j’ai parlé de mon enthousiasme autour de moi, à quelques aînés, on m’a expliqué qu’elle n’avait pas grand intérêt. Peu après, elle a trouvé de nombreux lecteurs dans notre génération.
A. L. : Pourtant aujourd’hui, vous n’êtes plus exactement sur les positions d’Hannah Arendt ni même de Léo Strauss ?
B. K. : C’est exact. Je considère que les profondes réflexions d’Hannah Arendt, de Léo Strauss, de même que les travaux de l’école de Francfort ont constitué pour nous de précieuses étapes de transition, mais qu’il était nécessaire de les dépasser, soit en revenant des Anciens aux modernes, soit en délaissant la sempiternelle critique du capitalisme pour retrouver l’histoire de la démocratie.
A. L. : En préparation d’un séminaire de La Règle du jeu, je me retrouve avec notre ami Jean-Claude Milner et il me dit très sincèrement que s’il devait commencer une carrière de chercheur aujourd’hui, il éviterait l’université publique française pour accepter une invitation dans les universités anglo-saxonnes. Diriez-vous cela aux jeunes chercheurs ?
B. K. : Je ne le dirai pas, même si je respecte les choix des plus jeunes. Je suis trop franco-française et pour une femme, ce n’est pas la même chose. Je n’ai pas pu répondre positivement à une première offre d’occuper une chaire à l’université européenne des sciences sociales à Florence parce que ma fille avait dix ans et qu’il n’y avait pas de lycée français. Par la suite, j’ai bénéficié de nombreuses invitations dans des universités américaines prestigieuses, Georgetown, Princeton, Harvard, UCLA et d’autres puis dans le « monde anglo-saxon » en Grande-Bretagne, en Australie, au Canada, en Inde, etc… J’aime les Etats-Unis qui lit la Bible, respecte le droit, défend la survie d’Israël, a eu le premier président noir dans le monde occidental. J’aime « le monde anglais » et je m’y suis trouvée parfaitement heureuse du fait peut-être de ma famille maternelle qui a gardé des liens et des traditions avec l’ensemble du monde anglo-saxon comme beaucoup d’anciens protestants qui s’y sont dispersés. Cependant fille de deux grands patriotes, je me considère moi-même enracinée dans la tradition française, philosophique, juridique et politique et c’est la raison pour laquelle, même si je souhaite que la France soit réformée et démocratisée, je défends pourtant sa voie originale. Et il me serait très difficile de la quitter ou même d’imaginer l’avoir fait quand j’étais plus jeune, sauf contrainte à l’exil. On n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers...
Paris, mai 2023
Le politique en France et en Allemagne
Par son intitulé même : la France et l’actualité de l’histoire. Dimension nationale, prétention universelle ?, la vingt-sixième conférence annuelle de l’Institut franco-allemand, invite les français que nous sommes à un examen de conscience. Ne nous dérobons pas devant cette occasion qui nous est donnée de balayer devant notre porte et de pratiquer une réflexion critique provoquée par un grief justifié. Les meilleurs amis ou alliés de la France sont souvent décontenancés par une revendication qui pour être multiséculaire, n’en est pas moins paradoxale : l’élan irrésistible de notre nation à se réclamer à la fois et en même temps, de l’exception française, tout en soulignant la portée universelle de son message, la fierté qu’elle tire de sa particularité et la volonté qu’elle met à la généraliser, son inclination à se réclamer de la contingence historique et sa propension à en défendre l’exemplarité mondiale. Comment la nation française, qui, par définition est une nation parmi d’autres, a-t-elle pu devenir « la grande nation », nec pluribus impar, selon la devise orgueilleuse de Louis XIV, –sans réussir, à ses yeux ou à ceux des autres, à l’oublier ?
Il est constant que nous avons, avec le même acharnement, combiné deux conduites qui auraient dû s’exclure réciproquement. D’un côté, la reconnaissance de la dimension historique qui nous a créé, puisque depuis toujours la France se sait un composé de territoires, de langues, de peuples, de cultures produits dans et par le temps, et malgré le leitmotiv connu : « nos ancêtres les Gaulois », elle a très peu revendiqué son autochtonie. Elle est aussi le pays des historiens, des chroniqueurs médiévaux depuis Froissart et Commynes jusqu’aux historiens de la société contemporaine, Thierry, Mignet, Quinet, qu’a admiré Marx, sans oublier les ateliers de l’histoire (Renan) dominés par les mauristes aux XVIIe et aux XVIIIe siècles. Sa littérature, de Chateaubriand à Proust, quand elle n’a pas été rédigée par les historiens eux-mêmes, comme Michelet, est toute entière tournée vers la recherche du temps perdu, animée qu’elle est par la foi que tout peut être retrouvé, que le temps fertile peut surmonter, au-delà des orages d’acier, toutes les catastrophes. Bref, la France sait depuis toujours qu’elle est une construction historique inscrite dans la finitude.
Mais à l’opposé, la France est aussi le pays des révolutions et des recommencements, ab ovo et ex nihilo. C’est dans l’arrachement de ses transformations radicales qu’elle s’adresse au monde pour tenir un discours universel, ou compris comme tel ; ainsi, la Déclaration des droits de l’homme et des citoyens, d’août 1789. Pour le formuler dans les termes mêmes de la grande philosophie allemande (Hegel), le problème posé aujourd’hui est peut-être celui-ci : comment l’esprit d’un peuple a-t-il pu devenir l’esprit du monde ? Une telle prétention est-elle soutenable ? Peut-elle durer ? Et combien de temps ? Mais, si nous voulons l’examiner convenablement, il est nécessaire de commencer par se demander : d’où vient-elle et qu’est-ce qui a noué l’histoire et la politique dans le droit politique français, à partir de quelle expérience et de quelle frustration s’est-elle enracinée ? Puisque nous sommes à l’Institut franco-allemand enfin, il faut aussi chercher comment cette prétention française a pu influer sur les relations franco-allemandes.
En Europe, « dans l’ouest absolu du monde » la terre de l’universel, selon Hegel, le moment français est celui de la Révolution, précédé par les Lumières. Car les Lumières ont sinon universalisé, du moins européanisé la culture française. (Mais l’Europe à l’époque, pour nous, c’est le monde). Voltaire en Prusse chez Fréderic le Grand, Diderot en Russie chez Catherine II, ou le moment français de la culture européenne qui se pense comme culture mondiale et qui parle en français, de l’atlantique à l’Oural, le discours de l’universel. Discours de la raison, du progrès, de la société civile, de l’économie et du commerce, de la science, du droit, de la paix et de la république universelles. Même si en vérité, malgré la Grande Encyclopédie et son Dictionnaire des arts et des sciences, c’est Kant, qui dans la lointaine Königsberg, en rédige le manifeste dans sa réponse à la question : « Was ist Aufklärung ?». Et le philosophe d’affirmer : « L’émancipation de l’humanité par elle-même. Sapere aude, ose savoir, ose accéder à la majorité par ta propre volonté ». Les Lumières, les Lumières françaises, tiennent aussi hélas ! en mineur, le discours de la suprématie de la civilisation sur la barbarie, de la primauté des compétences sur les consciences, de la supériorité des élites : « le vulgaire en tous temps est féroce », s’écrie Voltaire. Touché, le barbare qui se sent visé, répond avec Herder, comme le berger à la bergère. Parfaitement, riposte-t-il, mais par-delà l’unité de l’humanité, vous ne pouvez oublier la diversité irréductible des peuples… On dira bientôt, la pluralité, voire l’affrontement, des nations, le choc des cultures, et peut-être dans cet affrontement, les barbares que vous méprisez ne seront pas les derniers… Le Romantisme a commencé qui déploie ses idées en Allemagne. Mais, « encore un moment, Monsieur le bourreau », la France garde un temps d’avance, car la critique de la civilisation, la mise en cause de la supériorité des arts et des lettres se développent aussi chez elle avec la présence du citoyen de Genève à Paris. Jean-Jacques Rousseau exprime déjà la revanche des humiliés et des offensés, des petits, des sans grade, du peuple qui va se donner libre cours dans la Révolution.
La Révolution, la Révolution française, qui commence au cri de « Vive la nation ! », comme une expérience unique et irremplaçable est saluée par tous les penseurs allemands. Par Goethe, après la victoire de Valmy : « De ce jour commence une ère nouvelle de l’histoire du monde », par Kant, qui pour la seule fois de sa vie, change de promenade, le 14 juillet, et par Hegel qui annonce « Une aurore nouvelle ». Incontestablement, le caractère universel de la Révolution française, dans leur enthousiasme, les Français l’on senti, mais dans leur profondeur, ce sont les Allemands qui l’ont pensé. C’est à Kant et à Hegel, qu’on doit en effet, les concepts par lesquels la république et la révolution seront associés : à Kant, la république ; à Hegel, la révolution. Autrement dit, Kant et Hegel reconnaissent le message universel de la république et de la révolution comme un message pour l’Europe entière – donc pour le monde – ici, parce qu’elle est l’aboutissement de la philosophie politique moderne, là, parce qu’elle est un moment de l’histoire de l’esprit. Aux yeux de Kant, auteur de l’histoire universelle au point de vue cosmopolitique – je reprends le titre de son ouvrage, La Révolution française, porte sur les fonts baptismaux, la République et les droits de l’homme. Aux yeux de Hegel (je cite encore), « La Révolution française est partie de la philosophie… Ce qu’elle a fait valoir c’est l’idée, le concept de droit contre lequel le sinistre échafaudage d’injustice ne pouvait offrir aucune résistance. Une constitution a donc été érigée dans la pensée de droit. Tout devait être fondé sur cette pensée. Depuis que le soleil se trouve au firmament et que les planètes l’encerclent, on n’avait pas vu cela ; que l’homme se mette sur la tête, c'est-à-dire sur la pensée et qu’il édifie la réalité effective sur la pensée… Ce fut là un magnifique lever de soleil. Une émotion sublime a régné sur ce temps : un enthousiasme de l’esprit a foisonné dans le monde, comme si l’on en était alors enfin arrivé à une réconciliation effective du divin avec le monde ». Hegel, La philosophie de l’histoire, ed. Bienenstock, Paris, Librairie générale française, 2009, p. 561 et 562. Il est vrai que les représentants du peuple français parlent désormais haut et fort le langage de l’universel : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». « Toute société qui ne connait point la séparation des pouvoirs n’a pas de constitution ». (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen). « Vous pouvez déchiqueter nos membres et les éparpiller sur toute l’Europe, il en sortira des républiques ! », lance Saint-Just. Les acteurs de la Révolution tiennent le langage de la république, comme s’ils étaient les premiers républicains et ses derniers prophètes. La république en effet est bien une idéalité politique universelle, « cosmopolitique » comme dit Kant qui y a longuement réfléchi. Seule, à l’opposé de son antagoniste, le despotisme qui ne vise que l’intérêt privé et où l’autorité s’exerce par la force sur des individus assujettis, la république a en vue l’intérêt général, où l’autorité s’exerce par la loi sur des hommes libres et égaux, selon les définitions de la république antique, données par Aristote. Universelle, parce qu’elle est conforme à la nature humaine qui rêve d’une vie libre, sûre et égale, où les propriétés et l’épanouissement des individus sont assurés. Kant réfléchit encore pour la république française : Pourquoi, demande-t-il, nous intéressons-nous compulsivement à l’histoire d’Athènes et de Rome, alors que nous avons laissé tomber sans remords dans les puits de l’oubli, tant de nations, sinon parce que Athènes et Rome inauguraient l’idéal universel de la république ?
C’est donc bien de la force de l’idée républicaine que la France des droits de l’homme a tiré son influence sur d’autres peuples et c’est de cette fondation de la république par les Etats Généraux de 1789, qu’elle a commémorée récemment lors de son bicentenaire, qu’elle a puisée sa certitude d’être devenue un temps, une nation en avance sur les autres nations – la grande nation – , un pas en avant des despotismes.
Sans doute… Peut-être. Mais seulement pour un temps… La prétention universelle à instaurer la république associée à l’histoire nationale de la Révolution, prend rapidement l’allure d’une tragédie. La Révolution balaie en effet tout sur son passage et remet le droit de guerre, le droit de conquête (Saint-Just encore), la violence, la terreur, au coeur de son processus. L’histoire nationale française, ou l’indissolubilité de la république et de la révolution, que justifiera - à ses yeux du moins – le propos péremptoire et définitif de Clémenceau plus tard : « La Révolution est un bloc ». Mais en attendant, la revanche des savetiers et des cordonniers, la victoire des soldats de l’an II, qui n’étaient pas, dit Victor Hugo, « de petits compagnons », les jours de gloire des armées d’Italie, d’Allemagne, de Russie, d’Espagne, dessinent peu à peu le chemin d’une reconquête par le fer et par le sang. Le droit s’établit par les voies de fait, la république s’avance par la guerre. Au bout du compte, en sortent, l’empire napoléonien et son cortège de nouveaux seigneurs, d’Eylau, de Wagram, de Naples et d’ailleurs, qui ont exporté la Révolution par la force. Les nations abaissées par « l’esprit du monde à cheval » se redressent et crient vengeance. Au lendemain de Iéna, la jeunesse allemande, la société russe, indignées, abandonnent leur culte des français, les musiciens comme Beethoven débaptisent leur symphonies ou leur concertos pour retrouver hic et nunc, leur identité nationale. La plus cruelle leçon, la plus amère conséquence de l’exportation de la république par l’histoire nationale, c'est-à-dire par la Révolution, est que la première décède quand la seconde prolifère. En fin de compte, ce qui sera légué par la France à l’Allemagne dans ce parcours tragique, ce n’est pas la république, mais la révolution, ce ne sont plus les droits de l’homme, mais la puissance des nations. Le XIXe et le XXe siècle seront davantage l’ère des nationalités et l’époque des révolutions, de la révolution conservatrice, comme de la révolution sociale, que l’époque des républiques.
A partir de là, la scène historique va pivoter et de nouveaux acteurs font leur entrée. Ce ne sont plus des français mais des allemands. « De l’Allemagne » écrit prophétiquement Germaine de Staël. Qui pourrait nier en effet, qu’en matière de révolution sociale, Marx n’ait compté davantage que Proudhon et qu’à l’égard de la Révolution conservatrice, Carl Schmitt ne soit plus profond que Charles Maurras ? Histoire nationale, prétention universelle ? Si au XVIIIe siècle, les Lumières et la Révolution ont été largement françaises, au XIXe siècle, le romantisme et l’essor des nations seront fondamentalement allemands.
A la fin du XIXe siècle, il ne faut donc pas seulement parler comme Claude Digeon, d’une crise allemande de la pensée française, mais d’une culture allemande de la pensée française, et, ajoutons-le, européenne. Car toute l’Europe, Pouchkine et Leopardi exceptés, devient romantique. Dès lors, la musique allemande du XIXe siècle, la mélodie de l’âme tourmentée des nations, devient pour l’essentiel, notre musique. Malgré les réserves en forme d’avertissement de Heinrich Heine, nous n’aurons plus d’autre philosophie que la philosophie allemande, de Kant (et de l’idéalisme classique allemand), à Heidegger. La recherche de l’absolu, l’éclaircissement de l’être, la phénoménologie de la conscience et de l’existence seront les seuls chemins qui nous mèneront quelque part. Notre littérature elle-même, passée la Bataille d’Hernani, si centrée sur la société française (Balzac, Stendhal, Flaubert, Proust) où notre peinture, si tournée également vers les sujets historiques et les paysages français, n’auraient pas été ce qu’elles ont été sans la réévaluation du sentiment contre la raison abstraite, la redécouverte de l’impression, le chemin vers les forces obscures de l’instinct, la représentation du conflit. Contre les idéaux universalistes abstraits du progrès et de la raison, la philosophie romantique allemande promeut à juste titre l’importance de l’émotion et de l’intuition, le flot de l’énergie, révèle avec Nietzsche et Freud l’existence de l’inconscient et permet le renouvellement de la littérature, de la peinture, des sciences humaines. L’érudition classique où la France avait tenu le haut du pavé au XVIIIe siècle, après un dernier tour d’honneur avec le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion en 1822, rend les armes aux sciences historiques et sociales allemandes. On peut même observer, que c’est sous la IIIe république, quand la société sera devenue plus libre, que le moment allemand de la culture française s’imposera dans sa visibilité irrésistible. C’est alors que Kant, Hegel, Fichte lui-même, seront devenus les auteurs philosophiques de référence, et que le salon du peintre Madeleine Lemaire fera une place aussi importante à la musique de Wagner qu’à celle de Debussy.
Et le droit politique ? Il ne fera pas exception, élargi qu’il sera par trois thèmes issus de la pensée allemande, ou approfondis par elle, le national, le social, le révolutionnaire. Les penseurs français admiratifs devant l’érudition allemande qui leur a damé le pion, comme ce fut le cas de Fustel de Coulanges à l’égard de Mommsen, même s’ils n’abondaient pas nécessairement vers toutes leurs conclusions, sont obligés de faire droit à la rectification romantique de l’existence de la particularité nationale, par-delà l’idéal abstrait des Lumières. Un peuple n’est pas un contrat. Au lendemain de notre défaite de 1870, Fustel et Renan reconnaissent chacun à leur manière, la vérité de cette observation. Chaque peuple en effet a une histoire, une géographie, et quand bien même nos deux historiens protestent que les générations qui viennent, doivent l’emporter sur celles qui précèdent et qu’il faut toujours recommencer le contrat, ils acceptent de tenir compte de l’histoire et de la singularité des nations. Comme Carré de Malberg l’a fait remarquer, plus tard, face à un Etat administratif tout puissant et peu sensible aux libertés individuelles, c’est bien souvent, l’Etat de droit prussien, puis ensuite l’Etat-Providence bismarckien ouvrant la voie au droit social, qui vont jouer le rôle de locomotives du progrès.
Autrement dit, l’invention du social, la reconnaissance des nationalités, le redéploiement de la Révolution, correspondent à l’élargissement indispensable des connaissances et convergent tous et toutes dans l’assignation des particularités. La force du mouvement romantique tient donc à sa compréhension du divers, à son assignation de la finitude, à l’importance de ce que Hegel appelle le « ceci » ou « la croix du présent », bref, à l’irruption de l’universel concret. Il désigne avec justesse l’existence des nations, des cultures, en débat ou en lutte, et le XIXe siècle est bien celui qui ouvre l’ère des nationalités et l’époque des révolutions. Avant la déviation affreuse du racisme, c'est-à-dire avant la naturalisation ou la biologisation du divers, avant son essentialisation, le retour à la particularité, à la diversité, à l’enracinement, au sentiment, décuple l’horizon de la culture européenne, et cet élargissement, nous le devons à la philosophie romantique allemande.
Absolutisées, ces assertions vont néanmoins déraper dans un parcours tragique qui ne sera pas moins catastrophique que celui de l’expérience de la Révolution française. L’absolutisation de la nation dans le nationalisme qui commence avec le discours de Fichte à la nation allemande : « Je parle à des allemands, rien qu’à des allemands et je leur parle d’allemands, rien que des allemands », conduit irrésistiblement à l’idée de révolution nationale. L’hypertrophie de la juste revendication du droit des nations se transforme dans un nationalisme expansionniste qui sera au principe de la première guerre mondiale. Aucune nation ne peut demeurer indéfiniment la grande nation, et pas plus la nation allemande, destinée selon Fichte, à conduire toutes les autres que la nation française, promise selon Saint Just à guider tous les peuples. Aucune nation européenne ne sortira totalement indemne de ce nationalisme exclusif et révolutionnariste, et au lendemain des stupides conditions du traité de Versailles, dénoncées justement par Keynes, l’expansion puis l’échec de la Révolution nationale se reproduisent pour s’élargir jusqu’à la catastrophe au XXe siècle.
En France, la tentation de la Révolution nationale a toujours été moins forte que celle de la Révolution sociale qui avait débuté avec Babeuf, après la défaite de Robespierre et s’était propagée dans le socialisme utopique. L’échec final de la Révolution sociale s’inscrit néanmoins par la faillite du système soviétique dans la seconde moitié du XXe siècle. Par deux fois, le XXe siècle découvre donc la faillite de l’universel révolutionnaire comme faux universel : la faillite du nazisme et de la Révolution nationale conservatrice, la faillite du communisme et de la Révolution sociale. Même lorsque – et c’est mon cas – on n’établit pas une équation identitaire entre ces deux systèmes – force est de constater une certaine solidarité entre eux. Pour l’un comme pour l’autre en effet, la guerre est toujours la continuation de la politique par d’autres moyens et l’Etat est toujours et seulement puissance, c'est-à-dire le contraire à l’Etat de droit républicain. Il n’y a pas de république, il n’y a que des despotismes.
Devons-nous donc renoncer à articuler l’histoire nationale à l’universel, devons-nous récuser toute philosophie de l’histoire comme d’anciens nous le proposent aujourd’hui, parce qu’ils considèrent le temps de l’Europe passé ? A cette tentation, je ne réponds pas par la négation mais en proposant de nous détourner de la philosophie de l’histoire suggérée par Hegel. Aux lendemains qui déchantent de la nation et de la révolution, il nous faut donc reconnaitre le dépassement nécessaire de Hegel comme de Marx, même si dans le bal des vampires de la pensée morte d’aujourd’hui ils continuent d’être omniprésents. Si le cas de Marx semble être entendu, le dépassement de Hegel demeure extrêmement problématique. Le grand philosophe a souhaité unifier l’histoire nationale et le message universel. Son projet grandiose, d’inscrire toute l’histoire de l’Esprit dans la « croix du présent », c'est-à-dire tout l’universel dans l’esprit d’un peuple ou dans la succession des esprits du peuple qui s’arrête au monde germanique, tourne court hélas ! Car le divers déborde toujours. Hegel a oublié l’Afrique, méconnu l’Orient, et nous sommes aujourd’hui convaincus – n’en déplaise à Fukuyama – qu’il n’y a pas de fin de l’histoire. La finitude, la diversité, résistent à l’universalité, précisément lorsque cette dernière est pensée à partir de la particularité. Si en effet, la fausseté du mouvement des Lumières radicales révolutionnaires française tient à leur particularisation de l’universel et à la pensée selon laquelle il n’y a qu’une nation républicaine, la grande nation française, la fausseté du mouvement romantique tient à l’absolutisation de la particularité et à la pensée selon laquelle l’histoire du monde – le moment présent sans reste ni retour – est le tribunal du monde.
On observera alors que, malgré le développement économique, scientifique manifeste, dans le parcours de nations européennes qui aboutit aux grandes déflagrations de la première et de la seconde Guerre mondiale, à travers la montée des révolutions nationales et sociales, l’idéal républicain s’est marginalisé. En Allemagne, la République de Weimar est un moment très court, en France, tout au long du XIXe siècle, la république s’efface à plusieurs reprises, remplacée par d’autres régimes politiques. Et le message universel auquel la France croyait s’être identifié, son emblème le plus manifeste, les droits de l’homme, est marginalisé et considéré comme un texte déclaratif sans valeur juridique aucune. Cependant, timidement, les républiques font retour au lendemain de la seconde Guerre mondiale. La République fédérale en Allemagne, après la faillite du Reich allemand, la IVe République en France, après la faillite de l’Etat français. La fin de la Révolution conduit dorénavant à séparer la pensée de ce qu’on avait cru indissolublement lié, c'est-à-dire à distinguer la république de la révolution et de la nation.
Alors comment procéder ? Serait-il possible de trouver une articulation plus juste d’une histoire nationale à un discours universel ? Peut-on maintenir l’idéal de la république universelle ? Je crois que c’est possible si on sépare la République de la Révolution et si on la dissocie d’une expérience nationale unique. La condition est de remonter plus loin et de regarder plus au large l’histoire républicaine européenne. Pour la France cela donne nécessairement : 1° La république vient d’une histoire plus générale. 2° Le droit politique républicain ne date pas de la Révolution. 3° Le lien entre histoire nationale et universelle n’est pas celle que l’on croit.
La France devra d’abord accepter le fait, en suivant le progrès des études d’histoire et de philosophie politique, que l’histoire républicaine ne commence nullement avec les révolutions du XVIIIe siècle, et qu’elle n’est pas étroitement française. Née dans les cités de l’Antiquité (Athènes, Rome), la république se redéploye et se développe dans les villes émancipées d’Italie et d’Allemagne (Hambourg, Florence, Venise et d’autres) pour secouer la tutelle du Saint-Empire.
Il lui faudra également reconnaitre que le droit républicain français ne commence pas avec la Révolution avec laquelle elle s’identifie. Le droit politique français, comme l’appellera Rousseau au XVIIIe siècle, provient en vérité du XVIe siècle. Dans l’Ecole de Bourges, création au sommet de Michel de l’Hospital, les juristes français reconsidèrent le droit romain, médiéval et impérial au profit d’un droit moderne républicain. Bodin, dans Les six livres de la république, élabore la doctrine de la souveraineté. François Hotman, La Franco-Gallia (1573), Théodore de Bèze, Du droit des magistrats (1574), Hubert Languet, Vindiciae contra tyrannos (1571), rédigent une série de livres qui posent les fondements du droit politique français moderne. Ces ouvrages sont issus directement du contexte des guerres de religion, mais aussi et plus fondamentalement à celui de la guerre de Hollande, à laquelle nos auteurs vont participer de leur mieux. Charles du Moulin donne une consultation aux Etats du Brabant, François Baudouin rejoint un temps Guillaume d’Orange, tandis qu’Hubert Languet et Philippe Duplessis-Mornay se mettent au service du Taciturne et participent à la rédaction de ses discours les plus importants (La justification et l’Apologie). La France devra donc observer que son élan universaliste est né pendant l’insurrection des Provinces-Unies. La première république moderne instituée à l’échelle d’un Etat, et non plus d’une cité, la république des Provinces-Unies, dont on date la naissance du traité d’Utrecht en 1579, s’est constituée bien avant la république française de 1792, avant la république américaine de 1776, avant l’éphémère république anglaise de Cromwell, en 1648, toutes ces tentatives qui ont été autant de préfaces et de galops d’essai des républiques contemporaines. Dans la révolte hollandaise qui constitue la première république d’Etat, des français ont donc joué un rôle international et politique de premier plan, mais pas pour eux, et pas tous seuls.
Or, la république des Provinces-Unies doit d’abord beaucoup au monde germanique. Après les ruades des cités républicaines contre le Saint-Empire, l’humanisme, qui fait retour au modèle républicain antique, et la Réforme, qui a inauguré la conscience de la liberté moderne, défient l’autorité de la seconde puissance médiévale, la Papauté. La Réforme luthérienne met en avant l’idée allemande de la foi et de la liberté. Contre les autorités théologico-politiques médiévales, elle institue le colloque singulier du fidèle avec Dieu, sola fide, sola scriptura ; contre les pompes de l’Eglise, contre ses indulgences, elle défend l’austérité, l’église locale évangélique, et milite pour la supériorité du Concile et du synode. Contre le culte des saints, elle impose la foi épurée en Dieu et en Christ seuls. Mieux que personne au XIXe siècle, Max Weber a exprimé combien cette éthique nouvelle qui abolit la séparation entre le siècle et la règle, maintient toute l’existence sous le regard de Dieu, et reconduit chacun à la Bible donnée à chaque homme et à chaque femme. L’insurrection de la liberté des Provinces Unies contre le monarque espagnol et son projet d’instituer l’Inquisition trouve son inspiration dans les idées critiques religieuses du monde germanique légèrement déviée par une inflexion calviniste française à l’origine plus démocratique, qui s’harmonise aux libertés des villes flamandes.
Les nouveautés de la philosophie politique moderne qu’on trouvera chez Grotius, Pufendorf, Hobbes, Locke, Spinoza, et au XVIIIe siècle, chez Wolf, Montesquieu et Rousseau, comme chez les pères fondateurs de la république américaine, s’affirment dans la théorie du contrat, le développement des droits de l’homme, la légitimité de l’insurrection, la doctrine de la représentation. Or, ces idées ont été élaborées par des Français sous l’influence de la Réforme et au service des Provinces Unies. Pour ne citer que ce seul exemple, je m’arrête sur Vindiciae contra tyrannos, vindicte (au double sens de grief et de revanche) contre les tyrans. Parmi les deux mille libelles parus en Hollande au temps de l’insurrection, il eut un immense retentissement. Rédigé (le plus probablement) par Hubert Languet, et édité par Philippe Duplessis-Mornay, en lien avec le cercle de François Hotman et Théodore de Bèze, il développe de stupéfiantes nouveautés. Le pouvoir légitime n’est pas de type féodal, car Dieu seul est seigneur et propriétaire, ni du type impérial du César-Christ, car Dieu seul est de nature divine. Les sujets ne sont ni esclaves, ni serfs, parce qu’ils sont « membres du peuple de Dieu », et ils ont donc des droits. Comme l’écrit Hubert Languet, le nom de roi ne signifie ni héritage, ni propriété, ni usufruit, mais charge et procuration. Seul le peuple établit les rois, le peuple qui est « parent et frère du roi ». Cette nouvelle doctrine du pouvoir accomplit à l’égard du politique le même exercice de sécularisation analysé par Max Weber à propos de l’économie. La toute-puissance de Dieu retire au roi la propriété de la terre pour la donner au peuple. L’idéal de la Réforme sécularise la vie publique comme il a sécularisé la vie économique. La théorie du double contrat, la grande innovation moderne, inspirée par la lecture des Ecritures, est également fondée sur la dénonciation du contrat seigneurial hiérarchique. Le premier contrat, passé entre Dieu le roi et le peuple, est un contrat de soumission à la loi divine, le second noué entre le roi et le peuple, est un contrat réciproque d’association, parce que le seul but de la royauté est de maintenir la justice et de faire usage des armes au profit du public et des particuliers pour les garder de tout outrage et de tout dommage. Le pouvoir n’a autre chose à faire que de procurer le bien du peuple. Le thème de l’insurrection en découle et, par là, le devoir d’ingérence qu’Hubert Languet légitime, à la fois pour le peuple, ses magistrats et surtout les Etats étrangers qui doivent porter assistance aux peuples bafoués. Ces thèmes mettront ainsi quelques siècles à s’inscrire à l’état-civil de l’histoire, et non sans de sanglants rebonds. Mais on peut dire que dans ce décor message universel du droit politique de l’Etat républicain est déjà complet. A un détail près : celui-ci est délivré tout entier dans le langage inspiré par la parole biblique que parlera encore la Révolution américaine, mais non plus déjà la Révolution française…
L’engagement des Français pour l’insurrection hollandaise, qui traverse toutes les doctrines des monarchomaques, dépasse la seule cohorte des Huguenots pour s’élargir à tout le parti des politiques (les républicains d’alors). Il suit le duc d’Alençon qui deviendra le duc d’Anjou, lorsqu’Henri III montera sur le trône, et des Malcontents, lorsque ce dernier devient, à la demande de Guillaume d’Orange, gouverneur des Provinces-Unies, et lorsque la cause de la Hollande se mue, dès le XVIe siècle, en la cause de ceux qui souhaitent la reconnaissance et la coexistence de la pluralité des croyances (Montaigne, La Boëtie, par exemple). Bien avant Lafayette et ses amis Cincinnati, des penseurs français de première importance comme Hubert Languet et Philippe Duplessis-Mornay deviennent ainsi les agents diplomatiques et les rédacteurs des écrits de Guillaume d’Orange (La justification en 1568, et l’Apologie en 1580), tout en menant un ensemble de négociations pour l’Internationale Protestante en gestation. C’est de cet enthousiasme pour la cause des Flandres que l’on retrouve jusque chez l’historien catholique, Auguste de Thou, qu’est né le courant républicain universaliste français dont procède le premier projet de généralisation d’union républicaine à l’échelle européenne, « le grand dessein » d’Henri IV. Contre les impériaux (les Espagnols), Henri IV a en effet rêvé d’unifier les principautés, les monarchies, qui avec des gouvernements différents, aristocratiques ou monarchiques de l’Europe, rassemblaient des Etats républicains hostiles à l’unification impériale depuis l’Ecosse jusqu’à le Bohême, en passant par la France et l’Allemagne sur la déflagration religieuse. Le premier projet d’une Europe unifiée pacifiquement par les Etats républicains, et non par la conquête, n’a pas vu le jour, mais il sera relevé au lendemain de la seconde Guerre mondiale par Jean Monnet, Robert Schumann et Konrad Adenauer, qui ont repris les termes mêmes qu’on trouvait consignés dans le projet d’Henri IV : « Conseil de l’Europe, Commission Européenne ».
Où nous mène donc cette histoire des républiques européennes ? A un message universel qui traverse nos histoires nationales. Si la république et les droits de l’homme sont bien des universaux politiques, mais s’ils émergent à travers des histoires particulières, il nous faut comprendre que la république ne s’est pas définie à l’échelle d’une nation, puisque les princes protestants allemands, l’électeur palatin Jean Casimir, l’empereur Maximilien de Habsbourg avec son neveu Mathias, la France, avec le duc d’Anjou, l’Angleterre avec Leicester et Philip Sidney dans l’entourage d’Elizabeth I, ont contribué chacun à leur manière à la résistance; et il nous faut également ainsi comprendre que l’insurrection, la résistance, la révolution, qui peuvent avoir leur légitimité, ne sont pas des universaux, eux qui sont toujours inscrits dans le temps de crise d’une histoire nationale. L’universel authentique réside dans le résultat, non dans le processus lui-même, et il peut même arriver que ce processus, s’il légitime indûment la violence, emporte telle une crue le résultat recherché. Machiavel avait bien tort.
Il est temps de répondre aux questions que nous nous sommes posées. Oui, la prétention d’une nation de porter le développement à un moment « T » des l’histoire est parfaitement soutenable. Ce fut le cas de la France des Lumières, comme celui de l’Allemagne Romantique. Mais à la condition de savoir que l’avance manifestée n’est jamais que partielle ou temporelle, parce que la connaissance est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. En vertu de la finitude humaine, aucune nation ne détient tout l’espace et toute la durée du développement universel qui reste à hauteur de l’Humanité. Le passage à l’universel virtuel, la mauvaise subsomption, viennent toujours de la même cause : la dénégation hystérique de la défaite et de la finitude. Le travail négatif ou l’oubli de la transmission, la violence l’oubli et du refoulement, car l’oubli est le père de la violence. La négation de la négativité propulse le passage du « dream world », à la vie rêvée des anges. Malgré l’importance de la participation des Français à l’insurrection des Pays-Bas, l’histoire de la république des Provinces-Unies, ce moment capital d’avènement de la république moderne, a été quasi forclose dans la pensée française. A l’exception de Quinet, ce sont les Allemands, Goethe et Schiller, qui vont la penser et la représenter dans les drames d’Egmont et de Don Carlos. Qu’avons-nous tenu scellé, qu’avons-nous voulu oublier ? La défaite des compagnons d’Henri IV, la défaite de la Réforme. Lorsque Turenne, le petit-fils de Guillaume d’Orange, maréchal de Louis XIV, sera mis à la tête des troupes françaises contre la Hollande et lorsque l’Edit de Nantes sera révoqué, la page de la Geste des compagnons d’Henri IV sera définitivement close. Après elle, le Jansénisme recouvre et fait oublier la Réforme. (Qu’est ce qui sépare un janséniste d’un protestant ? La réponse est la même que pour la question : « Qu’est-ce qui sépare un psychanalyste et un confectionneur ? » Une génération !) La Réforme française aura été défaite par la furie populiste déclenchée par la Ligue, lors du massacre de la Saint-Barthélemy. Deux siècles plus tard, on n’y reprendra plus les Jansénistes et les rares survivants du protestantisme, car ce sont eux la cette fois qui déchaîneront la foule et utiliseront la terreur. La Révolution demandera ainsi l’utilisation du despotisme pour faire advenir la république. En France comme en Allemagne, et comme dans le reste de l’Europe, la Révolution française qui a fondé la (première) république française serait difficilement pensable sans le trajet souterrain de l’idée républicaine, tracée en partie par la république des Lettres, au XVIIe et au XVIIIe siècle, et née elle-même comme substitut à la défaite de la Réforme. Elle est une revanche post-partum de la Révocation de l’Edit de Nantes, en 1685, mais elle est aussi et surtout un passage au virtuel, une adresse au monde, compensatoire d’une fragilité amèrement éprouvée. La mélancolie de Jean-Jacques Rousseau tel que l’a compris Hölderlin, avant le déchainement.
Cette incertitude de la république dans la Révolution française peut nous faire comprendre par comparaison et extension ce qu’a été la fragilité de l’unité nationale allemande. Cherchée sans succès par le fer et par le sang, elle ne s’est finalement réalisée que dans la paix, par la République Fédérale, en 1981. La division religieuse de la nation allemande, pendant la Guerre de Trente Ans, avait perduré plus longtemps qu’ailleurs. La volonté de l’unité nationale portée par l’Allemagne des villes et de la modernité qu’a symbolisé Weimar, la ville de Goethe et de Schiller, où se réuniront les constituants républicains de 1918, après la tentative de l’Assemblée de Francfort en 1848, a été ainsi imprégnée de l’air des principautés féodales morcelées qui se sont perpétuées, avec leur nostalgie médiévale jusqu’au coeur du IIe Reich. Pourquoi un Etat de droit prussien bismarckien qui avait accepté, au moins un temps, l’équilibre des puissances européennes à l’extérieur, et même une politique de démocratisation contrôlée à l’intérieur, n’a-t-il pu se stabiliser une fois le rapt de l’Alsace-Lorraine ? Pourquoi l’unité sociale elle-même de l’Allemagne Wiene , malgré les bases qu’elle a à la Belle Epoque et la volonté de résoudre la question sociale comprise dans des formes juridiques, n’ont-t-elles pu être accomplies jusqu’à leur terme ? Sans doute parce que dans le conflit des nationalismes qui s’achève en 1914 et qui disloque l’Europe après 1948, nous assistons en Allemagne à une double subversion : 1° Au dépassement du système de l’Etat militaire bismarckien rationnel, au profit du nouveau soumis à la politique credo de la conquête illimitée, fondée sur une identité nationale allemande supérieure aux Etats et le primat du militaire sur le politique, c'est-à-dire l’apparition de la Révolution conservatrice parvenue à sa logique profonde – 2°, de l’autre côté, à l’explosion de la social-démocratie sous la puissance de choc de la conflagration et l’émergence de l’aile d’extrême gauche de Rosa Luxemburg, qui rêve à son tour de balayer la république balbutiante par la révolution sociale. Autrement dit, les républicains modérés de Weimar se sont retrouvés contestés en permanence des deux côtés par les intolérants de la Révolution nationale et ceux de la Révolution sociale. Ne croyez pas que je ne parle que de vous. Non, je parle aussi de nous, car malgré le second rapprochement franco-allemand entre Weimar et la IIIe République entre Briand et Straussmann, nous ne serons guère plus solides et notre Parlement à son tour en 1940, votera les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, peu après que le Rechtsstaat weimarien aura soutenu l’accession de Hitler à la chancellerie, en 1933.
Universel et virtuel, la mauvaise subsomption vient toujours des mêmes causes. Dans la défaite de la république, ou dans la mise en sursis de la nation, l’imaginaire prend la place du réel, la Révolution compense la blessure, le monde du rêve accomplit ce que la réalité ne peut donner. Nous avons donc chacun notre lot de blessures réciproques. Comment en guérir sinon par le retour vers la vérité et par l’histoire ? La vérité : nous ne sommes pas seuls. L’histoire : l’histoire de la république, n’est pas l’apanage d’une nation particulière. Elle recommence en Europe au XVIe siècle, il ne faudrait pas la manquer au XXIe siècle.
Et aujourd’hui ? Aujourd’hui, la république européenne dont les pionniers ont été des français et des allemands, constitue le dépassement réciproque de nos vieux démons du révolutionarisme et du nationalisme. Nous savons que certains tentent maintenant de les réveiller. Nombre de Français, fiers de leur discours au monde, pensent qu’ils pourraient se passer de l’Europe et ne cessent de faire la leçon à leurs partenaires. Nombre d’Allemands, enivrés de leur travail de leur économie prospère autant que rigoureuse, lassés des pays latins hâbleurs et insuffisamment travailleurs, sont tentés de ne plus compter que sur eux-mêmes.
Pourtant, ce que l’Union Européenne représente aujourd’hui, c’est non seulement la chance pour l’Europe de compter comme puissance économique face aux géants que sont l’Amérique et les nouveaux pays continents émergents de l’Asie, la Chine, l’Inde, le Brésil. Mais, c’est aussi et davantage la défense de son idéal d’universalité, celui de la république, énoncé par Kant et chanté par Beethoven, c'est-à-dire la régulation par le droit de la coexistence des peuples. L’Allemagne qui travaille, qui a réglé ses rapports avec le monde d’une manière pacifique, qui a radicalement critiqué les fautes du IIIe Reich, est pour l’Europe un atout essentiel. La France qui ne travaille peut-être pas suffisamment a conservé une capacité d’accueil et de dialogue avec les autres qui s’est traduite par une politique d’intégration indiscutable, et elle reste identique aux valeurs universelles de la république. Pour que l’Europe puisse sans prétention tenir un discours universel à partir de ses idéaux, il faut combiner la république des Lumières et la diversité romantique. Même et surtout lorsque les temps sont difficiles comme aujourd’hui, nous aurions bien tort de renoncer au dialogue de la France et de l’Allemagne, à l’accommodement de nos histoires nationales, transcendé par nos idéaux européens et universels. Car nous en sommes toujours au début du dialogue des républiques, à mesurer les différences et à les composer. Et pour nous français, à corriger notre droit politique de l’Etat central par l’Etat fédéral, à rectifier l’Etat de finance par l’Etat de justice, à utiliser le dialogue des cultures nationales européennes, pour mieux apprendre à parler la langue de l’humanité
jeudi 24 juin
Ludwigsburg, Allemagne
Blandine Kriegel
FREUD ET LES LUMIERES EUROPEENNES
Freud et le génie européen... Je voudrais d’abord remercier Emile Malet et l’équipe de la revue Passages de nous avoir proposé ce beau thème de réflexion dans la salle Dussane où, comme vient de l’évoquer si justement et si éloquemment Dominique Lecourt, nous avons passé quelques-unes des heures de notre jeunesse au séminaire de Jacques Lacan.
Le génie européen, le génie, thème mozartien, kantien, par excellence : d’autres sans doute, donneront les définitions qui s’imposent, entre l’ingenium et le genos, je vais m’empresser de les délaisser pour ’évoquer q la lignée européenne dans laquelle s’inscrit Freud. Dominique Lecourt a ressuscité notre stage commun à la salle Dussane : le séminaire, le séminaire Lacan, et il a très bien dit comment on y conjoignait Freud et la politique, Freud et la philosophie, la philosophie, le concept se saisissant de Freud. Vous me permettrez d’être ici infidèle à ces années stimulantes pour m’engager dans un autre itinéraire. Non pas lire Freud avec la philosophie, et surtout avec la philosophie la plus contemporaine ; -comparaison n’est pas raison- non, je souhaiterais vous proposer non pas le rapprochement mais l’écart, non pas la réunion mais la dissociation, je souhaiterais renverser la lecture, changer le point de vue et trouver d’autres repères que ceux que nous ont indiqués nos aînés.
Freud en effet, est le génie européen mais de quelle Europe ?
Parmi les innombrables énigmes que la naissance de la psychanalyse a posées et continue de poser à la culture européenne, la moindre n’est pas son lien avec l’extraordinaire floraison de la pensée viennoise à la fin du XIXe siècle et du début au XXe siècle. Athènes ou l’école de la Grèce ; Vienne ou l’école de l’Europe. L’Europe connut cette succession de capitales ou quelque chose comme le progrès se frayait un cours, mais un progrès, récessif hélas : Paris avant 1914, Moscou avant 1917, Vienne avant 1920, Berlin avant 1933... Revenons à Vienne : Wittgenstein, Freud et plus tard Kelsen on oublie Robert Musil, Einstein et Franz Kafka par Prague interposée et alii...La physique relativiste, le positivisme logique, le positivisme juridique autant que la psychanalyse. Mais le plus étonnant dans cette efflorescence luxuriante, dans cette floraison époustouflante est la tonalité propre de la culture viennoise. Optimiste certainement, enjuivée peut-être, mais surtout extraordinairement éloignée de l’esprit volkisch, incroyablement épargnée par le Romantisme. Sceptique, là où d’autres cherchaient l’absolu, déjà structuraliste quand certains demeuraient historicistes, pleine d’esprit mais indifférente à la phénoménologie de l’esprit, croyant encore à la raison, à la guérison, à la recherche du bonheur, bref rationaliste, en pleine crise de destruction de la raison.
La culture viennoise : il faut partir de là, l’évoquer, la ressusciter ; cette Wiener Moderne, comme l’a analysée Jacques le Rider, citant ici Rudolph Haller, est d’abord retardataire. Retard en philosophie : l’influence de Herbart et de Bolzano lie la philosophie autrichienne à l’Age classique par Leibniz, Locke contre l’Idéalisme classique allemand. Brentano critique de Fichte, Ernst Mach, Ludwig Wittgenstein se rattachent à cette lignée et non à Hegel, à Schopenhauer ou à Nietzsche. Retard en musique. Mahler paraît classique, comparé à Wagner et ce retard produira la venue de Schonberg. Retard en littérature, dans la persistance même de la critique littéraire avec (« j’appelle classique celui qui comporte en lui un critique ») avec Hermann Bahr ou Hugo Von Hofmannsthal.
Comme le souligne Le Rider : « la modernité viennoise apparaît comme dominée par deux interprétations antagonistes du devenir culturel, celle qui entend réagir contre l’affaiblissement des valeurs masculines (vérité, moralité, rationalité, loi, idéalisme) et celle qui se consacre à célébrer la montée de la référence au féminin. ». Retard enfin dans la religion. Et c’est ici, la place du signifiant juif. Ce n’est pas seulement la loi ancienne contre la loi nouvelle qu’il faut souligner ou la montée des Juifs dans le siècle depuis l’émancipation voulue par Joseph II , car les Juifs émancipés seront bientôt marginalisés par le rejet et la montée de l’antisémitisme qui les feront basculer dans le Bildung et la Kultur ou bientôt dans le sionisme, non c’est plutôt la persistance de l’union du judaïsme et du christianisme qui était la caractéristique de l’esprit classique, de la culture classique, d’un Hobbes, d’un Spinoza, d’un Locke ou d’un Mabillon, avant que cette union ne soit descellée par l’Esprit du christianisme et son destin de Hegel ou par l’antisémitisme d’un Fichte. Et si la Vienne moderne était archaïque, elle n’était pas associée à la culture romantique mais liée encore par de multiples ramifications invisibles à l’esprit classique...
Par-là, et c’est ce que je voudrais monter aujourd’hui, Freud n’est pas seulement le théoricien des pulsions et de leurs destins, celui qui a retrouvé les forces profondes de la vie et de la mort, l’instinct en lieu et place de la réflexion, l’inconscient derrière la conscience, le « au fond de l’homme, cela » ou la bête, la barbarie dans le dressage de l’animal humain. Si proches qu’ils semblent être si souvent, au point qu’on croirait qu’ils ont écrit sur la même table ou copié sur l’épaule l’un de l’autre, Freud s’éloigne hyperboliquement de Nietzsche et sa culture européenne, la lignée dont il vient et dont il provient est toute autre. Freud n’est pas pour la barbarie contre la civilisation, pour le dressage contre l’éducation, pour l’héroïsme contre l’individuation, pour le surhomme contre l’homme, non, Freud demeure un homme des lumières classiques, un homme de la raison, lié à l’humanisme de la Renaissance, cherchant à retrouver la Grèce, le Judaïsme, l’Egypte antique. Son trajet intellectuel et l’itinéraire où il s’enracine contiennent toujours un réconfort et une promesse contre les sombres temps qui ont engloutis l’Europe d’hier et qui la menacent aujourd’hui insensiblement.
Commençons par un symptôme, le premier. Dans son Discours de la méthode, dans son exposé ad usum Delphini, c’est à dire dans l’Introduction à la psychanalyse, Freud, et c’est extraordinaire, commence par rapprocher la psychanalyse de l’Histoire, indexe la certitude de la psychanalyse sur la certitude de l’Histoire. (Par parenthèse, cela m’intéresse particulièrement parce que j’ai consacré les dix-sept années les plus laborieuses de ma vie à ma thèse, la constitution du savoir historique moderne, à l’Age classique). Comme le rappelle Freud, nous ne connaissons la vie d’Alexandre le Grand que par des récits contemporains ou ultérieurs ou par des traces, qu’il s’agisse des monuments archéologiques, des bâtiments, des médailles ou des documents... La véracité des faits historiques est, dit-il, fondée sur trois critères : premièrement, la bonne foi supposée des témoins contemporains, deuxièmement, la concordance des témoignages et troisièmement, le degré de certitude qui, lui-même, varie en fonction de l’ancienneté des faits : plus les faits sont anciens, moins la certitude risque d’être bien établie. Cette analogie de la psychanalyse avec l’Histoire, Freud l’a maintenue dans toute son œuvre et il la réitère encore dans Malaise dans la civilisation, lorsqu’il compare notre psychisme à l’architecture de Rome. Sous la Rome moderne, un bon archéologue saura retrouver la Rome ancienne, d’abord la Roma Quadrata puis le Septimontium, puis la muraille de Servius et enfin la muraille d’Aurélien. « Ce qui maintenant occupe ces emplacements ce sont des ruines et non pas les ruines originelles mais celles des rénovations ultérieures. Faisons maintenant l’hypothèse fantastique que Rome n’est pas un lieu d’habitation humaine mais un être psychique qui a un passé particulièrement long et riche de mystères. » (Malaise dans la civilisation, p.11)
Pourquoi ce rapprochement entre l’Histoire et la psychanalyse est-il extraordinaire ? Pourquoi est-il déjà, un discrimen veri ac falsi ? Parce que, ce faisant, Freud se trouve en opposition manifeste avec tout le discours critique contemporain de la philosophie de l’Histoire. Aussi bien avec le discours des Considérations inactuelles de Nietzsche où l’on trouve une négation et une critique forcenée de la possibilité du savoir historique, qu’avec le discours néo-wébérien et la lignée Dilthey, Simmel, Rickert, qui n’a cessé de prononcer l’infériorité épistémologique des sciences de l’esprit par rapport aux sciences de la nature. Les sciences de la nature pouvaient viser l’explication ; les sciences de l’esprit ne pouvaient s’occuper que de compréhension.
Freud ne dit pas que la psychanalyse, l’analyse de la psyché, la découverte de l’inconscient et des pulsions sexuelles sont aussi incertaines ou aussi fragiles que la narration historique, il soutient à l’opposé, qu’elles sont aussi vraies et que l’analyse soumise, elle aussi, à un travail de recherche des sources, à un suivi des traces qui ont, de part en part, un contenu humain symbolique. Ici, les monuments et les documents, là, le signifiant ou la parole, mais toujours le symbolique. Pour mesurer le caractère subversif d’une telle position, il faut rappeler l’état de la culture européenne de son époque.
Mon intention, ici au milieu des psychanalystes qui ne sont pas étrangers à la discipline comme je le suis moi-même et auxquels je demande évidemment l’indulgence requise à l’égard de tout étrange,r n’est nullement, vous l’imaginez, de suivre ou d’étudier la recherche freudienne dans son triple registre d’analyse des mécanismes de la psyché, des moyens thérapeutiques de traitements des névroses, ou de science (Wissenschaft) des processus psychiques, mais seulement de rappeler que, pour une philosophe parmi d’autres, l’ambition de Freud apparait totalement à l’écart de la remise en cause de la possibilité de connaître et de guérir l’homme installée au cœur de la culture romantique et de la philosophie allemande de la Révolution conservatrice. Freud, (1856-1939), inscrit à la faculté de médecine en 1873, lors d’une conférence populaire du poème de Tobler de la nature ne s’est jamais éloigné de l’esprit des sciences de la nature et de l’influence de ses maîtres, Brücke et Meynert. Il a toujours affirmé que la psychanalyse appartenait aux Naturwissenschaften, aux sciences de la nature.
Mais comment accréditer la filiation de Freud à l’époque classique alors que lui-même, lecteur de Platon, de Kant, de Schopenhauer et de Nietzsche, il est celui qui a miné la suprématie cartésienne de la conscience ? Il s’est présenté avant tout comme le découvreur d’une nouvelle terra incognita : « Je ne suis qu’un conquistador, un explorateur avec toute la curiosité, l’audace et la ténacité qui caractérise ce genre d’homme. » (Lettre à Fliess, 1er février 1800, cité par Paul Laurent Assoun).
Comment retrouver quelque chose de l’esprit classique, de l’optimisme de la raison chez l’auteur de la seconde topique et d’Au delà du principe du plaisir (1920) chez celui qui dans Totem et tabou, l’Avenir d’une illusion, Malaise dans la civilisation (1927-1930) a perçu l’un des premiers, les ravages de Thanatos et pressenti la remontée de la barbarie ?
Et bien justement, c’est à mon sens l’extranéité de Freud à la culture romantique allemande qui lui a donnée sa force de visionnaire et c’est pourquoi je crois, on ne peut lire et comprendre Freud, sans la ville de Vienne. Les penseurs viennois n’étaient pas des pères au désert, ils étaient les producteurs d’une pensée différente de celle de la culture allemande de leur temps.
La Révolution conservatrice
Quelle était en effet la culture allemande contemporaine de la production freudienne et de la Vienne moderne ? Rien ne la caractérise mieux comme l’a souligné justement Louis Dupeux à qui j’emprunte ses réflexions que le nom de Révolution conservatrice qui lui a été donné. Ces sources remontent à l’époque wilhelmienne au moment où Paul de Lagarde et Frédéric Nietzsche pour ne citer qu’eux, ont mis radicalement en cause le développement moderne et le progrès du libéralisme et de la démocratie qu’ils décelaient en Allemagne et qui était commun à toute l’Europe de l’Ouest. On voit alors se lever un mouvement de réaction radicale qui se propose de balayer comme autant de structures artificielles et non allemandes, les utopies libérales démocratiques, communistes ou chrétiennes. La critique néo-conservatrice fustigeait le rationalisme desséchant, l’univers du libéralisme, elle rejetait le nivellement des cultures de la prétendue civilisation pour affirmer les différences irréductibles entre les cultures nationales. Et ici, je suis bien obligée d’ouvrir une parenthèse encore, pour critiquer la malencontreuse nouvelle traduction de Malaise dans la civilisation en Malaise de la culture. Car Freud, contre Spengler et le Déclin de l’Occident, et contre le courant principal de la philosophie romantique allemande a énergiquement refusé de distinguer entre les sens de culture et de civilisation (Kultur und Zivilisation). Il définit en effet la culture comme civilisation et rien d’autre : « la somme des actions et des institutions par lesquelles notre vie s’éloigne de nos ancêtres les animaux et qui servent deux finalités : la protection de l’homme contre la nature et les réglementations des hommes entre eux (Malaise dans la civilisation). Cette conception est tout à fait celle propre à la notion de civilisation du XVIIIe siècle que l’on trouve chez un Guizot en France au XIXe siècle, et elle s’oppose à la définition de la culture (Kultur) comme communauté organique de valeurs spécifiques propres à un peuple. Freud pense la culture à l’échelle de l’humanité, c’est-à-dire qu’il pense la culture comme civilisation. *
Le refus de la renonciation au bonheur
La Révolution conservatrice est donc une attaque en règle contre l’utopie judéo-chrétienne et les droits de l’homme, contre l’égalité de principe de tous les hommes entre eux, contre la paix entre les peuples. Tous idéaux que Nietzsche a combattus comme l’idéal du dernier homme et la morale du troupeau. La conception du monde de la Révolution conservatrice se réclame de l’idéalisme, mais d’un idéalisme particulier qui oppose le cœur à l’âme, l’esprit à la raison, la volonté à l’entendement. L’histoire est le fait d’actes héroïques de grands hommes, elle ne connaît pas de progrès mais des cycles, des montées et des chutes. Spengler propose de reconstituer la société à partir de communautés nationales structurées et hiérarchisées encore et menées par des chefs. Avec Carl Schmitt, la Révolution Conservatrice critique radicalement l’Etat de droit, le parlementarisme, les droits de l’homme, elle prône une réhabilitation du sens tragique de l’existence, une nouvelle attitude collective dont l’objectif n’est pas le bonheur des individus mais la réalisation de la puissance et de la culture par l’instauration de l’ordre communautaire et organique. Sa plus grande réussite de masse fut le NSDAP, le Parti National Socialiste Allemand des travailleurs, lui-même appuyé sur le mouvement volkisch populiste.
Or, quel est le point sur lequel Freud diverge le plus de la culture romantique et de l’orientation de la Révolution conservatrice ? C’est, sans doute, le refus de la renonciation au bonheur. Kant avait affirmé que le bonheur n’est pas une idée de la raison et le Romantisme politique allemand se dresse comme une machine de destruction de la recherche du bonheur au profit de la recherche de l’absolu et de la volonté de puissance. Le peuple contre l’individu, le surhomme contre l’homme, la puissance au lieu du plaisir. Mais Freud écrit : « le programme que nous impose le principe de plaisir, devenir heureux, ne peut être accompli pourtant, il n’est pas permis, il n’est pas possible d’abandonner nos efforts pour le rapprocher d’une façon ou d’une autre de son accomplissement » (Malaise dans la civilisation, page 26). L’une des raisons qu’il allègue de son refus définitif de l’illusion de la religion est que précisément, elle empêche ce libre choix qui préside à la recherche du bonheur en rabaissant la valeur de la vie et en intimidant l’intelligence. Si Freud s’écarte ici de ses contemporains, c’est qu’il se livre à une critique féroce de Nietzsche et de toute la Révolution conservatrice de retour à la barbarie prôné comme une voie possible de développement.
Et puis, encore un autre point clef, Freud critique de front, la liberté. Le libre arbitre, l’identification de la pensée et de la liberté, c’est-à-dire avec la volonté, est le critère de division le plus sûr qui sépare la pensée lucide de la Renaissance développée à l’Age classique dans le droit politique de Hobbes, de Spinoza et de Locke, avec la tradition romantique. Je cite Freud : « la liberté individuelle n’est pas un bien de la civilisation. C’est avant toute civilisation qu’elle était la plus grande, mais le plus souvent sans valeur propre, l’individu était à peine en état de se défendre (Malaise dans la civilisation, page 39). Nous ne sommes pas jetés dans monde, nous ne sommes pas voués à la liberté. Certes, la liberté est originaire, mais elle est un mauvais coup contre la civilisation. « Une bonne part de la lutte de l’humanité » écrit Freud, « a pour fin de trouver un équilibre qui ajuste les besoins individuels et collectifs ». En d’autres termes, il est commandé à l’homme de maîtriser ses pulsions et c’est ce processus de sublimation des pulsions qui est au principe de la civilisation. Je cite encore Freud : « la sublimation est en général un destin des pulsions que la culture obtient par contrainte ». C’est du Hobbes. La loi naturelle découverte par la raison de ne pas attenter à la vie, n’est pas une liberté mais une obligation (Leviathan chapitre XIV). Or, c’est justement parce que la civilisation porte atteinte à la liberté qu’elle oblige au refoulement des pulsions et peut être refusée, qu’elle est fragile. La volonté de puissance ou la pulsion de mort, Freud l’a découverte tardivement : « j’ai adopté le point de vue selon lequel le penchant d’agression est une prédisposition pulsionnelle originelle et autonome de l’homme, je reviens à l’idée que la culture trouve en elle son obstacle le plus profond ». Homo homini lupus, c’est encore du Hobbes et c’est la phrase même que cite Freud. Il ne retrouve pas Nietzsche, il revient à Hobbes, à la loi naturelle, au programme de civilisation qui s’oppose à la force, Freud dirait, à la pulsion d’agression naturelle des hommes même si le sens du processus est inverse dans le droit politique classique de Hobbes.
Enfin, l’amour…Last but not least, foi et Amour pour paraphraser Novalis. Là encore, Freud est antiromantique. Il revient à la critique de l’amour développé par Hegel appuyé sur Rousseau ; le Rousseau de l’Emile. La tripartition que l’on trouve en effet dans Les Principes de la philosophie du droit selon laquelle il existe une sphère de la famille, une sphère de la société civile, une sphère de l’Etat, a comme origine les trois attributs trifonctionnels d’Emile, à la fois père, travailleur et citoyen. Contre Haller et Novalis, Hegel avait soutenu que la sphère de la famille dominée par la moralité est certes articulée par le sentiment et l’amour, mais que celle-ci est parfaitement distincte, voire incompatible avec l’éthique de la société civile fondée sur les intérêts privés, et plus encore avec l’éthique de l’Etat, fondée sur l’esprit du peuple. Freud lui aussi, le montre par ailleurs Marielle David, limite le champ de l’amour : « l’homme de la culture a fait l’échange d’une part de possibilité de bonheur contre une part de sécurité. N’oublions pas toute fois que dans la famille originaire, seul, le chef suprême bénéficiait de cette liberté pulsionnelle ; les autres vivaient en esclaves dans l’oppression ».
La culture peut casser comme du verre
Et delà, la conscience morale, sa genèse, sa généalogie. On remarquera qu’elle n’est pas non plus celle de l’Antéchrist et de la Généalogie de la morale, qu’elle n’est pas « par-delà le bien et le mal ». C’est plutôt l’inverse. Car si Hegel disait qu’on ne peut pas sauter par-dessus son époque, Freud a ajouté que le sentiment de culpabilité qui peut être terrifiant et destructeur est par ailleurs inévitable : « Nous appréhendons enfin deux choses en pleine lumière, la peur de l’amour dans l’apparition de la conscience morale et l’inévitabilité fatale du sentiment de culpabilité. Qu’on ait mis à mort le père ou que l’on se soit abstenu de l’acte, ce n’est pas décisif...car le sentiment de culpabilité est l’expression du conflit d’ambivalence, du combat éternel entre Eros et la pulsion de destruction demeure... » et il ajoute : « Le conflit est attisé dès que la tâche de vivre en commun est assignée aux hommes ». La civilisation n’est pas la victoire des faibles sur les forts, du ressentiment sur la volonté de puissance mais l’empreinte, la trace de la finitude dans la vie humaine. Il s’agit certes, d’une correction de l’optimisme béat des Lumières - mais on oublie que les Lumières aussi, avaient déjà découvert la bête dans l’homme - mais non d’une renonciation à la civilisation. Le diagnostic posé est seulement celui de sa fragilité et de son incertitude : la culture peut casser comme du verre.
On ne se débrouillera pas de cette étrangeté de la philosophie freudienne et de son extranéité à la sainte famille, Kant, Hegel, Nietzsche, en faisant de Freud une sorte d’Henri Mondor germanique, un médecin cultivé dont il faudrait élaborer la philosophie absente. Constat immédiatement suivi d’offres de service, remplacer la philosophie absente de Freud par la philosophie présente, entendez la philosophie la plus en vogue, et hier, on nous suggérait un Freud hégélien alors qu’aujourd’hui, on nous propose un Freud heideggérien. Mais non, réduire la philosophie freudienne à la philosophie spontanée des savants dénoncée par Althusser, c’est oublier à la fois l’excellence de sa formation au gymnasium, une formation centrée sur la philosophie kantienne, et la profondeur de son soupçon à l’égard de la philosophie allemande de son temps, qu’il connaissait parfaitement. Le choix philosophique de Freud l’insère sans ambages et sans ambiguïté dans une autre philosophie de la vie et de la pensée humaine, dans une conception radicale, même si elle a été vaincue.
Certains, comme Carl Schorske,, interprétant à son tour les rêves de Freud dans l’évocation de Garibaldi destructeur de Rome ou de Kossuth, chef de la révolution hongroise, ont vu la sublimation du projet politique raté du libéralisme viennois. Sans doute, politiquement, Freud venait-il de là. Mais la généalogie intellectuelle dans laquelle il s’inscrit refuse à chacun de ces emplacements, les solutions que le Romantisme avait indiquées et qui ont fait le sonderweg, la voie particulière allemande. Ici encore, utilisons la voie freudienne où Freud parle de bifurcations mal prises, qu’il faut remonter pour retrouver le lieu du fourvoiement, métaphore rigoureusement inverse à celle de Descartes qui estimait qu’il ne faut jamais rebrousser chemin, mais toujours et toujours avancer dans une forêt où l’on s’est égaré. Utilisons donc cette métaphore du retour, cette voie freudienne où la thérapie décrite comme anamnèse et suivons Freud. Au carrefour emprunté par le Romantisme de la destruction de la raison, selon le mot juste de Georg Lukacs, Freud préfère la philosophie qui conserve sa foi dans la science. Au carrefour des Lumières, qui donnera aussi le rationalisme positiviste grêle et desséché de l’entendement, qu’on retrouve chez Kelsen et Carnap et qui sera vaincu sans difficulté par la Révolution conservatrice européenne, il préfère le XVIIe siècle, l’Age classique enraciné dans la Renaissance, une philosophie de l’homme qui est un traité du monde et une connaissance de la nature, le Deus sive natura de Spinoza, la raison classique qui n’a pas rompu avec le sens des Ecritures et sait les déchiffrer et qui voit dans l’affirmation de l’humanité, l’énoncé d’un droit naturel qui est autre chose que la seule positivité de l’affirmation de la volonté. Et enfin, au carrefour du XVIIe siècle, qui a rejeté l’immense élan kabbaliste de la Renaissance, la lumière des Rose-Croix, pour paraphraser France Yates, il choisit aussi le retour à la mystique européenne qui unifiait aussi bien le Parti des Politiques du Grand Dessein d’Henri IV, que la doctrine qui inscrit les passions humaines dans une théorie de l’univers. Par quoi, il ne voudra jamais rompre le lien entre la psychanalyse, la biologie et la physique. De ce retour à la Prisca sapientia, à la quête d’Isis, retour aux antiquités hébraïques, grecques, égyptiennes, chacun connaît les traces émouvantes conservées dans son appartement viennois et la projection époustouflante de ses réflexions dans l’histoire de notre civilisation.
Aussi bien, devant Freud la philosophie doit pratiquer l’humilité et le retour. Freud, homme des Lumières, de l’Age classique, de la Renaissance, il a été tout cela et l’ensemble de ses adhésions, des voies qu’il a empruntées, sont autant de prises de parti contre les sombres temps dont il avait deviné les possibilités destructrices et dont la psychanalyse s’était voulue, de façon pathétique, comme les digues du Zuiderzee, l’humain, très humain rempart contre la submersion. Nous en sommes toujours là.
Car tout ceci, tout cet environnement culturel, nous avons beaucoup de difficultés à le retrouver. Nous aussi, nous sommes coupés de nos origines et de la filiation européenne de Freud. Nous croyons vivre aujourd’hui dans un environnement intellectuel caractérisé par le triomphe de la démocratie et de l’Etat de droit et nous en sommes bien loin. D’autres astres obscurs continuent de dominer notre langage, notre culture. La philosophie romantique allemande, de Johann Gottlieb Fichte jusqu'à celle de Martin Heidegger est un ennemi résolu, sournois et subtil de la filiation freudienne. La génération qui nous a précédée, a redécouvert Freud avec suffisamment d’ambiguïté pour nous laisser désemparés, car elle n’a pas retrouvé sa véritable filiation européenne, elle a articulé le freudisme sur une philosophie à laquelle il était résolument hostile. Peut-être n’avait-elle pas le moyen de faire autrement. Mais nous ?
Blandine Kriegel
9 novembre 2000
La République (1994)
La république n'est pas née d'aujourd'hui mais d'hier l'idée républicaine ne date pas de la révolution de 1789, de la proclamation de 1792, ni même de la IIe République de 1848 ou de la IIIe de 1874. L'idée républicaine moderne fait sa réapparition à la Renaissance à travers les œuvres de Machiavel, Discours sur la première Décade de Tite-Live (1513) et de Jean Bodin, Les Six Livres de la République (1576) et elle se développe sur le plan doctrinal et historique selon un long parcours sous l'Ancien Régime. Parcours doctrinal : toutes les philosophies politiques modernes, celle de Bodin, celle de Spinoza, celle de Hobbes, celle de Locke, celle de Rousseau, sont républicaines. Quelle est l'origine de l'idée républicaine? Elle se trouve en vérité dans les textes d'Aristote, de Cicéron, de Tite-Live, de Salluste et de Tacite, tels qu'ils ont été retrouvés à la Renaissance. L'idée républicaine se trouve d'abord et avant tout chez Aristote. C'est donc du grand maître qu'il faut partir pour en dégager l'essence même.
Revenons donc à la définition de Politique, I, 2. : La république est la société qui a pour objet le bien-vivre (eu zen), Politique 1, 8. Non pas vivre, dit Aristote, mais bien-vivre. Dans Politique, 1, 7, Aristote distingue en effet l'autorité du maître, en grec, despotes, et l'autorité de l'homme d'État, en grec, politikos; despotique et politique s'opposent comme l'autorité qui s'exerce sur les esclaves (douloi) et l'autorité qui s'exerce sur les hommes libres (eleutheroi). Dans Politique I, 6, 2, Aristote explique par ailleurs que tout gouvernement domestique s'exerce comme une maîtrise tandis que tout gouvernement politique s'exerce sur des hommes libres et égaux (eleutheroi kai isoi). Dans Politique 1, 12, 1, pour distinguer l'autorité du mari sur la femme et du père sur les enfants, Aristote dit que l'une est politique, l'autorité du mari sur la femme (politikos) républicaine, tandis que l'autre qui concerne l'autorité du père sur les enfants est monarchique (basilikos). Il dit encore qu'une république est une communauté (koïnonia), qu'elle n'est pas un ethnos. Chacun sait que la préférence d'Aristote ira au régime mixte. Dans Politique II, 18, il écrit, en effet : « mieux vaut donc l'opinion de ceux qui préfèrent la constitution mixte car la constitution composée d'un plus grand nombre d'éléments est la meilleure »; à condition de ne pas faire à propos de ce choix un contresens, car Aristote ne dit pas que la république doit être une aristocratie mais, au contraire, dans Politique V, 16, 1, il précise que le gouvernement des classes moyennes est plus proche de la démocratie que de l'oligarchie et, c'est précisément pourquoi c'est la plus stable des formes de constitution. Le meilleur gouvernement, à son sens, est un mélange d'oligarchie et de démocratie (Politique V, 7).
Soulignons d'abord l'extraordinaire audace et la radicalité du grand penseur de l'Antiquité. Selon lui, il n'existe que deux types et deux types seulement de société; les sociétés despotiques — nous dirions impériales — et les sociétés républicaines. Les sociétés despotiques sont les sociétés qui sont organisées en vue de l'intérêt privé, de l'intérêt de quelques-uns, les sociétés républicaines sont les sociétés qui sont organisées en vue de l'intérêt général, du bien commun. C'est cette radicalité qui frappera les penseurs de la Renaissance et dont ils se voudront les héritiers. Après avoir défini la république comme l'objet de la société civile (politeïa qui deviendra chez les Romains la res republica, chose publique, l'intérêt commun ou l'intérêt général et après avoir posé la question de la nature de la société politique) la philosophie politique n'est pas épuisée: reste à définir le gouvernement qui va exercer l'intérêt commun et défendre l'intérêt général. Reste également à définir le titulaire des magistratures. S'il s'agit d'un seul, c'est une monarchie, s'il s'agit de plusieurs c'est une aristocratie, s'il s'agit du plus grand nombre, c'est une démocratie. J'en viens à la très intéressante tautologie formulée par Aristote dans Politique III, 7. Remarquons que, contrairement à une idée reçue, Aristote définit comme républicain tout gouvernement — fût-il monarchique ou aristocratique - qui a pour objet le bien commun et l'intérêt général. La monarchie peut être une politeïa, l'aristocratie peut être une politeïa, la démocratie peut être une politeïa dès lors que chacun de ces gouvernements a en vue, non pas l'intérêt d'un seul, de quelques-uns ou des plus nombreux, mais l'intérêt commun. Mais lorsque Aristote définit par le même nom l'objet de la vie civile, la république et le sujet du gouvernement, « La république qui a pour gouvernement le grand nombre est républicaine », Politique III, 7, que veut-il dire, que signifie-t-il sans l'énoncer tout à fait? Tout simplement que le bien commun, que la chose publique sont mieux assurés ou atteints plus facilement lorsque le titulaire du gouvernement n'est pas un seul, le monarque, ni le petit nombre des meilleurs, les aristocrates, mais, sinon le grand nombre, du moins un nombre satisfaisant d'individus, le peuple. Bien qu'Aristote ait considéré ailleurs que la démocratie pouvait constituer une perversion de la république lorsque la démocratie est le pouvoir des plus pauvres et du plus grand nombre et que celui-ci ne s'intéresse qu'aux défavorisés, ici, dans Politique III, 7, Aristote énonce, à demi, que tout gouvernement légitime de la république est démocratique parce que le peuple est mieux à même d'instituer la république, c'est-à-dire d'instituer l'intérêt général, le bien commun que les aristocrates ou le monarque. Mais dans son refus de ne pas intituler démocratique le gouvernement du plus grand nombre et de lui préférer le terme de républicain (ou « politie » comme le traduisent certains) par méfiance vis-à-vis de la démocratie pure, le meilleur gouvernement d'une république est, à son avis, le gouvernement du grand nombre additionné des élites nécessaires, autrement dit un gouvernement mixte. Les deux définitions de république et démocratie diffèrent donc sensiblement. La démocratie, le pouvoir du peuple désigne le titulaire de l'exercice du pouvoir. Sa destination répond à la question Qui? Qui exerce le pouvoir? La république (la chose publique) définit l'objet même de la société politique, le bien commun. Sa définition répond à la question Quoi? Malgré la spécificité des deux concepts, on ne peut donc pousser jusqu'au bout leur opposition. Parce qu'ils ne sont pas exactement semblables, parce qu'ils ne décrivent pas la même réalité, parce qu'ils ne sont pas sur le même plan. La définition de la république civile, la société qui a pour fin l'intérêt général et où l'autorité s'exerce par des lois sur des hommes libres, trouve son contraire dans la définition du despotisme, société qui a en vue l'intérêt privé et où l'autorité s'exerce par la force sur des esclaves. Mais cette définition n'est pas saturée car elle ne dit encore rien du choix du gouvernement de la république. Nécessaire, la république n'est pas suffisante. Ou encore, elle n'est pas intransitive car une république peut souffrir des gouvernements différents. Reste donc à déterminer le gouvernement le plus apte à instituer la république. Tel est à mon sens l'une des leçons que l'on peut tirer de la lecture du texte d'Aristote. Les définitions ultérieures de la République, et en particulier celles qui se sont développées dans les temps modernes, renoueront avec la définition d'Aristote. C'est dans la mesure où il retrouve cette conception aristotélicienne (tout gouvernement légitime est une république) que Jean Bodin, par exemple, qui est par ailleurs un critique d'Aristote, s'inscrit dans son héritage et intitule en 1576, sous la monarchie d'Henri III, son ouvrage, Les Six Livres de la République. Pourtant, l'avènement de la république moderne ne s'inscrit pas tout à fait dans le prolongement de la politeïa ou de la république antique, mais dans le contexte du développement politique chrétien occidental de la formation des États de droit. Certes, la Renaissance qui préside au développement politique républicain de l'Europe de l'Ouest, dans les cités-États italiennes et dans les monarchies extrême-occidentales (la France, l'Angleterre, la Hollande, bientôt la république de Hollande) se caractérise-t-elle par un retour à la tradition antique à travers la redécouverte des humanités gréco-latines et précisément de la Politique d'Aristote et de la République de Cicéron. Les penseurs italiens, avant les Français et les Anglais, reprennent la réflexion qui avait été laissée en suspens par Thucydide, Tite-Live, Tacite, Polybe et renouent précisément avec cette interrogation : « Qu'est-ce qui a précipité et causé la chute de la démocratie athénienne, le déclin de la république romaine, à quels vices internes, à quels périls externes ont-elles succombé ? »
Le retour aux Anciens, par-dessus le Moyen Age, témoigne de la volonté de comprendre la longue durée du développement politique occidental comme si les Grecs et les Romains avaient esquissé une aventure qui se redéployait dans les temps modernes. Les Modernes se séparent néanmoins des Anciens par une différence notable qui se traduit par un retour aux Écritures, aux Antiquités bibliques, retour inscrit dans la civilisation chrétienne. On se leurre toutefois quand on assimile l'élan du Quattrocento et de la Renaissance européenne à une pure et simple exaltation de l'Antiquité, car les philologues, en particulier les juristes philologues anglais et français, dressent aussi un acte d'accusation en règle de l'Antiquité païenne. Dans le développement politique occident, dans le mouvement de retour à la res publica aristotélicienne et romaine, une division sépare, en effet, les légistes impérialistes et curialistes, des légistes anglais et français. Les premiers ont œuvré pour la réception du droit romain, les seconds ont combattu pour sa relégation. Glanville, Bracton, en Angleterre à la fin du Moyen Age, Dumoulin, Coquille, Bodin, Hotman en France rejettent pareillement le mos italicus auquel ils veulent substituer le mos gallicus. Ils combattent le droit romain parce qu'il est issu d'une civilisation païenne qui a justifié l'esclavage, laquelle a établi une différence d'essence entre le citoyen et l'esclave. Ils se démarquent d'une civilisation qui n'a pas reconnu les droits de l'homme.
Une telle tension entre le retour à une conception ancienne de la république, gouvernement de l'intérêt général, et le développement d'une doctrine nouvelle, la puissance de l'État qui garantit les droits de l'individu, pour autant que le pouvoir absolument séparé de la société s'individualise précisément par rapport à la société civile et à la propriété, est particulièrement sensible dans l'œuvre du doctrinaire de la pierre d'angle de l'État moderne, la souveraineté, Jean Bodin, déjà nommé. La tension qui préside ainsi à la revisitation de la doctrine de la politeïa est alors ambivalente : car d'un côté, elle est incontestablement nourrie par une inspiration démocratique. Il s'agit d'établir les droits imprescriptibles et fondamentaux des « francs-sujets » comme dit Bodin, et au premier rang desquels, « la sûreté du corps propre et la propriété des biens au sujet » et d'éradiquer définitivement en instaurant dans le rapport politique de souveraineté, le jus vitae necisque qui appartenait à l'Imperator, mais de l'autre côté, il est question d'édifier une puissance publique susceptible d'unifier la société (plusieurs ménages dans un espace pacifié, capables de se défendre contre les ennemis extérieurs et les déchirures intérieures). Pour ce faire, transcendante, impérieuse, ayant monopolisé entre ses mains la violence légitime du droit de glaive. A la suite de Bodin, et dans la même perspective que la sienne, des philosophes politiques comme Hobbes, Spinoza, Locke, Grotius, Pufendorf, réfléchissent à partir de l'organisation politique de l'Empire, et ce, à l'échelle de l'humanité, et élaborent ce que l'on pourrait appeler, en paraphrasant Kant, des Idées pour une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. C'est moins le régime politique (monarchie, aristocratie, république) qui les intéresse, que les principes universels sur lesquels sont fondés les liens civils. Ces principes que nous appelons les principes de l'État de droit. Eux aussi butent alors sur la définition aristotélicienne (toute société légitime est une république dès lors qu'elle a en vue le bien commun). De ce point de vue, une monarchie, une aristocratie peuvent instituer des républiques. Mais sont-elles suffisamment républicaines? La république est-elle suffisante? Ne doit-elle pas être instaurée dans le cadre d'une démocratie? C'est à ce point, aux XVIIe et XVIIIe siècles, bientôt à l'heure des révolutions, que surgit avec fracas la question du gouvernement démocratique d'un régime républicain.
Blandine Kriegel, Propos sur la démocratie, Paris, Descartes & Cie, 1994, pp.15-21.
La Démocratie (1994)
La démocratie est morte plusieurs fois. A Athènes, au cours dé la guerre du Péloponnèse, comme Thucydide nous en a fait la chronique nécrologique, en Italie avec la disparition des républiques en voie de démocratisation de la Renaissance, en Europe centrale avec la défaite de la république de Weimar par la victoire du nazisme, l'effondrement sous le choc de l'invasion des républiques d'Europe de l'Est et de la République française au xx° siècle. Aujourd'hui ne triomphe-t-elle pas? Assurément, mais remarquons combien sa victoire est paradoxale. Il y a deux mille ans, la démocratie occupait à peine neuf cités, Athènes, Segeste, Milet, Samos, Corcyre, Argos, Tégée, Thourioi, Syracuse. Il y a cinquante ans, elle comptait difficilement dix nations, les Etats-Unis, l'Angleterre, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, le Chili, l'Argentine, l'Uruguay, la Suisse, la Suède, la Finlande. En cette fin du xx` siècle, elle s'étale sur plusieurs continents après avoir triomphé en Amérique du Nord, en Europe du Nord et de l'Ouest, elle s'est installée en Europe de l'Est, sans presque aucun combat, pratiquement sans violence, sans même d'alliance avec les forces du passé, elle a gagné en Afrique avec la fin de l'apartheid en Afrique du Sud et la proclamation du pluralisme par une dizaine d'États, elle s'est étendue à l'ensemble de l'Amérique latine, moins Cuba. Après le Japon, elle a atteint l'Asie (Corée du Sud, Philippines, Thaïlande) elle dirigera peut-être bientôt la Chine. La démocratie apparaît si fortement comme le seul modèle politique que certains ont pu diagnostiquer, par extinction des conflits, l'aboutissement de la dialectique et la fin de l'Histoire. Sans doute existe-t-il avec l'islamisme fondamentaliste un point de résistance mais surtout, et tel est donc le paradoxe, la démocratie a l'arrivée mélancolique, la réussite désenchantée, le succès désappointé. En un mot, comme en cent, le triomphe modeste. Sans tambours ni trompettes, sans fifres ni fifrelins, sans passion ni exaltation, sans l'ivresse idéologique, le délire verbal qui avaient accompagné les révolutions de 1789 et de 1917. Elle semble avoir perdu en intensité ce qu'elle avait gagné en extension et, au moment même où elle paraît avoir définitivement gagné, ses ennemis traditionnels se réveillent. Citons dans le désordre, le retour des partis néofascistes qui tendent à recueillir plus de 10% des suffrages électoraux en France, en Autriche et en Italie, le retour des nationalismes belligènes dont nous connaissons, par l'histoire du XIXe siècle, le caractère ambivalent à l'égard de la démocratie.
Pour rendre compte de cette fragilité de la démocratie, plusieurs diagnostics ont été posés.
Commençons par le premier qui est le plus communément reçu. Il s'agit de l'antinomie déclarée entre la république et la démocratie qui fait de la démocratie une menace contre la république.
La formulation la plus claire d'une telle explication a été proposée par Régis Debray. J'ai montré ailleurs que l'opposition pèche, d'abord et avant tout, sur le plan de la philosophie politique. Résumons donc notre critique de l'interprétation moderniste de la crise de la démocratie : la démocratie n'entraîne pas nécessairement la ruine de la république dans la mesure où elle peut être associée à la république. Il n'y a aucune antinomie entre la république et la démocratie parce que la démocratie ne désigne qu'un gouvernement (le gouvernement du peuple), un régime politique, une manière d'exercer le pouvoir (le pouvoir du grand nombre) ou de gérer la décision politique tandis que la république définit l'objet même de la cité, le bien commun, l'intérêt général et détermine la légitimité qui repose sur l'organisation régie par les lois, comme l'a montré Aristote.
La critiqué traditionaliste renoue en effet avec l’interrogation des penseurs de l'Antiquité, contemporains de la faillite de la démocratie grecque ou de la chute de la république romaine pour relever la massification et l'arrivée des barbares ; la perte de la vertu civique et les maladies de l'individualisme, de l'absorption en soi et du souci de soi, les maladies du narcissisme qui ont frappé le monde antique à son déclin et qu'ont si bien décrites H.I. Marrou et Michel Foucault. On observera avec amertume le désenchantement, la mélancolie démocratique. Qui pourrait nier, en la transposant dans notre actualité la plus immédiate, la vérité concrète des maux autrefois dénoncés par Aristophane, Tacite, ou Polybe, incriminant la décomposition des mœurs à laquelle conduisent la société de masse et la foule solitaire, qu'elle prenne le visage de l'entrée en force de la plèbe dans la conduite des affaires publiques ou de l'arrivée de péregrins qui importent des mœurs éloignées des idéaux de la cité. Décomposition des mœurs qui entraîne, selon la description de Caton d'Utique (que nous ne connaissons que par fragments), la perte du sens de la communauté et de l'intérêt général ? La transposition de la critique antique à la fin de la démocratie, on la trouve reformulée dans des ouvrages récents, tels L’Ame désarmée d'Alan Bloom ou L’Etat culturel de Marc Fumaroli. Elle est sans doute particulièrement sensible pour les chercheurs et écrivains, atteints dans la fin de la suprématie du livre, par l'hégémonie de l'image et de la parole, le succès des nouveaux médias liés à l'actualité politique, la révolution pédagogique, la promotion de nouvelles disciplines, baptisées savoirs quand il ne s'agit au mieux que des tâtonnements de la recherche ou des techniques d'application, font partie de notre décor quotidien. Sans compter la liquidation par des ministères récents, des bases fondamentales de la culture, les humanités, l'histoire chronologique et politique, la philosophie au profit de la psychosociologie, « les sciences de l'éducation » ou de la communication, sans oublier la soumission des responsables de la culture à toutes les démagogies du scoop et de l'action à grand spectacle. A la massification culturelle, à la décomposition des mœurs fondée sur la perte du sentiment général, il faut ajouter la dissolution du sentiment de la communauté homogène que certains imputent à l'arrivée d'une masse d'immigrants. La tendance est alors d'hypostasier, d'essentialiser ces problèmes de la démocratie en en faisant des attributs indissociables de sa substance. On argue ainsi de deux causes essentielles. La perte de l'excellence, excellence culturelle, excellence morale, et la perte de l'identité auraient partie liée soit avec le principe fondateur de la démocratie : le principe d'égalité, ou avec le principe dissolvant de la modernité, la négation de la finitude de l'individualité humaine.
« Tous les citoyens étant égaux à ses yeux [aux yeux de la loi] sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics selon leurs capacités et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents »
On peut rejeter cette critique à la condition d'introduire une séparation entre l'égalité et l'égalitarisme. L'égalité en droit stipulée par tout gouvernement démocratique ne suppose pas la disparition de la représentation, surtout dans une démocratie au territoire étendu, pas davantage que la place donnée au mérite ou aux performances des élites. Tout le monde ne peut décider au même moment. Là encore, les distinctions proposées par Aristote peuvent être retenues. L'égalité nécessaire à la république est, explique-t-il, de deux ordres : l'égalité quantitative et l'égalité qualitative ou encore l'égalité de nombre et l'égalité de mérite, ce qu'il appelle aussi l'égalité proportionnelle et l'égalité numérique.
« L'égalité est de deux espèces : l'égalité en nombre et l'égalité selon le mérite; j'entends par égalité en nombre l'identité et l'égalité en quantité et grandeur et par égalité selon le mérite, l'égalité de proportion... Le désaccord vient de ce que, comme on l'a dit auparavant, les uns s'ils sont égaux sur quelques points croient être totalement égaux; les autres s'ils sont inégaux sur quelques points prétendent une égalité en tout » (Politique, V).
Aristote souligne que la justice dans une société républicaine suppose bien entendu l'isonomie, c'est-à-dire l'égalité de tous devant la loi. Mais cette isonomie ne doit pas s'opposer à ce que la décision politique, en l'espèce les magistratures, soit prise par des gens compétents, éclairés, à l'abri des passions oligarchiques ou démagogiques. Partisan de l'élitisme républicain, de la décision politique prise selon le mérite, selon les performances, Aristote défend la nécessité d'une égalité proportionnelle et surtout la combinaison des deux. L'existence de démocraties pourvues d'un territoire étendu suppose la délégation et la représentation politique implique nécessairement la transmission à des responsables élus, ou désignés pour leur expertise, d'une partie de la décision politique. La différence entre la démocratie ou les autres régimes politiques n'est pas que la démocratie refuse l'existence des élites mais qu'elle ne les désigne pas, qu'elle ne les qualifie pas de la même façon. Le principe de nomination des élites dans la démocratie ne repose ni sur l'hérédité comme dans le cas de la monarchie, ni sur le rang, la dignitas, comme dans le cas de l'aristocratie mais seulement sur la vertu qu'il faut entendre au sens classique et que nous appelons le talent. En démocratie, le principe légitime de désignation des élites en réfère toujours l'attribution en dernière instance au peuple et celles-ci ne sont désignées que transitoirement, en un temps et pour un certain temps.
Mais, c'est à ce point que surgit une mise en accusation, à mon sens autrement plus grave pour l'ontologie de la démocratie, à savoir la négation de la finitude humaine. En faisant de chaque individu le fils de ses oeuvres, en proclamant qu'elles rétribuent les individus, non selon leur naissance, leur rang, mais selon leur mérite et leur performance, les démocraties donnent à l'individu l'avantage sur la famille, privilégient l'existence singulière par rapport au lignage, pensent à la vie éphémère plutôt qu'à la filiation et à la tradition, bref font un sort exalté, sinon exaltant, à l'individu. Rien n'y compte davantage que les œuvres. La philosophie politique de la démocratie est une philosophie de l'immanence. La décomposition des moeurs, la perte du sens collectif, l'abaissement des critères d'excellence ne s'ensuivraient-ils pas nécessairement? La philosophie démocratique de l'immanence et de la négation de la finitude ne conduit-elle pas immanquablement à la fin de la démocratie?
On rencontre ici nécessairement l'objection de Heidegger. Pour Heidegger, la finitude, c'est-à-dire le caractère fini et limité de l'expérience humaine, est l'expression de la déréliction (geworfenheit) qui permet, dès lors qu'on mène une approche phénoménologique des contenus de pensées qui y sont enfermés, d'arriver à la définition de l'être comme « être pour la mort ». L'expérience de la finitude est l'expérience constitutive de l'intuition métaphysique. La finitude introduit l'homme à la métaphysique, c'est-à-dire à la tragédie, elle le conduit à la poïétique, à l'activité de dévoilement. Une telle métaphysique s'oppose, terme à terme, à la technè, à la volonté prométhéenne de transformer le monde, à l'approche ontique dans laquelle l'étant est séparé de l'être. La finitude est l'expérience fondamentale qui conduit au souci ontologique, lequel s'oppose au monde de la technique, comme un monde authentique se heurte à un univers factice. L'expérience de la finitude est ce qui détruit de l'intérieur la prétention nihiliste fondée sur la technique, de la société démocratique et, au-delà, de toutes les sociétés modernes qui constituent l'homme comme un mauvais infini. Cette leçon heideggérienne, leçon de transcendance, leçon ontologique, est le plus puissant levain de toutes les critiques adressées à la démocratie et d'une manière générale à la modernité. En exaltant le droit au bonheur des individus, en les enfermant dans leur existence singulière, dans leurs œuvres, comme s'il s'agissait du seul infini, les démocraties oublieraient davantage que la dimension de l'humanité qui surplombe la dimension individuelle, la dimension collective qui est supérieure à la dimension singulière, la dimension historique qui se surajoute à la dimension spatiale, elles oublieraient l'Etre.
C'est bien entendu l'effet de vérité contenu dans la phénoménologie heideggérienne avec ce que nous pouvons observer aujourd'hui de l'abandon de la suite des générations (solitude des vieillards et des enfants), la destruction des communautés, organiques, familiales et nationales qui donne à la philosophie heideggérienne sa puissance d'irradiation dans la critique de la démocratie.
On ne peut, à mon sens, d'autant moins la contourner ou l'éviter que, au problème posé par Heidegger, une solution a déjà été antérieurement proposée, je veux parler de la définition spinoziste de la finité. A l'interprétation heideggérienne du concept de finitude, on peut opposer l'explicitation spinoziste de la finité. Le caractère fini de l'expérience humaine n'est nullement un enfer, mais la condition même de la félicité car elle est la compréhension même par le mode fini de la substance, de son essence finie. Spinoza, qui définit l'homme comme un mode fini, appartenant à la nature naturée et non à la nature naturante, refuse par conséquence une divinisation de l'existence humaine et à-avoir inscrit cette expérience dans le monde de la modalité. La finitude ne constitue pas une limitation mais, à l'opposé, la possibilité d'une optimisation de l'expérience humaine car toute chose est parfaite en son genre.
Spinoza, au demeurant le premier penseur de la démocratie moderne, fonde sa théorie de la démocratie non sur un égalitarisme outrancier, mais sur la liberté de conscience, non sur une revendication hédoniste, mais sur une réflexion du mode fini de la substance. A la différence de Hobbes, pour Spinoza le pacte social doit être non un pacte de soumission mais d'association et si le régime démocratique peut seul assurer l'établissement de ce pacte, c'est parce que l'individu n'a pas seulement un corps dont il doit protéger la sûreté mais qu'il est aussi une conscience dont il doit assurer la liberté.
L'immanence ne s'oppose pas à l'histoire et à la temporalité, elle fonde plutôt une autre temporalité. Pour mettre en évidence que l'instauration de l'espace politique dans la dimension de la limite humaine n'entraîne pas nécessairement, comme l'ont suggéré Heidegger et Carl Schmitt, et comme le reprennent aujourd'hui tous leurs disciples, la déréliction absolue de la démocratie et, à terme, sa disparition nécessaire. Il faudrait souligner la force de la démocratie, la force de l'État faible par rapport aux États forts (Francis Fukuyama).
La force de la démocratie. On pourrait appliquer à la démocratie ce que Kant (Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique) dit de la république, qu'elle est la plus forte là où on l'aurait cru la plus faible. La démocratie préfère l'immanence de la vie individuelle à la transcendance de la suite des générations, montre moins de souci de la tradition que de l'innovation, s'attache moins au présent qu'au passé, s'entiche plus du neuf que de l'ancien. Elle paraît donc vouée à l'oubli, à l'effacement compulsif. Pourtant, ce sont d'abord et avant tout des régimes démocratiques qui se sont inscrits dans la mémoire historique de l'humanité alors que tant de tribus et de féodalités ont disparu. Comme le souligne Kant, l'histoire c e la Grèce et de la Rome antique est encore notre histoire.
Que n'a-t-elle pas produit? A l'Athènes du Ve siècle nous devons la pensée politique, les mathématiques, l'arithmétique, la géométrie, bientôt dans la période alexandrine, les débuts de la statique avec Archimède; aux Cités-États de la Renaissance, à la Prague déjà république des Lettres de Rodolphe II, la révolution de la mécanique classique; aux républiques en voie de démocratisation de l'Europe et des Etats-Unis, la révolution industrielle et aujourd'hui la troisième révolution scientifique. De là cet étrange paradoxe : le gouvernement du grand nombre, des hommes finis, des hommes sans qualité (Robert Musil, Joyce) a produit des découvertes et construit des bâtiments, réalisé des constructions bien plus formidables que les gouvernements des meilleurs ou des empires féodalisés. Mais ajoutons : lorsqu'ils avaient le temps. Ce n'est pas que la démocratie méprise le temps mais c'est qu'il lui faut du temps.
La démocratie n'est en effet pas une utopie, ce n'est pas un projet totalisant de l'être humain qui instaurerait une société politique parfaite, ce n'est pas un système qui serait capable de trouver les solutions à tous les problèmes, de créer le plein emploi, d'instituer le bonheur, ce n'est qu'un régime de gouvernement qui tolère et quelquefois étale ses démissions. Tel est le désordre de la démocratie eltsinienne qui exhibe des plaies que la dictature cachait. Pour le dire simplement, la démocratie suppose la république qui est son telos, elle est le gouvernement de la république, elle ne suffit pas, à elle seule, à instaurer la république. A l'opposé de ce que dit Francis Fukuyama, c'est précisément parce que nous ne connaissons pas encore la fin de l'histoire, c'est-à-dire le triomphe de la république démocratique à l'échelle universelle et que nous sommes plutôt soumis et affrontés à la résurgence des oppositions à la démocratie, que celle-ci demeure menacée.
Blandine Kriegel, Propos sur la démocratie, Paris, Descartes & Cie, 1994, pp 115-128